Il faut compter trois jours avant de réaliser que quelqu’un est mort. C’est Fanny qui le lui avait dit, lors de son hospitalisation à l’infirmerie du camp.
Elle disait que c’était pareil pour la naissance d’un enfant. Qu’on a beau se l’imaginer avant, mettre la paume de la main contre les fesses du bébé qui vient se blottir de l’autre côté de sa propre peau, sentir son pied ou sa main qui gigote contre vos doigts, tâtonner contre la paroi de votre ventre, le jour où il naît, on est obligée de se forcer pour se dire que ce bébé réussi jusqu’au bout des ongles sort bien de vous, que c’est le même être qui s’étirait au-dedans de vous comme un chat, qu’il va devenir un individu avec des désirs, une vie, et qu’il la mettra peut-être un jour en péril, par exemple en allant au combat. Elle disait qu’il n’y a pas d’autre équivalent à la douleur d’enfanter que la guerre, que c’est la même peur et la même douleur, la même façon de frôler la mort et d’aller aux limites de la vie, et que ce n’est pas pour rien qu’il y a eu cette
répartition pendant des siècles entre les hommes et les femmes.
Elle disait qu’il n’y a rien de semblable à cette peur, à cette douleur d’accoucher, sinon celles que l’on ressent au combat. D’ailleurs, les tremblements que Marine avait la nuit étaient en tout point les mêmes que ceux que Fanny avait eus la nuit de son accouchement. Les muscles lâchent. On ne sait pas si c’est sous l’effort, la tension, la peur, ou les trois, mais le corps est secoué de tremblements. Le stress après traumatisme aussi, était le même : mêmes symptômes, mêmes effets, et même proportion d’individus atteints.
Fanny, comme tous les médecins et les infirmiers embarqués, allait aussi au combat. Elle savait de quoi elle parlait. Elle était en première ligne, sur tous les fronts.
Elle disait qu’il fallait trois jours pour réaliser que son enfant était né, alors même qu’on avait vécu dans la même peau pendant neuf mois. Et qu’il fallait trois jours pour concevoir la mort d’un homme.
Comme il en fallait trois, d’après l’état-major, pour se remettre de la guerre.
Marine l’attendait à la sortie de l’infirmerie du camp. Elle était droite, figée. Elle l’a serrée dans ses bras longuement. Sans équivoque, sans ambiguïté, mais avec émotion. Juste un geste. Aurore s’est sentie toute petite contre sa large poitrine. Elle était heureuse de la retrouver.
Marine lui a dit :
— Comment tu vas ?
— Bien.
—
D’accord, mais je ne te crois pas complètement. Elle a eu un sourire bizarre.
Pour elle, c’était suffisant. Un demi-sourire, un non-dit, et Aurore aurait dû comprendre que Marine avait eu peur pour elle, qu’elle s’était renseignée sur ses blessures, qu’elle était soulagée qu’elle soit rentrée. Elle n’aurait pas dû en demander plus. C’était un accueil à la Marine : humour, second degré, laconisme, droiture. Mais cette fois, pour Aurore, ce n’était pas assez. Elle avait été blessée, elle avait failli mourir, elle savait qu’ils avaient perdu deux hommes, elle avait vu la femme du mollah rentrer mourir chez elle sans rien avoir pu faire. Sa meilleure amie était là. Elle avait besoin de pouvoir en parler avec elle. Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait peur que cette guerre-là ne puisse pas se terminer par une victoire.
— A l’hôpital j’ai su que Crestia et Calderon étaient morts, mais on ne m’a rien dit.
— Il n’y a rien de plus à dire. On a perdu deux hommes, c’est tout.
Elle lui avait répondu sèchement, comme pour couper court à la conversation.
Aurore lui a parlé de l’explosion, de la peur, de la mort. Marine a réagi lorsqu’elle lui a raconté l’odeur de chair putride qui venait du lit de Tom, puis du sien, qu’elle lui a montré ses brûlures aux cuisses, et puis
lorsqu’elle a décrit le silence de la femme du mollah. Mais pendant tout ce temps, Aurore la trouvait changée, sans savoir vraiment pourquoi. Elle s’est tue. Alors Marine a eu à nouveau un curieux sourire, et elle a dit :
— Il faut oublier, et avancer.
