Solid as a rock, too-too-too-too-toooo… Sur une musique funky, des couples (d’hommes, principalement) dansaient, face à face, leurs fronts seulement séparés par une orange, qu’ils tentaient de maintenir en équilibre entre eux.
Les fruits coulaient sur les visages. Le gros type avec qui elle dansait faisait exprès de presser sa tête le plus possible contre l’orange qui les séparait pour que le jus poisseux dégouline sur ses yeux, ses joues, son cou. Il voulait tellement gagner qu’il ne sentait plus sa force, et tentait à tout prix de maintenir l’orange en équilibre entre leurs deux fronts. Son visage se rapprochait de celui d’Aurore. Ce qui était censé être un jeu devenait étrange et dégoûtant. Certains criaient des encouragements. Pourtant, elle ne lâchait pas : « celui qui abandonne une fois abandonne toute sa vie », comme disait leur instructeur. Elle se souvenait de son premier jour d’armée, à dix-huit ans : une montée de corde avec un sac de onze kilos. Comme par hasard, c’était elle qu’on
avait fait grimper en premier. Elle ne s’était pas arrêtée une seconde. Au début, il y avait eu quelques remarques machistes ou déplacées sur ses cuisses, mais quand elle était arrivée en haut, les commentaires avaient cessé. Elle se revoyait, en haut du piquet, à douze mètres au-dessus du sol. Tout en haut. Et eux, le regard levé vers elle.
Elle dansait, elle continuait de danser. Autour d’eux, les gars buvaient des pintes qu’ils auraient presque pu pisser en même temps. Ils avaient chaud. Quelques-uns avaient gardé leur jogging et parfois une veste militaire, et puis ils avaient toujours leurs coupes de cheveux, leurs attitudes, leurs manières de vouloir gagner à tout prix, leurs regards un peu fous. Leurs rires étaient bruyants, leurs gestes trop brusques, et il suffisait d’un bouchon qui saute ou d’un verre qui claque sur une table pour qu’ils sursautent, inquiets, nerveux, aux aguets. Elle savait qu’aucun d’entre eux ne se mettrait dos à une porte pendant au moins un mois. Les réflexes étaient durs à perdre. Quelques touristes participaient aussi au concours sur la piste, mais ils étaient rares : les soldats leur faisaient un peu peur. Déjà au buffet, tout à l’heure, elle avait remarqué que certains d’entre eux les laissaient passer comme s’ils étaient dangereux, ou un peu dérangés. D’autres étaient au contraire attirés, et les regardaient avec curiosité. Certaines filles venaient y voir de plus près, et se faisaient draguer en riant. Finalement, Aurore aurait pu se
croire au Pacific, la boîte où elle allait avec Marine, en plus méditerranéen, en plus exotique.
Sur une chaise, Marine regardait la scène, ironique. Elle avait le visage déterminé, les épaules carrées, les cuisses massives. Elle souriait, mais parfois son regard se perdait. Aurore ne savait pas si elle pensait à son retour ou à la guerre. Elle mâchait un chewing-gum, fumait une cigarette et buvait une bière en même temps. Depuis qu’elles étaient là, Aurore avait l’impression qu’elle avait toujours quelque chose à la bouche.
Un gars de la compagnie est venu à côté d’elle et lui a servi un petit verre d’alcool. Elle l’a bu, cul sec. Il a sifflé, elle a ri.
Aurore ne savait pas où était Fanny. Elle devait se faire payer un coup quelque part, elle aussi : elle était en chasse, même si elle ne le voyait pas comme ça. Un jour elle avait dit à Aurore :
— J’ai besoin d’admirer pour aimer.
— Le problème, c’est tes critères, avait répondu Aurore en riant.
— Le petit maigrichon à la dent cassée, le soir du 14 Juillet au Fob, tu peux m’expliquer pourquoi tu l’admirais ? a renchéri Marine.
— Je n’étais pas amoureuse, a souri Fanny.
— Belle mentalité, a dit Marine, en rigolant.
