Après l’explosion, elle avait été emmenée à l’infirmerie du camp, qui ressemblait plus à un dispensaire de campagne qu’à une clinique high-tech. Il y avait d’autres soldats blessés ou malades (ils avaient tous les intestins en compote depuis les premiers jours, mais parfois un fruit gâté ou une amibe coriace leur tordait le ventre plus que d’ordinaire et les forçait à rendre les armes, affaiblis), et puis des Afghans, qui venaient se faire soigner, souvent de loin, des hommes en turban, principalement, mais aussi quelques femmes pâles, rongées par la fièvre ou l’inquiétude, et puis des enfants, tombés sur des mines ou des armes de guerre. Parmi eux, il y avait sans doute aussi des insurgés, mais comment le savoir ? Les talibans se mêlaient aux civils. Tous attendaient dans la cour devant le préau qui servait de salle de consultation, même au cœur de l’hiver. La terre était glacée, et le paysage s’était figé comme dans un arrêt sur image.
Aurore a été installée à côté de Hardy, dont la plaie puait. Le froid n’avait pas empêché qu’elle s’infecte. Il avait été décidé qu’il valait mieux le stabiliser avant de l’emmener à l’hôpital militaire de Kaboul ou en France.
Ses propres oreilles étaient encore gelées. Elles le resteraient pendant plusieurs jours ; une des impressions qui lui restaient de ces moments embrumés, c’était le froid qui la mordait aux oreilles alors que les tentes étaient chauffées, et que c’étaient les brûlures à ses cuisses qu’elle aurait dû sentir. Mais quand on vient de se faire sauter sur une mine avec plusieurs de ses collègues, que deux d’entre eux sont morts alors que ça fait quatre mois qu’on est avec eux nuit et jour, on n’est pas dérangé par une odeur répugnante de chair pourrie ou un froid inexplicable. On ne pense pas, non plus. On végète dans un état de stupeur. On subit le nuage de coton que les médicaments font grandir autour de vous. On espère qu’il va se dissiper en même temps que le mal de tête oppressant. On attend que le temps passe – et il ne passe plus du tout. On revoit des détails. La nacre de la chair du pied. L’odeur de peau brûlée. Si seulement ils avaient traversé le terrain dans le blindé, et pas à pied. Hardy avait payé la décision de leur chef de la manière la plus brutale.
Aurore n’a pas répondu. Elle n’en savait rien. Elle ne connaissait même pas sa femme. En plus d’être obligé de rentrer et d’abandonner ses collègues, en plus d’être amputé d’un pied et d’avoir des terminaisons nerveuses sectionnées à l’autre jambe, il allait devoir affronter le regard des autres, celui de sa femme, et peut-être la perdre. Elle ne savait pas quoi lui dire.
Le cinquième jour, alors qu’elle allait mieux et qu’elle faisait son sac pour rentrer au camp, elle a entendu une dispute dans la cour. Le mollah était énervé, il criait.
L’homme s’est calmé. Il n’a plus parlé au médecin. Au bout d’un moment, celui-ci est reparti, appelé auprès d’un autre malade. Le mollah a alors dit une phrase à sa femme. Celle-ci est allée rassembler ses affaires.
Fanny a tenté une dernière fois de se faire entendre. Jusque-là, Aurore n’avait pas beaucoup parlé avec les médecins et les infirmiers, sauf lorsqu’ils partaient en mission avec eux. Mais à la voir parlementer avec l’homme, elle s’est dit qu’elle aussi menait un combat. Le mollah ne la regardait plus, et il semblait être sourd aux mots du traducteur qui le suivait d’une pièce à l’autre. La femme avait eu raison de se taire : les mots étaient superflus pour son mari, ils n’étaient que des cris d’animaux qui accompagnaient des gesticulations. Aurore assistait à la scène, impuissante. Ils étaient incapables de se comprendre, et l’humanitaire ici n’avait pas sa place.
Elle comprenait la guerre. Elle savait ce que c’était de reconnaître un ennemi, et elle voulait bien tuer un ennemi. Mais elle ne comprenait pas ce qu’ils étaient en train de faire, et qui ne s’appelait plus comme ça. Une guerre Canada Dry, qui ressemblait à la guerre mais qui n’en était pas une. Elle ne pouvait plus chercher à sauver ce pays de lui-même. Elle était soldate, pas policière, ni médecin. Elle croyait à certaines valeurs, mais elle ne savait plus comment les transmettre sinon par la force, et donc en risquant que cette force se retourne contre elle, contre ce foutu dispensaire au milieu de nulle part, et au final, contre cette femme.
Jusque-là, elle ne s’était jamais vraiment intéressée à la morale de cette guerre. Aucun d’eux ne se préoccupait vraiment de ça. Comme ils disaient, ils n’étaient pas là pour parler politique. Ils étaient comme les gens qui ouvrent un compte à la banque sans comprendre les tenants et les aboutissants de l’économie mondiale. Mais elle avait compris qu’ils n’étaient pas là pour faire le bien. Alors elle voulait qu’on arrête de leur dire qu’ils étaient là comme des anges gardiens au-dessus des troupeaux. Qui veut faire l’ange, fait la bête. Ils avaient tous perdu. Et d’abord, cette femme qui rentrait mourir chez elle et pour laquelle elle ne pouvait rien.
Elle les a regardés partir, l’homme devant, la femme sur le dos de l’âne, vers les montagnes.