A Chypre, continuait la voix de Cristos tandis qu’il pointait son doigt hors de la voiture, il y avait aussi des eucalyptus, qui sentaient bon quand il les dépassait, et des fleurs dont elle n’a pas compris le nom, qui ressemblaient aux orchidées en pot de sa mère, mais avec des couleurs comme ravivées. Elle voyait sa mère et soudain elle avait envie d’être avec elle à la table de la cuisine, de l’entendre parler de la voisine du dessus qui avait raté sa couleur, une femme qu’elle aurait à peine reconnue dans la rue et dont elle ignorait tout, et de se laisser porter par sa voix seulement, en se moquant complètement du sens des mots. Elle pourrait bien lui raconter n’importe quoi, elle pourrait même rester devant la télé ou avachie sur le canapé, ce qu’elle voulait c’était entendre sa voix ronronner en comptine à ses oreilles et manger du chocolat, détendre ses jambes et regarder les tours au-dehors, ne plus penser à rien. Elle voulait être près d’elle et sentir son odeur à nouveau, et si elle pouvait faire une petite fièvre en rentrant, ce serait bien, pas une grippe bien sûr ou une amibe à effet retard, mais une petite poussée de chaleur qui ferait que sa mère mettrait sa main fraîche, aux articulations qui ne se redressaient plus tout à fait, sur son front chaud, qu’elle la regarderait en évaluant sa température puis la rassurerait de sa voix douce, confiante, comme quand elle était petite et qu’elle faisait parfois semblant d’être malade pour ne pas aller à l’école. Sa mère faisait alors semblant de la croire, de ne pas s’être aperçue qu’elle avait posé le thermomètre quelques minutes sur le radiateur, pour qu’elles puissent aller se recoucher toutes les deux dans son lit après sa nuit de travail à l’hôpital, ravies de se retrouver, pelotonnées l’une contre l’autre, sous les draps.
Il avait tout prévu, et il était très attentionné. Elles n’en avaient plus l’habitude, c’était agréable de se faire dorloter. Après tout ce qu’elles avaient avalé au buffet du petit-déjeuner, Aurore pensait qu’elle ne pourrait pas avaler ses amandes encore vertes, mais elle les a acceptées de bonne grâce, pour lui faire plaisir. Elles avaient un goût de pâte d’amandes, rien à voir avec les graines salées qu’on servait à l’apéritif en France. Elle a pensé à son petit frère chantant Petit Papa Noël en plein mois d’août. Elle était tout à coup joyeuse, exaltée, même, par cette journée imprévue, le temps magnifique, la mer scintillante. Elles s’étaient échappées du Paradise Beach, et personne ne savait où elles étaient. Cela faisait vraiment du bien après six mois de mission, où chacun de leurs gestes, ou presque, était fait sur commande. La plupart des gars étaient restés à l’hôtel, pour profiter de la piscine, de la salle de musculation, des catamarans en libre-service. Le « resort » était en réalité comme une ville, où on trouvait tout sur place et où on pouvait vivre isolé de l’extérieur. Certains devaient avoir besoin de cela, cet isolement, cette protection, à l’abri du monde. Elles, elles avaient préféré s’en aller de ce décor fabriqué et aller voir l’île. Ceux qui restaient à ne rien faire du tout étaient rares. Ils ruminaient, seuls, sur leur transat, les yeux derrière l’avant-bras, le visage fermé. Les autres s’étourdissaient en activités aquatiques, pour ne pas penser et se coucher fatigués. Trois jours, ça passait vite. Ils prendraient des photos de l’hôtel, de la plage de l’hôtel, du hall de l’hôtel, des allées du jardin de l’hôtel, et ils rentreraient chez eux. Elle a croisé le regard de Marine ; il faudrait bien qu’elles parlent, toutes les deux. Ce n’était pas encore le moment.
La nécropole comptait des dizaines de tombes, certaines au-dessus de la roche, d’autres creusées en contrebas, cachées dans les crevasses du sol. Certaines pierres autour d’eux avaient été foulées par d’autres pieds 3 400 ans avant les leurs. Un lézard s’est faufilé entre deux restes de colonnes effritées, pour se protéger de la chaleur qui montait. Des insectes bourdonnaient, qu’on ne voyait pas.
Cristos prenait son rôle de guide au sérieux :
— A l’origine, Paphos était juste un port, celui où arrivaient les pèlerins qui se rendaient au sanctuaire d’Aphrodite qu’on ira visiter tout à l’heure. Ils venaient de loin : à l’époque, le monde grec avait sa capitale en Egypte.
Quelques bulles d’Astérix et Cléopâtre lui sont revenues en tête. Elle les a chassées. Mais Marine l’a regardée et elle a chuchoté :
— « Quel nez ! »
Elles ont rigolé toutes les deux. Chaque fois que Marine se conduisait comme avant, Aurore riait, plus pour le plaisir de la retrouver que par réelle envie de s’amuser. Cristos a continué la visite, il était bien meilleur que le gnome militaire qui les avait accueillies à l’aéroport.
