Peut-être les autres prenaient-ils déjà des cachets avant l’explosion de la bombe sous la neige. Mais ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’elle s’est aperçue que certains hommes de la compagnie étaient constamment défoncés, et qu’ils dépassaient largement les doses. Certains allaient manger deux fois de suite, ayant oublié leur premier dîner sitôt avalé. D’autres restaient le nez collé à leur jeu vidéo toute la nuit. Max était de ceux-là : depuis, il était insomniaque et jouait à des jeux de guerre muets. Parfois, il s’interrompait en plein milieu d’une phrase et restait le regard vide, fixé devant lui, bouche bée. Cela ne servait alors à rien de dire son nom, et si on lui donnait un coup de coude, il sursautait comme si on le réveillait d’un cauchemar. Les autres avaient appris à le laisser tranquille, et à attendre qu’il revienne tout seul à lui. Fanny lui donnait des plaquettes de somnifères supplémentaires. Ils étaient de plus en plus nombreux à en avoir besoin pour dormir. Ils n’avaient pas droit aux anxiolytiques,
à part l’Antarax, parce qu’on disait que cela renforçait la fixation de la mémoire. Ne rien figer dans la mémoire, pour ne pas avoir de séquelles après la guerre. Oublier, avancer. Un caporal, plaqué par sa copine du jour au lendemain sur Facebook, avait réussi à extorquer des calmants à Fanny, lui aussi, mais il les avait mélangés avec du whisky acheté en contrebande, et il avait pissé sur le lit de son voisin en croyant qu’il était allé jusqu’aux toilettes. Il s’était fait tabasser, et tout le monde l’avait appelé « la Pissouse » jusqu’à la fin de la mission. En se saoulant, en prenant des médicaments, ou en draguant tous azimuts comme Fanny, ils cherchaient tous, sans doute, à oublier qu’ils étaient mortels – alors que chaque seconde au camp leur rappelait le contraire.
Elle avait perdu le contact avec son propre corps. Voilà ce dont elle s’était aperçue là-bas. C’étaient les brûlures à ses cuisses qui, en cicatrisant, lui avaient rappelé son existence. Et à présent, dans cet hôtel au bord de la mer pour touristes insouciants et libres, où elle jouait à la fille en rabattant l’ourlet de sa robe tee-shirt quand elle s’asseyait pour cacher ses cicatrices en forme d’ailes sombres, elle sentait peu à peu son corps comme une source de plaisir possible. Cela faisait six mois qu’elle n’avait pas vu de lit ni d’oreiller, six mois qu’elle n’avait pas senti de peau contre sa peau, qu’elle n’avait pas foulé une moquette douce ou une pelouse les pieds nus, six mois qu’elle ne ressentait que souffrance, tension et stress, qui ne pouvaient être
soulagés que par des séances de tir de défoulement ou un moment de masturbation, le soir, au creux de son sac de couchage, portée par l’imagination des traits désormais indistincts de son homme ou d’un autre, un soldat de la section dont elle aurait perçu le même besoin de sexe et de tendresse et qui l’aurait excitée au cours de la journée. Six mois que ses seuls échanges affectueux se faisaient à travers une webcam aux images saccadées, où Raphaël ne lui disait que quelques banalités qui ne pouvaient pas la distraire d’un quotidien lui-même trop dur à raconter. Six mois qu’elle était emmaillotée dans des chemises en polaire, des chaussettes épaisses comme des pulls irlandais, des gants de tireur d’élite, des lunettes de protection, des chaussures de montagne. Elle imaginait ses jeans et ses sweat-shirts d’avant, bien rangés dans la penderie de sa chambre, et elle ne savait même pas si elle arriverait à les remettre : c’étaient les habits d’une autre, quelqu’un qu’elle n’était pas sûre de connaître.
Alors ce soir-là, le premier à Chypre, elle guettait chaque tressaillement de sa peau sous sa robe, elle goûtait chaque gorgée de cocktails aux noms plus ringards les uns que les autres, elle regardait chaque garçon autour d’elle comme un amant potentiel. Aucun d’eux n’avait baisé depuis six mois. Chaque minute de plaisir méritait d’être savourée. C’était soudain l’été.
