Il faut compter trois jours avant de réaliser que quelqu’un est mort. C’est Fanny qui le lui avait dit, lors de son hospitalisation à l’infirmerie du camp.
— Comment tu vas ?
— Bien.
— 
D’accord, mais je ne te crois pas complètement. Elle a eu un sourire bizarre.
Pour elle, c’était suffisant. Un demi-sourire, un non-dit, et Aurore aurait dû comprendre que Marine avait eu peur pour elle, qu’elle s’était renseignée sur ses blessures, qu’elle était soulagée qu’elle soit rentrée. Elle n’aurait pas dû en demander plus. C’était un accueil à la Marine : humour, second degré, laconisme, droiture. Mais cette fois, pour Aurore, ce n’était pas assez. Elle avait été blessée, elle avait failli mourir, elle savait qu’ils avaient perdu deux hommes, elle avait vu la femme du mollah rentrer mourir chez elle sans rien avoir pu faire. Sa meilleure amie était là. Elle avait besoin de pouvoir en parler avec elle. Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait peur que cette guerre-là ne puisse pas se terminer par une victoire.
— A l’hôpital j’ai su que Crestia et Calderon étaient morts, mais on ne m’a rien dit.
— Il n’y a rien de plus à dire. On a perdu deux hommes, c’est tout.
Elle lui avait répondu sèchement, comme pour couper court à la conversation.
C’était comme si elle l’avait giflée. Elle s’en est tout de suite voulu mais c’était trop tard. Marine est partie rejoindre les autres, bousculant même un gars sur son passage. Aurore est restée la bouche ouverte, à la regarder s’en aller.
Elle ne l’a pas revue avant le soir, à la pizzeria du camp avec tous les autres.
Hardy était sorti de l’infirmerie lui aussi, mais il serait transféré le lendemain à l’hôpital de Kaboul, avant d’être ramené en France. Au dîner, il a évoqué les deux soldats morts en disant « nos gars », et personne n’a répondu. Un silence terrible s’est ensuivi, où il les a regardés l’un après l’autre en attendant un mot, un geste, mais rien n’est venu. Peut-être les regardait-il en imaginant chacun mort. Marine, elle, regardait ailleurs, obstinément ailleurs, vers les montagnes où leurs camarades devaient être devenus des fantômes.
Un soir où ils étaient de retour d’une mission, leurs camions ont commencé à dépasser une longue file d’hommes qui marchaient sur le bas-côté avec des ânes qui les suivaient, sans bride, tirant leurs charrettes. Des caissettes de raisins et de figues étaient empilées les unes sur les autres. La route était tellement étroite, et leurs camions si larges, que les hommes ont été obligés de serrer leurs charrettes au plus près du fossé.
Elle était avec les autres à l’arrière du camion. Il y avait un officier devant elle. Ils ont doublé les paysans au ralenti. Tout à coup, le gars le plus proche de l’ouverture a attrapé des grappes de raisin, et il en a lancé une à la tête de l’homme en face de lui, en riant comme un gosse. L’homme a essayé de faire reculer sa charrette précipitamment pour la mettre hors de portée, mais l’âne lui résistait. Les rires ont redoublé.
Le signal était lancé : le soldat s’est à nouveau penché et il a attrapé une pleine poignée de figues vertes, qu’il a commencé à jeter à la tête des autres. Et puis le gars à côté de lui s’est aussi mis à viser les Afghans avec les fruits. Il les a lancés à leurs cheveux, à leurs ventres, à leurs pieds. Très vite les autres ont commencé à faire pareil, une pleine bataille de fruits avec des rires excités de juments en chaleur.
Ce soir-là, elle était allée s’asseoir sur une chaise pliante à l’extérieur de la cantine, face aux montagnes, à côté de Max. Il lui avait dit :
— Calme-toi, Sorianette. Vous êtes attachées l’une à l’autre, et encore plus dans ce camp au milieu de nulle part, où on risque à chaque sortie d’être blessé ou mort. Vous avez besoin l’une de l’autre.
— Je ne la reconnais plus.
— Il ne faut pas lui en vouloir. Le jour de l’attentat, tu n’as pas tout compris. On ne t’a pas tout dit. Crestia a été égorgé par les insurgés. A quelques mètres de nous. On n’a rien pu faire.
On leur avait demandé de ne rien dire, même à elle, qui était là quand cela s’était produit. Aurore, terrée dans son trou, n’avait rien vu.
Depuis qu’elle était arrivée en Afghanistan, elle avait l’impression de ne rien voir.