Fanny est restée dehors, sous un pistachier auquel étaient accrochés des bouts de tissu multicolores. Les deux Grecs, Marine, et Aurore sont descendus dans le noir, jusqu’à ce que Harry allume la lumière en tâtonnant : un commutateur était planqué dans l’escalier de pierre. Elles ne l’auraient jamais trouvé sans lui. A l’intérieur, il faisait frais.
— Ces chambres souterraines ont probablement servi de refuge, puis de chapelle pour les Chrétiens...
Elles ont continué dans le souterrain. Aurore était de moins en moins à l’aise. L’atmosphère était humide, et une odeur de pourriture imprégnait la terre autour d’elle. Elle commençait à avoir peur de rester ensevelie dans le tunnel, et n’avait plus envie d’avancer. Elle a jeté un œil vers Marine, qui avait les yeux agrandis. Comme elle, elle devait penser aux insurgés qui se cachaient dans des grottes en Afghanistan. Un jour elles avaient dû fouiller des habitations troglodytes et Aurore avait cru qu’elle allait sauter sur une mine et rester sous la pierre. Elle en avait rêvé des nuits entières. Elle étouffait. Elle avait toujours peur d’y rester, que cela survienne n’importe où. Elle se concentrait sur chacun de ses pas, pour essayer de ne pas penser, mais elle n’y arrivait pas. Ce jour-là, dans la grotte, ils n’avaient trouvé aucun taliban, mais ils s’étaient retrouvés face à de longs os jaunes et bruns, datant peut-être de plusieurs siècles, alignés parallèlement comme des soldats en rang, humérus et fémurs qui avaient autrefois aidé des chairs à se mouvoir, des hommes et des femmes à marcher vers leur mort certaine. De temps en temps, un crâne donnait à cet empilement maniaque encore plus de réalité. Certains soldats avaient ri, comme s’ils assistaient à un film d’horreur grand-guignolesque. Elle se souvenait qu’elle avait pensé qu’ils seraient, un jour, dans cet état, tous autant qu’ils étaient, défilant sagement devant les os empilés, leurs armes à la main – et que cela allait peut-être arriver la seconde d’après. Aurore continuait à avancer, à petits pas, dans la pénombre, derrière les Grecs. Ici aussi, des hommes avaient été enterrés. Sept frères. Elle a commencé à se sentir vraiment mal. Sa respiration était rauque, elle n’avait plus de souffle. Elle a posé la main contre la pierre humide. Cristos l’a saisie pour la rassurer, mais elle a été surprise et lui a immédiatement immobilisé l’avant-bras d’un geste brusque ; il a poussé un léger cri, aspiré. Elle l’a lâché, interdite. Elle était un peu gênée, mais elle n’y pouvait rien, elle avait agi par réflexe. Elle a pris un air détaché et elle a dit :
Harry a dit quelque chose en grec et il a ri, doucement. Il les trouvait peureuses, cela le faisait rire. Mais Cristos, lui, est resté sérieux : il commençait à trouver ces filles étranges, et Aurore lui avait fait mal. Il se frottait le poignet, l’air soucieux. Il voyait bien que quelque chose n’allait pas chez ces filles. Il ne savait pas à quel point.
Aurore a vu Marine faire jouer son crâne de part et d’autre de sa nuque, pour se détendre. Ses mains rougies par le soleil tremblaient.
Le matin, au débriefing collectif, un type avait craqué. Au départ, les gars avaient raconté des anecdotes assez simples, des instants où ils étaient restés paralysés par la panique pendant quelques secondes qui auraient pu leur coûter cher. Puis un gars a commencé à raconter une histoire et s’est interrompu en plein milieu d’une phrase : il ne se souvenait plus. Trou noir. Il avait cru pouvoir tout raconter, et c’est en le faisant qu’il s’apercevait que son récit faisait place à un vide. Il était incapable de se souvenir du moment où il avait été attaqué. Le psychologue leur a expliqué que cela arrivait parfois, et que quelques séances de simulation vidéo pouvaient en arriver à bout, mais qu’il fallait prendre ce symptôme au sérieux, et continuer les séances en rentrant. Il y a eu un silence général, embarrassé.
