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Une leçon d’amour

 

Un froid terrible s’est abattu sur Gotland. La blonde Ester est emmitouflée dans son parka afin de braver la bise coupante qui s’insinue dans ses os frêles. Elle a profité du séminaire sur les « ressorts psychanalytiques de l’œuvre de Bergman », qui se tient, chaque année, depuis la mort du maître, sur son île voisine de Farö, pour rendre visite à son amie Anna Wolf qui vit désormais la majeure partie de l’année sur cette grande île verte, battue par les vents, bien décidée à fuir les miasmes de la civilisation. Contrairement à son frère, Anna Wolf n’a rien à prouver. Adepte du développement personnel, elle a, temporairement, choisi l’introspection, la méditation et le silence comme riposte à un monde tonitruant. Selon l’expression qu’elle affectionne, elle s’écoute. Cette vie d’ermite, pour l’heure, la comble. Ester, en plein maelström intime, ne pouvait qu’être sensible à cette radicalité.

— Je ne sais pas comment tu fais, Anna. J’aimerais tant avoir ton courage.

— Au contraire, pour moi, le courage, c’est de mener cette existence frelatée, de passer ses journées à courir comme un rat de laboratoire, sans se poser une seule question. Prends mon frère…

Ester n’est pas là par hasard. Elle souhaitait en premier lieu échapper à l’emprise de Jarl, qui lui rend désormais la vie impossible. Son rôdeur de mari a, en effet, lâché son boulot de scénariste pour jouer le rôle du détraqué de service dans son propre film noir. Depuis, Ester vit dans une terreur de tous les instants. Malgré la main courante déposée contre lui, il n’a cessé de la suivre, comme une ombre, sans pour autant l’aborder. Il a beau se tenir à distance respectable, elle sent constamment son regard brûlant dans son dos. Il pollue ses moindres instants de répit. Habite ses nuits. Elle ne parvient plus à se concentrer sur son travail, n’osant se confier à son rédacteur en chef, qui s’étonne de voir cette diligente ouvrière succomber à des crises de narcolepsie en pleine conférence de rédaction. Vous devriez vous aérer un peu, Ester, lui conseille-t-il. Vous avez une mine terrible. Il y a ce séminaire la semaine prochaine sur Bergman. Je ne suis pas sûr qu’une exégèse de Cris et Chuchotements vous file la patate mais bon, au moins, vous pourrez prendre l’air. Emmenez Jarl, je crois que c’est un fan de la première heure…

Elle accepte, après avoir confié Max et Harriet à ses parents. Plus que les films du cinéaste (elle en a plus que soupé, des névrosés suédois), elle souhaiterait avoir l’avis d’Anna sur son couple. Anna est une amie d’enfance de Jarl qu’elle connaît sous toutes les coutures, avec ses fulgurances et ses travers.

 

— Je ne suis pas la conseillère conjugale rêvée, Ester. Je n’ai pas eu de rapport sexuel depuis six mois.

— Le bol !

— Je peux juste te dire que Jarl est fou de toi. Tu es la femme de sa vie.

— Alors, à quoi bon s’essayer ailleurs ?

— Peut-être pour s’en convaincre.

Elle lape une gorgée d’infusion à l’hibiscus avant de poursuivre.

— Je pense que tu lui fais peur. Pendant longtemps, tu t’es pliée à ses désirs. Tu étais la femme rêvée pour un homme aussi rigide que lui. Mais, à présent, tu sors du cadre. Tu sais bien qu’il a épousé un archétype…

— Merci !

— Ce n’est pas péjoratif. On n’est jamais libre de ses choix amoureux. On se positionne juste de manière mimétique ou antagoniste par rapport à ses parents…

— Tu devrais m’écrire un article sur les mirages de la passion, je suis sérieuse.

— Mais non ! J’ai juste choisi, à un moment, de me mettre en retrait. Dans mes dernières histoires, j’avais toujours l’impression d’un malentendu. Deux corps étanches, deux esprits antinomiques. Je n’ai plus la force de jouer la comédie…

— Pareil pour moi, je donne ma démission amoureuse.

— Tu as tort, Ester ! Tu as trop besoin d’être aimée. Laisse-le juste s’ajuster. Faire coïncider la femme réelle et celle de papier.

— Il me terrorise, me suit à la trace comme un chien en rut. Comment est-ce que je pourrais encore lui faire l’amour ?

— Oh, en serrant les dents et en pensant à Samuel Eisenberg.

— Quelle drôle d’idée !

— Excuse-moi, mais tu n’es pas très nette non plus. Combien de temps est-ce que tu vas t’amouracher de ces mecs odieux et narcissiques que tu es sûre de ne jamais avoir…

— Je ne sais pas, j’ai besoin, je crois, de me raconter des histoires. Ça me remplit sans me souiller. Je pense que c’est confortable. J’ai tellement peur de vieillir seule.

— Moi, j’ai passé le cap. En un mot, je m’autogère.

À l’extérieur, on entend le vent cogner contre les vitres et le grincement strident des sternes arctiques. Anna rajoute une bûche au brasier crépitant de la cheminée.

— Je voulais te parler d’autre chose.

— Décidément…

— C’est ton frère.

