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Le Rite

 

Une guerre des tranchées s’est instaurée entre Jonas Wolf et Samuel Eisenberg. Naturellement, sur le papier, le CEO de Guru Times est presque sûr de sortir vainqueur. Il a la loi et la rouerie de son côté. Samuel s’est, une nouvelle fois, laissé abuser. Comme dirait Ester, c’est à croire qu’il le fait exprès. Il ne veut pas sortir du doux cocon de l’enfance, tient à pérenniser une situation de déclassé qui, pourtant, le fait souffrir. Voilà pourquoi, dans la sphère professionnelle, ce type malin, charmant, parvient, à rebours de toute rationalité, à accumuler les bévues de collégien.

Mais c’est sous-estimer le pouvoir de l’humiliation. L’offensé entend, cette fois-ci, faire entendre sa voix. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte sociale, d’un abus de confiance, d’une profonde injustice contractuelle. La lutte se joue désormais sur un autre registre, plus personnel. Une sourde haine teinte sa soif de revanche. Il ne peut se permettre de laisser une telle impunité à ce type qui l’a réduit en charpie, a obscurci sa vie toutes ces dernières semaines. Il le fera cracher.

Ce n’est pas la première action de ce type de Samuel. Voilà quelques années, il a lancé une action judiciaire contre une directrice littéraire anorexique, ancienne groupie de François Mitterrand, qui avait voulu interdire la publication de l’un de ses romans sous le prétexte que lui, Samuel Eisenberg, aurait signé un brûlot antisémite. Passé la stupeur de se voir accusé de la sorte par cette goï philosémite jusqu’au délire, il lui avait fait cracher, à la suite d’une action judiciaire rondement menée, un honnête pactole qui lui avait permis de visiter l’Asie du Sud-Est et les Antipodes.

C’est sur le même registre qu’Arsène, sous ses airs de musaraigne inoffensive, s’est retourné contre un certain nombre de ses employeurs dans les médias qui l’avaient remercié sans autre forme de procès, non sans avoir, préalablement et sans vergogne, subtilisé certains de ses concepts radiophoniques. Leur vie s’apparentant à une course de steeple-chase, ils sont obligés de déployer un certain nombre de défenses que leur bonne bouille, alliée à leur position initiale de supplétifs, ne laissait guère présager à leurs contempteurs.

 

Samuel a contacté Erland pour qu’il envisage avec lui une riposte contre Jonas Wolf. Mais l’homme de loi n’a trouvé aucune faille dans le contrat.

— Tu t’es fait avoir comme un deuxième classe, Samuel. Il est vrai que la formulation est ambiguë mais, si tu me permets l’expression, tu l’as dans l’os. Il te fallait effectivement signer pour un montant minimum de quinze mille euros pour bénéficier du Smic prévu en plus du pourcentage de tes commissions.

— Mais c’était mission impossible ! Comment tu voulais que je sache, au départ, que les boîtes n’en auraient rien à battre de son torchon ? En plus, on n’était pas crédibles ! Je ne pouvais leur présenter comme référence qu’un supplément d’il y a cinq ans puisque, faute d’annonceurs, les quatre dernières éditions n’ont pas été publiées ! Et pourtant leur soutenir main sur le cœur que c’était une publication annuelle !

— Ton Wolf n’a apparemment pas les moyens de ses ambitions. La régie publicitaire est un travail d’orfèvre qui ne doit laisser aucun détail au hasard. Avec la flopée d’intermédiaires qui se sucrent au passage, la crise générale de la presse, la concurrence acharnée sur le marché du publireportage, c’est déjà un miracle que tu aies pu leur soutirer une demi-douzaine de contrats.

 

Décidé, un temps, à jouer le mort, Samuel prend sur lui pour se rendre à nouveau à Courbevoie. Jonas Wolf l’accueille avec un large sourire, sûr de son pouvoir de soumission. Samuel pense à ce film post-marxiste de R. W. Fassbinder, Le Droit du plus fort.

— Alors, Samuel, remis de vos émotions ?

— Nous devons parler, Jonas.

— Encore ! Mais nous ne faisons que ça, parler ! Je vous rappelle qu’il y a du boulot. Si vous voulez gagner votre vie, il va falloir appuyer sur le champignon. J’ai un nouveau projet pour vous qui, si vous vous débrouillez bien, pourrait nous rapporter bézef. Vous allez dès maintenant démarcher toutes les sociétés vinicoles françaises pour un supplément indien, Wine & Spirituals, qui paraîtra dans le journal people The Mumbai Mirror. Je vous le répète, c’est potentiellement un très, très gros coup, Samuel.