Quand les femmes étaient venues les chercher en gueulant comme un groupe de poules énervées, elles étaient à la salle d’armes, Marine et elle. D’autres collègues étaient là eux aussi, mais c’est vers elles que les femmes étaient venues – elles étaient quatre filles sur toute la compagnie, et elles étaient donc particulièrement en charge de la population féminine, puisque les maris et les pères n’aimaient pas que leurs femmes aient des contacts avec les soldats. A force, elles avaient noué des liens avec les femmes du village le plus proche, et même si Aurore n’aurait pas été jusqu’à dire qu’elles avaient une mission de civilisation comme on le leur avait vendu au départ, d’émancipation des femmes, de scolarisation des petites filles et tout ce fatras de bonnes intentions auxquelles elle avait cru avant de partir et dont elle était revenue, elles arrivaient tout de même à leur montrer que non, les hommes n’étaient pas toujours les plus forts (d’ailleurs tous les travaux de force, dans leur pays, étaient pris en charge par les femmes, porter de l’eau, des pierres), et que oui, en Occident, elles essayaient d’être les égales des hommes – ils n’avaient pas le droit, en tout cas, de dire le contraire. Bref, ce jour-là, c’était elles que les femmes étaient venues chercher. Elles étaient toujours en froid, Marine et elle, mais quand les Afghanes avaient crié : « Captain, captain », même si Aurore n’avait pas compris ce qu’elles voulaient dire, elles les avaient suivies, Marine en tête.
Aurore imaginait la femme du lieutenant, face au cercueil de son mari rapatrié en France, raide de douleur, à qui l’administration mentirait jusqu’au bout. Elle l’imaginait se retenir de pleurer pour être digne quoi qu’il arrive, face à la dépouille de son mari, devant les rangs de l’armée. Elle ne saurait jamais comment son mari était mort à la guerre. Et Aurore se disait qu’il aurait peut-être lui aussi préféré ce mensonge, un dernier mensonge pour un héros intact.
Elle repensait à ce que Hardy lui avait dit sur sa femme, à sa peur qu’elle ne veuille plus de lui, qu’il n’avait peut-être confiée à personne d’autre, et elle se demandait comment s’étaient passées leurs retrouvailles.
Parfois, elle s’imaginait mourir au combat, elle voyait son corps gris rentrer au pays dans un cercueil de plomb, salué par son régiment devant sa mère, son frère, ses deux sœurs, elle voyait sa mère se jeter sur le cercueil et pleurer, et elle pleurait, et elle s’en voulait la seconde d’après alors elle s’essuyait le nez de sa manche et elle allait boire un baby. Jamais elle n’imaginait Raphaël présent. Il l’aurait peut-être oubliée avant qu’elle soit morte.
Depuis la disparition de Sylvain, Marine n’avait plus jamais eu peur de la mort. Elle disait que lorsque Sylvain avait disparu, elle avait eu le sentiment de s’effacer elle aussi. De ne plus être là. Sa vie était une façade commode. Elle prétendait vivre, et elle vivait, d’ailleurs, mais comme on vit après une amputation.
— C’était comme si je ne vivais plus, alors comment j’aurais pu avoir peur ? Je pouvais bien m’engager dans l’armée, prendre tous les risques. Je n’avais peur ni de mourir, ni de souffrir, puisque je n’étais plus là. Je voulais brûler jusqu’à tout espoir que ma vie revienne. Et puis au moins, avec l’armée, je savais à quoi m’attendre.
Elle a regardé Aurore comme si elle la découvrait :
— Mais toi ? Tu n’avais pas de raison de t’engager ?
— Justement.
C’était vrai. Elle était quelconque. Elle avait toutes les raisons de vouloir prendre des risques dans sa vie pour lui donner du relief. C’était d’ailleurs pour cela qu’elle cherchait à s’approcher le plus possible d’elle, Marine Klein, si singulière, si étonnante. Comme si elle l’avait rejointe dans sa pensée, Marine a dit :
— La seule qui a rendu cela supportable, c’était toi. Quand tu es venue me chercher chez moi, le soir, et que nous sommes allées voir la mer… Ce soir-là, j’ai su que je pourrais continuer. Que ce ne serait pas si difficile. Pas de vivre, non, mais de faire semblant.
— Revivre.
Marine l’a regardée, songeuse, et elle a dit :
— Je crois vraiment qu’il y a des moments où on ne se comprend pas.
Aurore en a été mortifiée. Elles s’étaient retrouvées, mais pas tout à fait. Aurore sentait qu’il y avait encore des zones d’ombre, et que Marine ne lui avait pas tout dit. Elle voulait en parler, Marine préférait se taire. Elle avait toujours été pour le silence. Elles étaient différentes.
A Chypre, elles allaient voir si la guerre les avait changées tout à fait. Depuis cette discussion, elles avaient essayé de se retrouver, cherchant à donner le change, mais elles savaient toutes les deux que si elles voulaient retrouver leur amitié intacte, il fallait que ce soit avant leur retour en France. Elles pourraient prétendre, alors, que c’était la situation exceptionnelle de la guerre qui avait été responsable de la distance entre elles. Et c’était peut-être réellement cela, d’ailleurs : la Kapisa rendait fou. Chypre devait leur permettre de redevenir comme avant, si ces deux mots voulaient encore dire quelque chose. Leur guerre à elles n’était pas terminée.