Les cheveux au vent, elles sont parties dans la vieille décapotable toute rafistolée. Elle avait bien dormi, pour la première fois depuis des mois. Elle s’était réveillée saucissonnée dans son drap, les marques de l’oreiller sur la joue, comme si elle n’avait pas bougé du tout dans son sommeil, et elle avait poussé un long soupir de soulagement en constatant qu’elle reposait sur un matelas moelleux et tiède et non sur son lit de camp. Et puis il y avait eu la nouvelle séance de débriefing, et sa vie avait changé de vitesse. Marine, elle, avait à nouveau son regard fermé, son teint terne : de son côté, elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elles savaient que cette journée serait décisive. Fanny n’était pas au courant de ce qui s’était passé, et elle boudait un peu. D’une part, parce qu’elle avait la gueule de bois, et d’autre part, parce qu’elles avaient réussi à l’emmener visiter l’île avec les Grecs – à vrai dire, elles ne lui avaient pas vraiment laissé le choix. Elle avait les yeux encore fripés par la nuit et elle essayait de les
cligner face au vent qui les asséchait encore plus. Elle n’avait pas pu se lever pour aller au débriefing collectif. Elle ne savait donc pas pourquoi Marine et Aurore ne parlaient quasiment pas depuis qu’elles avaient quitté l’hôtel en compagnie des Chypriotes.
Un talisman bleu contre le mauvais œil oscillait de gauche, de droite, au-dessus du tableau de bord. Cristos conduisait. Elle était derrière lui et elle regardait sa nuque attirante, bronzée. Alors qu’ils sortaient de la ville, elle a remarqué les vitrines poussiéreuses des boutiques fermées, les dizaines de maisons et d’appartements à vendre. L’arrière de ses cuisses se collait au similicuir du siège déjà chaud, et lui faisait sentir ses cicatrices en forme de fleur carnivore et vénéneuse. Marine était assise à la place du mort. Elle était plus corpulente que Harry qui, mal à l’aise, se tenait à l’arrière entre Fanny et Aurore, les jambes de part et d’autre du cendrier central. Il a mis sa main sur le dossier de Marine, qui l’a esquivée d’un geste sans équivoque. Surpris, il a ôté sa main avec un sourire crispé, et son visage s’est durci. Elle aurait juré qu’il avait échangé un regard avec Cristos dans le rétroviseur. Elle sentait Fanny tendue, aux aguets : elle s’est tournée vers Aurore, qui a joué l’indifférente. Elle a sorti sa main dans le vent, et ouvert ses doigts pour y sentir l’air glisser.
Cristos a commencé à leur raconter le temps triomphant de la démocratie sur les barbares. Sa voix s’éteignait parfois contre le vent, mais ce n’était pas grave,
elle arrivait à suivre, c’était toujours la même histoire. Chrétiens et Musulmans s’étaient massacrés depuis toujours dans ces champs de citronniers, de mandariniers et d’orangers. Elle regardait ces arbres et elle se disait qu’ils étaient là depuis longtemps, et qu’ils continueraient à pousser longtemps, sans que leur passage y change quoi que ce soit. Il y avait d’ailleurs aussi quelques cèdres, survivants de l’Antiquité – quand l’île en était couverte. En Afghanistan, les cèdres étaient coupés en de grands troncs immenses qui glissaient sur de longues pistes construites comme des toboggans à flanc de montagne, graissés par de l’huile pour qu’ils puissent dévaler les pentes jusqu’aux rivières en crue. Ils flottaient jusqu’au bas des vallées, où des adolescents les attendaient pour faire la course devant eux. Ils nageaient, défiant l’eau et les arbres. Un jour, l’un d’eux s’était assommé et noyé.