Ce dernier, au fait de la législation très restrictive, pour ne pas dire prohibitive, sur l’importation d’alcool en Inde, se mord les lèvres. Jamais une société de spiritueux sensée n’irait se briser les ailes dans un pays où les frais de douane sur l’alcool se montent à 150 % ! Il s’agit visiblement d’un nouveau coup d’épée dans l’eau. Peut-on manquer de sens stratégique à ce point ? Ces huit années à la tête de Guru Times n’ont-elles rien enseigné à ce grand échalas qu’il voit se tortiller sur son siège, à la manière du gamin qui s’apprête à faire un coup pendable ? Une idée, jusque-là diffuse, se fait jour dans le cerveau troublé de Samuel. Et si Jonas Wolf, malgré sa volonté maintes fois répétée de faire fructifier son business, cherchait juste à s’amuser ? Les subsides de daddy Wolf servant à occuper son fils indigne et à assurer l’avenir de son petit-fils adoré. À la manière du garçon de café de Jean-Paul Sartre, Jonas jouerait donc le rôle du gérant pressé et ultra-libéral, accumulateur de capital et briseur d’employés séditieux, mais ce ne seraient là que des attributs extérieurs, une coquille vide. Une vaste fumisterie destinée à occuper ce grand corps mou et sans volonté. Après tout, ce cas de figure n’est pas isolé. La France regorge de ces fils à papa désœuvrés, usurpateurs nauséabonds qu’une rente de situation permet de neutraliser. Les cruelles apparences du pouvoir, songe Samuel, écœuré à l’écoute du nouveau concert de tam-tam virtuel qui repart de plus belle.

— Je souhaiterais vraiment vous parler, Jonas. C’est important.

— C’est toujours important avec vous. Je vous l’ai dit, je suis occupé. Envoyez-moi un mail.

— Arrête de jouer les hommes pressés, shmok ! Tu ne dupes personne. Je sais bien que tu es branché sur MTV.

— Tu me tutoies maintenant ?

— Oui, ça te pose un problème ?

— Effectivement, petit con, un gros problème. Je te rappelle que tu es ici mon employé, mon homme à tout faire, et que tu l’ouvres seulement quand je le décide.

— Je ne peux pas continuer comme ça. Si tu veux que je continue à bosser pour toi, tu dois faire un avenant au contrat et me payer correctement.

— Tu veux aussi ma chemise ? Des stock-options ?

— Pourquoi pas ? Je te rappelle que j’ai un bac + 6, que je parle anglais couramment, que contrairement à toi, ce mois-ci, j’ai signé cinq contrats pendant que tu te tournais les pouces. Ce ne serait que justice !

— Et sinon…

— Je me casse et je te poursuis.

— On n’est pas dans l’un de tes romans à l’eau de rose où le prolo a raison contre le monde entier. Tu as signé pour un CDD de six mois, ce qui te donne des obligations. Comme tu as dépassé la période d’essai, en cas de rupture de ton contrat, c’est pour ta pomme. Donc, en gros, si tu pars, je te poursuis pour faute lourde et manque à gagner et t’oblige à me rembourser les cinq mois restants, et au prix fort ! Maintenant, la balle est dans ton camp, c’est toi qui décides…

— Tu n’as pas arrêté de me persécuter.

— L’éternelle complainte de notre petit Juif supplicié.

— Tu as exercé sur moi un véritable… harcèlement.

— Samuel, à présent, je ne rigole plus. Si tu veux jouer les procéduriers, tu vas devoir le prouver, trouver des témoins. Je n’ai fait qu’exercer mon rôle de manager. Peut-être que pour un petit anarchiste comme toi la pilule ne passe pas, mais je ne vais pas changer pour autant. En plus, je te poursuis à mon tour pour diffamation. Tu n’auras alors pas assez de toute une vie de RSA pour me rembourser ce que tu me dois.

— Siobhan…

— Oui, une chic fille. Tu as de ses nouvelles ? Quel veinard ! Moi, rien. Ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Ce genre de fille n’en pince que pour les losers.

— Elle m’a tout raconté…

— Raconté quoi ? Comment elle n’a cessé de me tourner autour pour prendre ta place ?

— Ce n’est pas…

— Siobhan est au Brésil avec son copain, à jouer avec des mariachis sur la plage d’Ipanema. Elle t’a oublié, Samuel, ne rêve pas…

Il est pris au piège. Jonas Wolf a scrupuleusement sérié toute possibilité de s’en sortir. Samuel en vient même à admirer sa perversité stratégique et à regretter qu’il ne la mette pas au service d’une plus noble cause.

— Alors, Samuel, vous avez réfléchi ?

— Oui.

— Très bien. Mettez-vous au boulot et reprenons si vous le voulez bien le vouvoiement de rigueur à Guru Times. Après tout, nous sommes ici entre gentlemen, n’est-ce pas ?