L’orange a glissé et s’est écrasée à terre. Elle s’était déconcentrée, la sueur avait fait le reste, le fruit avait glissé, ils avaient perdu. De toute façon, son partenaire commençait à la dégoûter vraiment. Il pestait, mauvais
perdant. Elle a même cru l’entendre siffler « connasse » entre ses lèvres. Il a shooté dans l’orange, qui est allée s’éclater un peu plus loin, sur le bar. Il est parti, vexé, sans un regard pour elle, sinon peut-être quand il s’est retourné en partant, rempli de colère. Il était massif, même s’il faisait à peu près sa taille, et il avait un cou de taureau et des mains de boucher. Elle n’aurait pas aimé avoir à l’affronter hors des regards.
Elle l’a ignoré et elle a rejoint Marine :
— Ça va ?
— On dirait des gosses. Des gosses trop gros, trop gras, bêtes et vieux. Qui jouent à des jeux cons.
— Eh bien, c’est la fête, a ironisé Aurore.
— Ou alors à des cochons, des cochons rasés, a ajouté Marine d’un air songeur.
Aurore a désigné son partenaire de jeu, qui s’était affalé à une table avec deux de ses collègues et descendait une pinte de bière à grandes goulées :
— Un hippo en short beige. Paupières tombantes et ventre sorti.
Marine a hoché la tête, et montré ses copains :
— Un orignal aux dents longues, et un rat musqué.
Les gars les regardaient du coin de l’œil. A l’armée, seule une femme qui sait se battre est une vraie militaire. Avant qu’elle le prouve, elle est juste considérée comme une bonne sportive. Les hommes les avaient respectées parce que leurs performances à l’entraînement étaient
bonnes, mais elles savaient qu’ils les avaient attendues au tournant, et qu’ils ne les auraient vraiment jugées que quand elles seraient parties en mission. Jusque-là, ils les considéraient comme des femmes avant tout. Pas comme des collègues. Ils ne pouvaient pas oublier leur sexe. Soit parce qu’ils s’en méfiaient, soit parce qu’ils s’y intéressaient de trop près. Dès les premières semaines, Aurore en avait subi les conséquences. Un chef était arrivé dans la salle d’armes, où elle était seule. Elle avait pris du retard sur les autres et elle croyait qu’elle allait se faire engueuler, mais au lieu de ça, il l’a houspillée en disant qu’elle était fainéante, et puis il s’est rapproché et il l’a embrassée de force, il lui a collé sa langue dans la bouche, et c’était répugnant comme la chair de l’orange, molle et en charpie. D’abord, elle n’a pas réagi. C’était cela, le pire. Elle ne pouvait pas répondre. Il était son supérieur, et elle, elle n’était là que depuis quelques semaines, et elle avait dix-huit ans. Elle l’a repoussé, mais c’était comme si elle n’avait pas assez de force dans les bras. Des dizaines de fois, depuis, elle avait revu la scène et elle s’en était voulu, de n’avoir pas été capable de réagir plus violemment. Et puis d’une petite voix, un souffle, elle avait réussi à lui dire d’arrêter, alors qu’il avait déjà saisi ses seins et commençait à faire peser son corps sur elle. Il s’était interrompu, et elle était partie sans un mot de plus. Son amoureux de l’époque lui avait dit : tu dois en parler au commandant de la base. Mais il n’était pas à l’armée, il ne savait pas de quoi il parlait. Marine, elle, lui avait conseillé de laisser passer : cela ne servirait à
rien d’essayer de le dénoncer. Des jours et des jours, elle s’était demandé s’il fallait qu’elle le fasse. Et puis elle y était allée. Le capitaine l’avait écoutée attentivement, mais à la fin, il lui avait dit que ce n’était pas si grave. Et puis il avait cherché à savoir pourquoi elle était en retard ce jour-là à l’entraînement, et elle ne s’en souvenait plus. Il lui a demandé si cela s’était reproduit depuis. Elle a dit : le retard, ou le baiser forcé ? Il a répondu : les deux. Alors elle a dit que des retards, minuscules, ça lui était arrivé encore quelques fois, mais que son chef, lui, n’avait pas recommencé. Le capitaine a marqué un temps, et puis il a dit : vous voyez, que ce n’est pas si grave. Elle est sortie de son bureau deux fois plus humiliée qu’en entrant. Et en colère contre son copain. Marine, elle, avait su depuis le début que personne ne l’aiderait dans un cas pareil. Après tout, elle était du sérail, et puis elle avait signé un an avant elle. Peut-être lui était-il arrivé la même chose et elle ne lui avait rien dit. Quand elle lui avait raconté son entrevue avec le commandant de la base, elle avait juste eu une grimace qui voulait dire : désolée, mais c’est la vie. Ce n’est pas qu’elle excusait son comportement : là-dessus, Aurore savait qu’elles étaient d’accord. Mais elle considérait que le seul fait d’avoir échappé au pire était une victoire, et qu’elles n’avaient pas besoin d’en faire la publicité : l’essentiel, c’était de gagner, pas de le faire savoir.