Oublier, et avancer. Faire comme si la douleur n’existait pas. Ne jamais avoir l’air faible. Ne jamais montrer sa peur. Lutter contre toute faiblesse. Etre dure. Elle avait l’impression de lui avoir parlé pendant des heures, et elle lui répondait en trois mots. On aurait dit les instructions données avant chaque départ en convoi : ne jamais s’arrêter, avancer. Comme si leur vie était devenue ce combat face à un ennemi invisible, tellement invisible qu’il en devenait métaphysique.
L’absence de Crestia et Calderon, Aurore commençait à peine à la réaliser, et elle avait besoin d’y penser, et d’en parler. Elle regrettait de ne pas les avoir mieux connus, par exemple. Elle les avait trouvés lourds de leur vivant, mais à présent elle se disait qu’elle avait raté quelque chose. Ils valaient mieux que ça. Elles ont marché dans le camp, et les autres la saluaient avec joie, ils discutaient un peu avec elle, mais très peu d’entre eux évoquaient l’embuscade. Cela lui semblait irréel. Elle essayait de penser à ceux qui avaient disparu en se disant : ils sont morts. Ils ne vont pas revenir. Leurs corps ont été rapatriés. Ils sont enterrés à présent, en France. Il y a eu un discours officiel, avec
des médailles et des drapeaux sur les cercueils plombés. Mais c’était comme une musique qui sonne faux, ou un discours de propagande : elle ne croyait pas elle-même à ce qu’elle essayait de se dire. Et personne ne l’aidait. Personne ne parlait déjà plus de l’explosion. Les trois jours étaient passés, et puis il y avait une pudeur qui empêchait qu’on parle de la mort de deux des leurs. L’ambiance au camp avait radicalement changé.
Marine gardait le silence. Jusque-là sa dureté avait plu à Aurore, et elle l’avait même aidée à tenir bon. Elle avait été un modèle de force, de volonté. Mais là, elle ne pouvait plus la comprendre. Elle avait souvent eu l’impression de vivre dans un film, quand leurs chars entraient dans un village, par exemple, mais à présent, tout lui paraissait irréel. Il lui arrivait parfois d’apercevoir Crestia ou Calderon au coin d’une allée, ou derrière un véhicule garé, avant qu’un cahot dans sa poitrine ne l’aide à réaliser que c’était impossible. Elle ne comprenait pas que Marine cherche à éviter de parler de tout cela, cela lui semblait révéler un manque de profondeur, on aurait dit que sa seule réponse était « sois forte », et elle trouvait ça ridicule. Pour elle, ce n’était pas cela, être fort.
Aurore l’a regardée, incrédule. Elle n’arrivait pas à se dire que cette fille était la même que celle qu’elle avait rencontrée quelques années plus tôt. Alors elle a dit :
— Ça va, tu t’en es plutôt bien tirée, toi.
C’était comme si elle l’avait giflée. Elle s’en est tout de suite voulu mais c’était trop tard. Marine est partie rejoindre les autres, bousculant même un gars sur son passage. Aurore est restée la bouche ouverte, à la regarder s’en aller.
Elle ne l’a pas revue avant le soir, à la pizzeria du camp avec tous les autres.
Hardy était sorti de l’infirmerie lui aussi, mais il serait transféré le lendemain à l’hôpital de Kaboul, avant d’être ramené en France. Au dîner, il a évoqué les deux soldats morts en disant « nos gars », et personne n’a répondu. Un silence terrible s’est ensuivi, où il les a regardés l’un après l’autre en attendant un mot, un geste, mais rien n’est venu. Peut-être les regardait-il en imaginant chacun mort. Marine, elle, regardait ailleurs, obstinément ailleurs, vers les montagnes où leurs camarades devaient être devenus des fantômes.
A la pizzeria, la fête est devenue rageuse, extrême. Les militaires se sont vraiment saoulés, certains avaient dû mélanger l’alcool et des cachets. C’était une drôle de célébration, où chacun cherchait surtout à s’étourdir. Des insectes de nuit tournoyaient autour des lampes orangées, se cognant aux ampoules avant de repartir et de se cogner à nouveau. Marine restait à distance. Le lieutenant a fait un discours. Aurore lui en voulait, à lui, qui avait décidé d’une mission sans l’avoir suffisamment préparée, leur avait demandé de quitter les blindés au
pire moment et alors qu’il savait qu’ils n’avaient pas beaucoup de munitions sur eux, pour une mission qui ne devait être que de reconnaissance. Juste parce qu’il leur fallait prendre l’air. Elle savait que tous lui en voulaient de cette erreur de commandement. La confiance, c’était essentiel, à la guerre, et ils la lui avaient donnée, mais il n’en avait pas été digne. Ils avaient mis leur corps tout entier entre ses mains, ils avaient accepté de se mettre en danger pour lui obéir. Si l’ordre n’était pas justifié, tout s’écroulait.
