Solid as a rock, too-too-too-too-toooo… Sur une musique funky, des couples (d’hommes, principalement) dansaient, face à face, leurs fronts seulement séparés par une orange, qu’ils tentaient de maintenir en équilibre entre eux.
Les gars les regardaient du coin de l’œil. A l’armée, seule une femme qui sait se battre est une vraie militaire. Avant qu’elle le prouve, elle est juste considérée comme une bonne sportive. Les hommes les avaient respectées parce que leurs performances à l’entraînement étaient bonnes, mais elles savaient qu’ils les avaient attendues au tournant, et qu’ils ne les auraient vraiment jugées que quand elles seraient parties en mission. Jusque-là, ils les considéraient comme des femmes avant tout. Pas comme des collègues. Ils ne pouvaient pas oublier leur sexe. Soit parce qu’ils s’en méfiaient, soit parce qu’ils s’y intéressaient de trop près. Dès les premières semaines, Aurore en avait subi les conséquences. Un chef était arrivé dans la salle d’armes, où elle était seule. Elle avait pris du retard sur les autres et elle croyait qu’elle allait se faire engueuler, mais au lieu de ça, il l’a houspillée en disant qu’elle était fainéante, et puis il s’est rapproché et il l’a embrassée de force, il lui a collé sa langue dans la bouche, et c’était répugnant comme la chair de l’orange, molle et en charpie. D’abord, elle n’a pas réagi. C’était cela, le pire. Elle ne pouvait pas répondre. Il était son supérieur, et elle, elle n’était là que depuis quelques semaines, et elle avait dix-huit ans. Elle l’a repoussé, mais c’était comme si elle n’avait pas assez de force dans les bras. Des dizaines de fois, depuis, elle avait revu la scène et elle s’en était voulu, de n’avoir pas été capable de réagir plus violemment. Et puis d’une petite voix, un souffle, elle avait réussi à lui dire d’arrêter, alors qu’il avait déjà saisi ses seins et commençait à faire peser son corps sur elle. Il s’était interrompu, et elle était partie sans un mot de plus. Son amoureux de l’époque lui avait dit : tu dois en parler au commandant de la base. Mais il n’était pas à l’armée, il ne savait pas de quoi il parlait. Marine, elle, lui avait conseillé de laisser passer : cela ne servirait à rien d’essayer de le dénoncer. Des jours et des jours, elle s’était demandé s’il fallait qu’elle le fasse. Et puis elle y était allée. Le capitaine l’avait écoutée attentivement, mais à la fin, il lui avait dit que ce n’était pas si grave. Et puis il avait cherché à savoir pourquoi elle était en retard ce jour-là à l’entraînement, et elle ne s’en souvenait plus. Il lui a demandé si cela s’était reproduit depuis. Elle a dit : le retard, ou le baiser forcé ? Il a répondu : les deux. Alors elle a dit que des retards, minuscules, ça lui était arrivé encore quelques fois, mais que son chef, lui, n’avait pas recommencé. Le capitaine a marqué un temps, et puis il a dit : vous voyez, que ce n’est pas si grave. Elle est sortie de son bureau deux fois plus humiliée qu’en entrant. Et en colère contre son copain. Marine, elle, avait su depuis le début que personne ne l’aiderait dans un cas pareil. Après tout, elle était du sérail, et puis elle avait signé un an avant elle. Peut-être lui était-il arrivé la même chose et elle ne lui avait rien dit. Quand elle lui avait raconté son entrevue avec le commandant de la base, elle avait juste eu une grimace qui voulait dire : désolée, mais c’est la vie. Ce n’est pas qu’elle excusait son comportement : là-dessus, Aurore savait qu’elles étaient d’accord. Mais elle considérait que le seul fait d’avoir échappé au pire était une victoire, et qu’elles n’avaient pas besoin d’en faire la publicité : l’essentiel, c’était de gagner, pas de le faire savoir.
On ne les voyait déjà plus, ils se sont couchés dans un coin sombre ou ils ont disparu derrière une butte de sable. Le reste de leur groupe a marqué un moment de silence saoul. La guerre avait fait d’eux des hommes et des femmes seuls, qui se réfugiaient dans l’alcool ou des sentiments de pacotille. Max a roulé un joint. Elle a tiré dessus et elle a basculé à terre, face au ciel, heureuse. Les étoiles semblaient plus nombreuses ici. Marine est venue s’allonger aussi, en recrachant la fumée âcre. Aurore a souhaité que Marine aille mieux, qu’elle arrive enfin à parler, qu’elles retrouvent les liens qui les avaient soutenues jusque-là.
Marine riait encore aujourd’hui de leurs délires derrière le drap et ses ombres, et son rire faisait rire Aurore. Quand Marine riait, parfois, on aurait dit qu’elle avait mal, ou qu’elle pleurait. Son visage se déformait. Seul le contexte permettait d’en juger. A nouveau, Aurore a souhaité que Marine redevienne comme avant. Qu’elle ne soit plus aigre, cynique, en colère comme ces derniers temps.
Elle s’est dit que l’épisode du champ de pavot était sans doute leur dernier souvenir heureux ensemble. A ce moment-là, elles étaient bien les mêmes que celles qui, quelques années plus tôt, bondissaient dans les vagues en hurlant de rire. Après, tout avait été gâché. L’une comme l’autre, elles avaient changé. Elles n’étaient plus les mêmes. La guerre avait détruit leur amitié.