Il ne restait plus que quelques concurrents sur la piste. Puis un couple d’hommes a gagné. Exultation.
L’animateur a annoncé le nom des gagnants, et il a insisté sur leur victoire, leur persévérance, leur force, lourdement, comme pour annoncer à ceux qui ne l’avaient pas deviné qu’ils étaient des soldats. Il y avait peu de femmes parmi les touristes, ou alors elles étaient accompagnées, mais Aurore a remarqué une table de Polonaises intéressées, et puis plus loin, deux filles un peu grasses, peut-être Allemandes, qui riaient bruyamment tandis que deux hommes de sa section aux visages luisants de sueur et de testostérone se penchaient vers leurs décolletés plongeants. Fanny a rejoint la table de l’hippo et de ses potes. Les cris de victoire fusaient. Tout cela la dégoûtait.
Elle est sortie, et elle s’est mise face à la mer. Le parc était aussi très beau de nuit, éclairé çà et là par des globes de lumière, calme, tranquille. L’air était tiède. Le vent la nettoyait. Elle a fermé les yeux. Elle a écouté le bruit des vagues.
A côté d’elle, elle a senti une présence. C’était Max. Il a dit de sa voix douce et lente :
— On ne va pas mettre trois jours seulement à oublier ce qu’on a vu là-bas.
Elle n’a rien répondu. Il avait raison. Derrière lui, Marine leur apportait des demis. Ils se sont assis dans le sable. C’était merveilleux de sentir la fraîcheur du sable fin entre ses doigts. L’écume reflétait la lumière des spots du parc. Les vagues étaient noires. Elle aurait vraiment aimé que les souvenirs passent et s’en aillent.
Fanny les a rejoints, les pommettes roses d’excitation, un type à ses basques. Marine a eu juste le temps de glisser :
— Tiens, Fanny chasse l’orignal.
Aurore a pouffé de rire.
— Marine, Max, Aurore. Et moi, je m’appelle Fanny.
— C’est joli, Fanny, dit le type. Ça fait provençal.
Aurore n’a pas osé répondre que dans le Sud, cela voulait surtout dire qu’on avait perdu. Il a frotté ses mains l’une contre l’autre, à cause du sable ou de la sueur, ou des deux. Parfois, son rire fusait en un drôle de hennissement nerveux. Plus loin, on entendait les bruits d’une échauffourée, des hommes se battaient, d’autres leur criaient d’arrêter et tout s’est calmé subitement. Ils ont discuté, bu, et puis Fanny s’est éloignée avec le militaire aux dents longues et jaunes, comme dans une pub contre les abus d’alcool qui nuisent à la santé. Elles n’ont pas cherché à la retenir, cela n’aurait servi à rien, elle était trop ivre pour les écouter et se rendre compte qu’elle faisait une bêtise, dans un besoin de tendresse désespéré. Le lendemain elle pleurnicherait un peu, en disant qu’elle avait trop bu et qu’elle n’aurait pas dû coucher avec ce type. Elle leur avait déjà fait le coup trois fois au moins. Cela leur était aussi arrivé, mais quand elles étaient plus jeunes. Quelle fille n’a pas baisé au moins une fois par politesse, parce qu’il était trop tard pour dire non ?