Et quand le Chypriote qu’elle reluquait, sans même en être consciente au début, s’est rapproché d’elles
avec son ami et leur a proposé un verre, elle n’a pas eu la moindre hésitation. Elle a souri. Et elle a accepté, heureuse.
Cristos, et Harry. Un pas-très-grand aux yeux bleu ciel et aux sourcils bien dessinés, et un costaud, barbu, à la tête grosse et bouclée, aux mains puissantes, aux grands yeux noirs cerclés de cernes gris qui lui donnaient un air ensommeillé. Tous les deux en chemise claire, bien repassée. Les militaires qu’elles venaient de rencontrer s’étaient volatilisés. Marine les a vaguement cherché du regard, mais elle était déjà un peu saoule, et elle s’est concentrée sur le nouveau verre qui lui arrivait dans les mains. Cela les amusait, de se faire draguer comme au bon vieux temps par deux hommes plutôt séduisants, qui s’intéressaient à elles plutôt qu’aux Ukrainiennes filiformes ou aux Italiennes aux fesses prometteuses.
Fanny est revenue près de ses amies. Seule, et renfrognée. Son prince charmant s’était transformé en citrouille. Une fois de plus, son besoin de se pelotonner contre quelqu’un, de partager des sentiments, serait déçu.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? lui a demandé Aurore, pleine de compassion.
— Je ne sais pas, je crois qu’il est un peu dingue, a répondu Fanny.
Elle avait le chic pour rencontrer les plus ringards, ou les plus fous. Ceux qui allaient lui faire du mal.
Certaines filles étaient ainsi. Pour une fois, elle avait évités les ennuis. Elle en était déçue.
Les deux Chypriotes se sont dit quelque chose en grec. Aurore a compris qu’ils parlaient d’elles. Harry a souri, mal à l’aise, et il a baissé les yeux. Mais Cristos a demandé en anglais :
— Vous êtes étudiantes ?
— Non, on travaille…, a dit Marine, prête à faire son petit effet.
— Mais là, on est en vacances, alors on n’a pas trop envie de parler boulot, a fait Fanny précipitamment.
— Ok, ok, dit Cristos en levant ses mains paumes vers elles. Nous, on ne veut pas vous embêter.
— Moi, je suis infirmière, dit Fanny comme si ça lui donnait un atout de séduction supplémentaire indéniable.
— Et vous ? a enchaîné Aurore.
Elle ne voulait pas non plus qu’ils partent tout de suite.
— Lui, il est professeur, a répondu Cristos. Et moi, je n’ai pas d’emploi, en ce moment. C’est la crise, à Chypre. Comme partout en Europe.
Fanny a soupiré en prenant un air de circonstance. Aurore n’avait pas envie de parler de la guerre, mais pas de la crise non plus. Elle voulait passer une bonne soirée, et non s’infliger une conversation sinistre sur l’état du monde – cette saloperie de crise leur pourrissait bien assez la vie comme ça. Sans la crise, elle ne se serait peut-être même pas engagée dans l’armée. Mais
elle s’est dit que si elle avait réussi à entrer à Médecins du Monde, elle se serait peut-être retrouvée en Afghanistan quand même. Une histoire de destin.
Un ange est passé. Elle a demandé à Cristos :
— Et avant d’être au chômage, tu faisais quoi ?
— J’ai fait des études d’histoire, mais je ne me suis jamais servi de mon diplôme. Tout de suite après l’université, j’ai commencé à travailler dans la banque. J’ai vendu des contrats d’assurance-vie pendant huit ans, jusqu’à ce que la crise les pousse à licencier. Les gens préfèrent mettre leurs économies dans leurs chaussettes ou dans la pierre, pas dans des euros. On ne sait même pas si on va rester dans l’Europe.
— Allez, ricane Marine, vous ne pouvez pas faire autrement.
— Ça, c’est sûr, rétorque Harry. L’Europe sans la Grèce, ça n’a pas de sens. On est quand même les inventeurs de la démocratie.
— La démocratie, elle a pris une claque, ces derniers temps, a dit Marine.
Il y a eu un silence gêné. L’ambiance s’est légèrement tendue.
— C’est vrai, dit Cristos, cherchant à réconcilier tout le monde. Une démocratie qui obéit aux marchés, on ne sait plus très bien si c’est encore de la démocratie.