— Qu’est-ce qu’il a fait encore…

— Tu sais que Samuel travaille pour lui depuis le mois dernier.

— Le pauvre, il y est toujours ! En parlant de désastre amoureux, mon frère pourrait faire la couverture de ton journal sur les petits chefs détraqués.

— Ça va plus loin que ça. Samuel m’a raconté qu’il avait abusé d’une stagiaire, chez lui.

— Le porc ! Tu en es sûre ?

— Certaine. La pauvre s’est enfuie juste après pour le Brésil.

— Sans porter plainte ?

— Je ne pense pas. Samuel, quant à lui, subit un enfer depuis qu’il travaille pour lui. Il n’arrêterait pas de l’humilier, de se décharger de tout le boulot sur lui sans cesser de lui rappeler sa nullité…

— Mais mon frangin est le dernier des crétins ! S’il a pu faire une école de commerce pourrie, c’est grâce à mon père, qui s’est ruiné pour qu’il ne finisse pas en CAP métiers de bouche. Puis il lui a refilé sa boîte pour qu’il arrête de servir des salades au tofu aux bourgeoises au régime de chez Lina’s…

— Je sais. C’est peut-être ce qui m’a émue chez lui, cet été. Cette inadéquation ! Et puis je l’ai trouvé très gentil avec son fils. Comme s’ils étaient seuls, face au monde.

— Tu m’étonnes ! La mère s’est barrée dès qu’elle a compris à qui elle avait affaire. N’écoute surtout pas ses lamentations de papa abandonné par une méchante opportuniste. Mon frère est jaloux, de manière maladive. Il ne cessait de la suivre, jour et nuit, persuadée qu’elle avait un amant. Il a même engagé un détective privé.

— Quel ringard ! Je ne savais pas que ça se faisait encore dans la vraie vie.

— Tous les soirs, il lui faisait des scènes. Sur ce collègue avec qui elle avait déjeuné. Pourquoi elle rentrait si tard ! Ah, elle avait l’air de bien s’être amusée, pendant que lui marinait dans le thon-mayonnaise ! Et quelle image elle donnait à leur petit garçon, hein, elle y pensait parfois ? Une mère mûre, pour ne pas dire autre chose, qui se comporte comme une traînée. Et lui qui avait accepté de l’épouser, de s’engager, de sacrifier sa jeunesse pour une femme qui avait l’âge d’être sa tante.

— Quel taré !

— Elle a tenu quelques années, pour le petit. Quand il a commencé à se montrer violent, elle s’est enfuie…

— Qu’a dit ton père ?

— Chez nous, on évite si possible le scandale. Mon père l’a couvert, une nouvelle fois. Pour ma part, je pense depuis longtemps qu’il devrait faire un petit stage d’immersion à Sainte-Anne. Le problème, c’est que c’est un manipulateur de première. Au début, il trompe son monde, avec ses grands yeux bleus, ses bouclettes, sa gueule de chanteur des années soixante-dix, sa manière de croire en toi, d’exposer sa vulnérabilité. Les femmes sont très sensibles aux hommes fragiles. C’est notre petit côté Joëlle Mazart. Toi-même, tu t’es laissé avoir. Mais, crois-moi, c’est un cœur aride qui se croit dans un film d’Alan J. Pakula. Rien n’existe en dehors de lui-même. Les autres ne sont que des instruments destinés à le valoriser…

— C’est ce qui est arrivé à Samuel. Il lui a fait un chèque de trois cents euros après l’avoir fait trimer comme un cheval de trait.

— Ah, l’enfoiré !

— Je pense qu’on devrait faire quelque chose.

— Qu’est-ce que tu suggères ?

— Parles-en à ton père.

— Tu as peut-être raison.

— Comme ce type n’écoute personne, il faut utiliser la manière forte. Qu’il le menace de lui couper les vivres. De retirer ses billes.

— Et Samuel ?

— Il est très abattu. Il croule sous les dettes. Alors que c’est un type de haute volée. Par facilité, par romantisme aussi, il s’est laissé aller à une vie de bohème qui, je crois, ne lui convient absolument pas. Il se rêve Kerouac ou Basquiat alors qu’au fond, c’est un type assez structuré. Résultat, après avoir chanté tous ces étés, il est obligé de recommencer au bas de l’échelle, pour un salaire de stagiaire. Quelle misère ! Et c’est la faute d’usuriers comme ton frère qui font leur beurre d’un système totalement contre-nature. Oui, notre monde tourne à l’envers !

— Tu as les yeux qui brillent, Ester. Ça fait plaisir de voir que tu n’as pas entièrement perdu foi en l’amour. Tiens, je crois que ça fera un excellent titre pour ton prochain article sur Bergman. Foi en l’amour

— On en est tous là, hélas. Tu verras que tu y reviendras.

— Ne préjuge pas. L’hiver suédois immuniserait n’importe qui contre le feu de la passion. À la limite, un homme-édredon… En tout cas, je parlerai à papa. On va tenir un petit conseil de famille pour statuer sur le sort de l’idiot de la famille. Tu as raison, je crois qu’il faut mettre un terme à son délire de puissance. Sinon, Dieu seul sait jusqu’où il pourra dériver…