Aurore a remarqué Fanny, elle est allée la saluer, et elles ont commencé à parler. Fanny était en Afghanistan depuis plus longtemps qu’elle, mais elle avait commencé à travailler à l’hôpital de Kaboul avant de venir sur le terrain, au milieu des montagnes. Aurore lui a dit qu’elle ne comprenait pas, parfois, ce qu’elle faisait là. Elle leur était étrangère.
Fanny a répondu à Aurore :
— Tu sais, moi, je suis venue ici pleine d’espoir, mais j’ai bien déchanté, petit à petit. Quand j’ai pensé devenir infirmière dans l’armée, je me disais que je serais vraiment utile, je me voyais sauver des vies, rassurer des hommes. Apaiser leurs corps. Le vrai cliché de l’infirmière à la guerre, comme dans les films. Je me disais qu’une présence féminine, ici, ça aurait vraiment du sens, que les mains d’une femme, ça devait faire du bien à un type qui revient blessé du combat. Mais dès le premier soir, j’ai entendu les gars dire que le casse-croûte était arrivé, et j’ai compris qu’ils parlaient de moi. Et avec les Afghans c’est pire, la plupart
du temps je n’ai pas le droit de les soigner. Alors ce soir, ne compte pas sur moi pour te remonter le moral. Je peux te donner des cachets, si tu veux.
Elle a débouché deux bières, et elles ont trinqué en riant jaune. Aurore l’avait trouvée courageuse, mine de rien, face au mollah. Et puis elle faisait partie de ceux qui l’avaient soignée.
Ce soir-là, elle a bu. Ils n’avaient pas droit à l’alcool mais bien sûr qu’il y en avait. Le vin était devenu un trésor. Max a même commencé à se débrouiller pour avoir du porto une fois par mois, et alors c’est devenu un rite : il allait déguster le premier verre de la bouteille face aux montagnes, et on aurait dit qu’il parlait tout seul. L’alcool adoucissait les contours et les souvenirs. De toute façon, c’était ça ou les médicaments, et elle s’était toujours méfiée des produits chimiques. Et puis au moins, avec le whisky ou la bière, il y a toujours un moment où on rit et un moment où on s’endort.
Fanny dansait face aux baffles, et faisait le bonheur des garçons qui lui tournaient autour. Aurore les a regardés un peu.
Un des leurs, Gus, a sorti une burqa qu’il avait volée dans une des maisons qu’ils avaient visitées, et il se l’est mise en improvisant une danse du ventre. Elle n’a pas participé à la clameur qui l’a accueilli. Elle n’aimait pas Gus, et elle n’aimait pas cette gaieté forcée. Son acolyte, Loïc, s’est mis à danser avec lui, le prenant par la taille et se frottant contre lui, et tout le monde a
bien ri. On leur avait formellement interdit de voler des affaires de civils, mais certains ne pouvaient pas s’en empêcher. Gus, par exemple, avait toute une collection de Corans alors qu’il n’en lirait jamais un mot.
Elle est partie se coucher. Le ciel était plein d’étoiles, et elle les voyait tanguer.
Les jours ont passé. Aurore avait l’impression que Marine l’évitait, ou plutôt, qu’elle se conduisait comme avant, mais s’arrangeait pour ne plus se retrouver seule avec elle, ce qui lui permettait de ne plus avoir à lui donner d’explication, et de ne parler que du quotidien. Aurore prenait cette neutralité pour une agression : parfois, Marine lui disait quelque chose d’anodin, et elle avait l’impression qu’elle se moquait d’elle. La tension montait. Elle lui en voulait de son égoïsme, de son indifférence. Comment pouvait-elle se prétendre son amie ? Parfois, elle se disait que c’était peut-être elle qui avait changé, après ses blessures et son séjour à l’hôpital auprès des Afghans. L’ambiance au camp lui semblait étrange, mais peut-être que l’attaque l’avait ébranlée au point qu’elle ne voyait plus du tout les choses comme avant. Elle ne se sentait plus solidaire des autres. Tout était différent.