Fanny a pris l’air ennuyé d’une ado à qui on propose d’aller voir une expo, Harry a regardé ailleurs comme s’ils avaient déjà eu cette conversation vingt fois, et Aurore, elle, s’est dit que ce petit Grec commençait à
bien lui plaire, avec ses airs de prof de philo exotique.
Il devait commencer à se dire la même chose, ou il avait envie de désamorcer pour de bon la dispute qui menaçait d’éclater, parce qu’il est revenu à des questions plus pratiques :
— Vous êtes mariées ?
— Non.
Cette fois c’est Aurore qui avait menti. Elle commençait à se prendre au jeu. Fanny a pouffé dans son verre. Marine a pris un air faussement sérieux. Ils ne savaient pas si elles mentaient ou pas.
— C’est vrai ? lui a demandé Cristos.
— Oui, a dit Aurore, avec force. On est célibataires, et en vacances.
Fanny les a regardées comme si elles essayaient de lui voler son jouet. Mais Aurore a continué à les faire passer pour des filles qui n’avaient pas froid aux yeux, libres de toute contrainte. Marine ne comprenait pas trop pourquoi elle faisait cela, mais comme cela avait l’air de l’amuser, elle l’a laissée faire. Fanny ne parlait pas bien anglais et ne pouvait pas suivre complètement la conversation, mais elle s’échinait à baragouiner quand même, et à minauder, un peu trop d’ailleurs : elle agaçait Aurore, à mettre une mèche de ses cheveux au-dessus de sa lèvre supérieure comme une moustache, à lancer des œillades, à croiser et décroiser ses jambes. Marine a souri. Aurore voyait les deux Grecs émoustillés. Cristos lui semblait de plus en plus séduisant. Harry était plus réservé que son ami, mais aussi
plus sombre, et elle n’aimait pas trop la façon avec laquelle il regardait Fanny : on aurait dit qu’il la jugeait. Elle ne savait pas s’il aimait son attitude (après tout, ils devaient être là pour ça, trouver des touristes qui avaient envie d’amourettes de plage), ou si elle l’irritait. Il la faisait penser à un type un peu collant qui lui avait couru après quand Marine et elle étaient au lycée. Il la draguait au bar où elles allaient tous les soirs, alors qu’il avait une trentaine d’années, et elles dix-sept : à l’époque, cela suffisait à faire de lui un pervers, ou au moins un homme un peu louche. Il lui faisait passer des mots doux, qu’il signait « ton gros loup », et elles se moquaient de lui. Elles devenaient cruelles. Elle l’avait ridiculisé devant tout le bar en lisant un de ses mots à voix haute. Les moches s’en prenaient plein la tête s’ils avaient l’audace de s’intéresser de trop près à elles. Depuis des années, elles étaient entraînées à jauger les garçons, et à quelques exceptions près, Aurore avait plutôt une bonne intuition. Les deux Grecs, elle les avait assez vite classés dans la bonne catégorie, celle de garçons sympathiques qui avaient juste envie de s’amuser, comme elles, de connaître des gens venus d’ailleurs, et peut-être de se faire offrir des verres par des touristes qui avaient plus d’argent qu’eux – par temps de crise, justement. Fanny et Aurore étaient expertes dans l’art de se faire inviter, alors elles avaient un peu discuté au bar avec le Gros avec qui elle avait joué à la danse des oranges, qui était finalement plus jovial qu’elle ne l’avait imaginé, et ses copains. Toute la soirée, elles se sont fait offrir des
verres, les partageant avec Marine et les deux Chypriotes, elles rigolaient, leur technique était bien rodée. Cristos et Harry étaient quand même surpris de leur comportement : elles buvaient beaucoup, parlaient fort, en déambulant le long du comptoir, comme si elles étaient dans un bar en Bretagne. Fanny, surtout, qui exhibait ses longues jambes, relevait ses cheveux en arrière, faisant voir la transpiration dans son dos, les excitait. Ils léchaient son corps du regard.