On ne les voyait déjà plus, ils se sont couchés dans un coin sombre ou ils ont disparu derrière une butte de sable. Le reste de leur groupe a marqué un moment de silence saoul. La guerre avait fait d’eux des hommes et des femmes seuls, qui se réfugiaient dans l’alcool ou des sentiments de pacotille. Max a roulé un joint. Elle a tiré dessus et elle a basculé à terre, face au ciel, heureuse. Les étoiles semblaient plus nombreuses ici. Marine est venue s’allonger aussi, en recrachant la fumée âcre. Aurore a souhaité que Marine aille mieux, qu’elle arrive enfin à parler, qu’elles retrouvent les liens qui les avaient soutenues jusque-là.
Elle les revoyait passer à travers les pavots, les mains noires de pollen. Le champ était cultivé entre deux montagnes, caché à la vue de tous. C’était un jour de printemps, au début de leur mission. Ils étaient en opération de sécurisation vers le Sud, pour contrôler un village où on leur avait dit que des insurgés se trouvaient peut-être, et où ils devraient fouiller les maisons à la recherche d’armes ou de matériel suspect. Ils n’avaient rien trouvé. Mais en rentrant, ils étaient passés par ce chemin-là, au cœur des montagnes, et elles étaient tombées sur ce champ. Les bulbes étaient innombrables, et d’un vert bleuté. Certains étaient encore en fleur : des coquelicots, mais mauves, et blancs. Il y en avait des milliers. Ils s’ouvraient sur leur trésor brun, du pollen huileux, qui se chauffait au soleil avant d’essaimer au vent. Elles avaient léché leurs doigts pour qu’ils soient bien humides. Et en passant,
subrepticement, elles avaient caressé les fleurs avec leurs doigts. Elles s’étaient accrochées à leur peau, et y avaient déposé du pollen.
Le vent de la Méditerranée s’est levé. Max et Ness discutaient entre eux, à voix basse. Elle a demandé à Marine :
— Tu te souviens du jour où on a fumé en rentrant à la base ?
Marine a souri. En rentrant, leurs doigts étaient couverts de crasse brune. Et comme à l’école, elles en avaient fait des petits boudins en frottant leurs paumes l’une contre l’autre. De longs filaments bourrelés en étaient tombés. Marine avait vidé une cigarette, ôté le filtre, et elle l’avait remplie à nouveau d’un mélange de tabac et de pollen, qu’elles avaient consciencieusement tassé avec une allumette. Cela avait plus que marché. Elles avaient ri pendant des heures. Les hommes de la chambrée les croyaient folles. Ils les entendaient à travers la couverture qui séparait leur coin repos. Elles les voyaient s’agiter en ombres chinoises, et venir écouter à la cloison de tissu, formant des silhouettes fantastiques. Elles s’étaient marrées comme des gamines. Et c’est au matin qui a suivi cette nuit-là qu’Aurore avait vu le plus bel arc-en-ciel de sa vie : cinq arcs-en-ciel les uns dans les autres, qui occupaient le ciel tout entier. Seule Marine était là pour lui dire qu’elle n’hallucinait pas. Elles l’avaient vu ensemble.
Marine riait encore aujourd’hui de leurs délires derrière le drap et ses ombres, et son rire faisait rire Aurore. Quand Marine riait, parfois, on aurait dit qu’elle avait mal, ou qu’elle pleurait. Son visage se déformait. Seul le contexte permettait d’en juger. A nouveau, Aurore a souhaité que Marine redevienne comme avant. Qu’elle ne soit plus aigre, cynique, en colère comme ces derniers temps.
Elle s’est dit que l’épisode du champ de pavot était sans doute leur dernier souvenir heureux ensemble. A ce moment-là, elles étaient bien les mêmes que celles qui, quelques années plus tôt, bondissaient dans les vagues en hurlant de rire. Après, tout avait été gâché. L’une comme l’autre, elles avaient changé. Elles n’étaient plus les mêmes. La guerre avait détruit leur amitié.