Elle regardait les autres faire des rodéos de motos dans la cour du camp, se saouler, s’étourdir à coups de jeux vidéo ou d’exercices de musculation et elle se disait à nouveau : qu’est-ce que je fais là ? Elle avait l’impression de devenir folle.
Un soir où ils étaient de retour d’une mission, leurs camions ont commencé à dépasser une longue file d’hommes qui marchaient sur le bas-côté avec des ânes qui les suivaient, sans bride, tirant leurs charrettes. Des caissettes de raisins et de figues étaient empilées les unes sur les autres. La route était tellement étroite, et leurs camions si larges, que les hommes ont été obligés de serrer leurs charrettes au plus près du fossé.
Elle était avec les autres à l’arrière du camion. Il y avait un officier devant elle. Ils ont doublé les paysans au ralenti. Tout à coup, le gars le plus proche de l’ouverture a attrapé des grappes de raisin, et il en a lancé une à la tête de l’homme en face de lui, en riant comme un gosse. L’homme a essayé de faire reculer sa charrette précipitamment pour la mettre hors de portée, mais l’âne lui résistait. Les rires ont redoublé.
Le signal était lancé : le soldat s’est à nouveau penché et il a attrapé une pleine poignée de figues vertes, qu’il a commencé à jeter à la tête des autres. Et puis le gars à côté de lui s’est aussi mis à viser les Afghans avec les fruits. Il les a lancés à leurs cheveux, à leurs ventres, à leurs pieds. Très vite les autres ont commencé à faire pareil, une pleine bataille de fruits avec des rires excités de juments en chaleur.
Les Afghans ne disaient rien, ils continuaient à marcher de leurs pas lents, à peine s’ils tentaient de dévier un peu leur route vers le fossé. Certains regards étaient furieux, d’autres curieux. Les visages défilaient devant eux, en contrebas. Leurs roues soulevaient de la poussière, qui venait dans leurs yeux. Ils risquaient de blesser
un vieux, ou de faire tomber un plein chargement dans le fossé. Mais les soldats étaient lancés, ils s’entraînaient les uns les autres, et leurs tirs de fruits devenaient de plus en plus violents. Leur lieutenant, à l’avant, qui faisait semblant de n’avoir rien vu depuis le début, s’est retourné vers eux, puis il s’est remis face à la route. Il ne disait rien parce qu’il ne voulait pas déconcentrer ses hommes pour de simples broutilles. Et puis depuis l’embuscade, il les laissait tranquilles. Les autres ont continué, sur des dizaines de mètres. Les Afghans étaient maculés de taches de fruits sur leurs habits beiges.
Pendant tout ce temps, Marine avait détourné le regard, comme si elle n’était pas là. Le visage fermé, comme toujours depuis qu’Aurore était sortie de l’infirmerie.
Les camions ont continué au ralenti sur la route étroite, longeant dangereusement les ânes au bord du fossé. Aurore a reçu une figue au visage, qui lui a fait mal. Elle a gueulé, pour la forme. C’est Gus qui la lui avait lancée. Les gars ont rigolé de plus belle. Alors elle a récupéré la figue, et elle l’a lancée.
A la tête d’un Afghan. Un homme qui ne lui avait rien fait, et contre qui elle tirait.
Elle ne s’en souvenait que maintenant, face à la mer bleue de Chypre.
Le regard de Marine sur elle, à ce moment-là.
Elle avait commencé à ne plus être elle-même. Et à ne plus reconnaître Marine non plus.
Ce soir-là, elle était allée s’asseoir sur une chaise pliante à l’extérieur de la cantine, face aux montagnes, à côté de Max. Il lui avait dit :
— Calme-toi, Sorianette. Vous êtes attachées l’une à l’autre, et encore plus dans ce camp au milieu de nulle part, où on risque à chaque sortie d’être blessé ou mort. Vous avez besoin l’une de l’autre.
— Je ne la reconnais plus.
— Il ne faut pas lui en vouloir. Le jour de l’attentat, tu n’as pas tout compris. On ne t’a pas tout dit. Crestia a été égorgé par les insurgés. A quelques mètres de nous. On n’a rien pu faire.
On leur avait demandé de ne rien dire, même à elle, qui était là quand cela s’était produit. Aurore, terrée dans son trou, n’avait rien vu.
Depuis qu’elle était arrivée en Afghanistan, elle avait l’impression de ne rien voir.