Ils ont dansé tous ensemble, même si Fanny a essayé à plusieurs reprises de les convaincre de retourner près des militaires qui leur offraient des verres. Marine et Aurore préféraient rester avec les Grecs, elles les trouvaient rigolos, et puis ça les changeait des bidasses. Fanny, elle, en avait marre de les entendre parler anglais et de ne comprendre qu’une phrase sur deux, et elle avait toujours envie de rencontrer un homme pour de bon. Elle ne se rendait pas compte qu’il y avait neuf chances sur dix pour qu’un militaire rencontré au cours des trois jours de sas soit aussi fiable qu’un Chypriote prêt à sortir avec une touriste.
Ils sont allés chanter au karaoké – les Rita Mitsouko,
Marcia baila. Mais c’est la mort, qui t’a consumée, Marcia. Cristos a essayé de retenir les paroles. Il a attrapé Aurore par l’épaule et elle n’a rien dit, au début, et puis elle s’est dégagée, parce qu’elle avait vu Marine la regarder de travers. Des hommes torse nu sifflaient et hurlaient, devant des pintes de bière dorées
sous les spots. La chanson s’est terminée et les applaudissements ont fusé. Le DJ a enchaîné sur de la sale techno, pour que les gens dansent. Ils ne se sont pas fait prier : la piste a été prise d’assaut. L’ambiance était chaude. Fanny s’est trémoussée en levant les bras. Elle était drôle, à faire de grands gestes sur la piste.
Quand elles sont revenues au comptoir, leurs nouveaux amis ont proposé de leur faire visiter l’île, le lendemain. Cristos avait le regard souligné par ses longs cils et ses sourcils noirs, et il regardait Aurore par en dessous, en rigolant : il avait compris qu’il pouvait la faire craquer.
— On vient vous chercher à l’heure que vous voulez, on part en voiture quelques heures, on vous fait visiter les environs, et on vous ramène en fin d’après-midi. Qu’est-ce que vous en dites ?
Elles n’avaient pas le droit, théoriquement, de sortir de l’hôtel en dehors des visites organisées par l’état-major. Certains militaires s’échappaient en douce, bien sûr, mais plutôt le soir. Elles ne pouvaient pas le dire aux deux Chypriotes, puisqu’elles étaient censées être en vacances. En même temps, elles avaient envie de voir l’île, et c’était peut-être une occasion unique, de le faire avec des garçons du pays.
Fanny est revenue, essoufflée, échevelée, rouge et transpirante, près d’elles :
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi vous faites des têtes d’enterrement ?
— Les gars nous proposent de nous faire visiter le sud de l’île en voiture, demain.
— Merde, a fait Fanny, les autres aussi, ils nous proposent de nous emmener. Ils ont loué une voiture et ils vont voir une plage de sable noir, demain. Ce n’est pas loin. Eux, ils proposent quoi ?
— Un tour des sites archéologiques.
Aurore avait laissé Marine parler parce qu’elle avait plus d’autorité sur Fanny. Elle en avait déjà envie, de partir en virée avec eux, même si elle savait que ce n’était pas très raisonnable. Et cela lui semblait plus attirant que de passer la journée avec trois militaires.
— Oh non, pas une visite culturelle, a gémi Fanny, puis elle a réfléchi, avant d’ajouter à voix basse et très vite, comme s’ils risquaient de comprendre le français tout à coup : on ne les connaît pas, en plus, vous n’allez pas partir avec eux !
— Les autres non plus, tu ne les connais pas, a rétorqué Aurore.
— Ce sont des Français, et des militaires, a dit Fanny.
— C’est sûr, c’est rassurant, a fait Marine.
Cristos a souri, en mimant l’expression qui signifiait « Je ne comprends rien à ce que vous dites, que se passe-t-il ? ». Harry a scruté leurs visages, l’air sérieux. Il attendait le verdict.
— Moi, en tout cas, c’est clair, je n’y vais pas, a dit Fanny. No, no, no, elle a fait aux deux garçons.
— Et vous ? a de nouveau demandé Cristos. Harry ne disait plus rien.
Marine et Aurore se sont regardées. Le matin, au programme elles avaient cours de relaxation, séance de débriefing collectif, et boue marine, mais l’après-midi l’aquagym et la visite de la ville étaient en option. Elles devraient pouvoir se débrouiller pour disparaître sans que cela se voie trop. Cristos a tenté de les convaincre une nouvelle fois :
— On peut vous faire visiter la ville antique, et puis après longer la mer, jusqu’à l’endroit où est née Aphrodite. C’est magnifique.
— Le soir, il y a une fête, a insisté Harry. Une fête traditionnelle, dans un village des montagnes. Si vous voulez, on peut vous y emmener. C’est sympathique, et vous n’aurez pas l’occasion de voir ça plusieurs fois dans votre vie.
Fanny s’est tournée vers Marine, qui lui a dit brutalement :
— T’as envie de rentrer en France sans avoir rien vu, encore une fois ? On n’a rien vu de l’Afghanistan, et on va rien voir de Chypre non plus.
Il y a eu un silence entre elles. Elles étaient toutes les trois fatiguées.
— C’est du côté grec, au moins ? a demandé Fanny.
— On ne va jamais du côté turc, a grogné Harry tout à coup entre ses dents.
Marine a regardé Aurore qui a soupiré : elle ne savait pas quoi faire. Marine a tranché :
— Bon. Je crois qu’on ne va pas réussir à se mettre d’accord. On est venues ici pour passer des vacances ensemble. On n’a plus que deux jours, on ne va pas se les gâcher. On reste toutes les trois. Désolée.
— Voilà, c’est réglé, a dit Fanny, sur un ton résigné, en regardant les Chypriotes.
Après un moment de flottement, elles sont descendues de leurs tabourets pour leur dire au revoir. Cristos a regardé Aurore et il a dit :
— On passera quand même vers midi, pour voir si vous n’avez pas changé d’avis.
Alors elle a répondu :
— Ok. A ce moment-là, on avisera. On ne sait jamais.
Fanny a ricané, mal à l’aise.
Elles leur ont fait la bise. Ils ont été surpris, visiblement on ne s’embrassait pas facilement, à Chypre.
Elles ont fait signe aux trois militaires avec qui Fanny avait sympathisé, qui se sont rapprochés.
— A demain, les filles, a dit l’hippopotame en short beige. Il avait une façon lourde de se mouvoir, que rien ne semblait pouvoir arrêter.
— Peut-être, a répondu Fanny, en faisant l’intéressante. On ne sait pas si on sera là, parce qu’on ira peut-être
visiter (elle a appuyé sur le mot avec ironie)
le coin avec des locaux qu’on a rencontrés, et puis après à une fête dans un village…
Le Gros a eu un regard énervé vers les deux autres, comme si cette nouvelle information avait introduit un ennemi face à eux, ou les mettait immédiatement en concurrence.
Le Rat, aux yeux vifs et à l’air furtif, a dit :
— Vous y allez avec eux ?
— Peut-être, a fait Fanny en haussant les épaules. Moi, ça ne me dit rien, mais elles…
Elle les a désignées du menton.
— Si vous cherchez des amoureux, nous, on est là, a dit le petit au regard torve et aux dents longues.
L’Orignal. C’est vrai qu’avec des cornes, il aurait pu trôner au-dessus d’une cheminée.
— T’es un comique, toi, l’a calmé Marine.
— Faites gaffe, quand même, a dit le Gros. Méfiez-vous des filles de l’Est et des hommes du Sud, comme disait mon chef au Kosovo.
Il s’est adressé à Fanny :
— Tu n’es pas obligée de faire tout ce qu’elles te disent. C’est les vacances. Nous, on va à cette plage. Tu peux venir avec nous. Mais vous pouvez venir toutes les trois, si vous voulez.
Marine a dit, en défiant Fanny du regard :
— Non. On n’a pas besoin d’accompagnateurs, on ira toutes seules. Ni avec eux, ni avec vous. Comme ça, c’est réglé.
Elles ont marché en silence, dans le couloir à la moquette aux motifs tarabiscotés jusqu’à ce qu’elles arrivent à leur chambre. Fanny est entrée à leur suite sans rien dire. Elle s’est installée sur un lit fait de coussins, par terre. Une fois qu’elles étaient toutes les trois couchées, lumière éteinte, Fanny a dit :
— Moi, j’ai envie d’aller visiter l’île avec eux.
— Moi aussi, a répondu Marine avec le début d’un sourire.
— Moi aussi, a dit Aurore en rigolant.
— On ne parle pas des mêmes ! Vous êtes pénibles.
Dans le noir de la chambre, Aurore a souri : elle savait que Marine et elle avaient envie de la même chose. Pour la première fois depuis des mois.