A Chypre, continuait la voix de Cristos tandis qu’il pointait son doigt hors de la voiture, il y avait aussi des eucalyptus, qui sentaient bon quand il les dépassait, et des fleurs dont elle n’a pas compris le nom, qui ressemblaient aux orchidées en pot de sa mère, mais avec des couleurs comme ravivées. Elle voyait sa mère et soudain elle avait envie d’être avec elle à la table de la cuisine, de l’entendre parler de la voisine du dessus qui avait raté sa couleur, une femme qu’elle aurait à peine reconnue dans la rue et dont elle ignorait tout, et de se laisser porter par sa voix seulement, en se moquant complètement du sens des mots. Elle pourrait bien
lui raconter n’importe quoi, elle pourrait même rester devant la télé ou avachie sur le canapé, ce qu’elle voulait c’était entendre sa voix ronronner en comptine à ses oreilles et manger du chocolat, détendre ses jambes et regarder les tours au-dehors, ne plus penser à rien. Elle voulait être près d’elle et sentir son odeur à nouveau, et si elle pouvait faire une petite fièvre en rentrant, ce serait bien, pas une grippe bien sûr ou une amibe à effet retard, mais une petite poussée de chaleur qui ferait que sa mère mettrait sa main fraîche, aux articulations qui ne se redressaient plus tout à fait, sur son front chaud, qu’elle la regarderait en évaluant sa température puis la rassurerait de sa voix douce, confiante, comme quand elle était petite et qu’elle faisait parfois semblant d’être malade pour ne pas aller à l’école. Sa mère faisait alors semblant de la croire, de ne pas s’être aperçue qu’elle avait posé le thermomètre quelques minutes sur le radiateur, pour qu’elles puissent aller se recoucher toutes les deux dans son lit après sa nuit de travail à l’hôpital, ravies de se retrouver, pelotonnées l’une contre l’autre, sous les draps.
Cristos a décidé de contourner la ville pour remonter vers les ruines antiques : il a dit que c’était plus joli, et qu’ainsi ils éviteraient les embouteillages. Fanny a demandé si la ville ancienne était loin de la ville nouvelle, il a répondu « un peu », et elle a soupiré. Marine lui a lancé un regard excédé. Aurore sentait qu’elles allaient finir par se disputer toutes les trois. Cristos essayait de détendre l’atmosphère, mais ce n’était pas
facile. Il devait se dire que les Françaises étaient fatigantes. Elle lui a fait un sourire complice. Fanny s’est étalé de la crème solaire sur les cuisses. Elle avait mis un minishort, qui dégageait ses jolies jambes. Quand elles avaient rejoint les Grecs à la réception de l’hôtel, elle avait vu le regard de Harry fixer son entrejambe de façon vraiment dérangeante.
Aurore se souvenait du jour où elle s’était réveillée sur la plage après une nuit bien arrosée, en Bretagne, après s’être endormie sur le sable avec un garçon rencontré au cours de la soirée : à midi, il avait disparu, et elle était restée immobile sur le sable, même quand le soleil s’était levé, et elle était brûlée d’un côté du visage, blanche de l’autre. Elle était rentrée à la tente qu’elle partageait avec Marine pour les vacances, et quand elle avait vu son visage bicolore et ses yeux explosés, celle-ci avait éclaté de rire. Cela avait duré au moins trois jours, le temps de rattraper tout ça avec un après-soleil d’un côté et de l’autobronzant de l’autre.
Ils arrivaient à Nea Paphos, la cité antique. Cristos s’est garé, ils ont fait claquer les portières, il faisait déjà chaud. Il leur a tendu de petites bouteilles d’eau, puis il s’est mis à leur décortiquer des amandes encore en coque.
— Il faut prendre des forces, parce que la marche va être longue, sous le soleil. Il faut se sentir bien pour apprécier la visite.
Il avait tout prévu, et il était très attentionné. Elles n’en avaient plus l’habitude, c’était agréable de se faire dorloter. Après tout ce qu’elles avaient avalé au buffet du petit-déjeuner, Aurore pensait qu’elle ne pourrait pas avaler ses amandes encore vertes, mais elle les a acceptées de bonne grâce, pour lui faire plaisir. Elles avaient un goût de pâte d’amandes, rien à voir avec les graines salées qu’on servait à l’apéritif en France. Elle a pensé à son petit frère chantant
Petit Papa Noël en plein mois d’août. Elle était tout à coup joyeuse, exaltée, même, par cette journée imprévue, le temps magnifique, la mer scintillante. Elles s’étaient échappées du Paradise Beach, et personne ne savait où elles étaient. Cela faisait vraiment du bien après six mois de mission, où chacun de leurs gestes, ou presque, était fait sur commande. La plupart des gars étaient restés à l’hôtel, pour profiter de la piscine, de la salle de musculation, des catamarans en libre-service. Le « resort » était en réalité comme une ville, où on trouvait tout sur place et où on pouvait vivre isolé de l’extérieur. Certains devaient avoir besoin de cela, cet isolement, cette protection, à l’abri du monde. Elles, elles avaient préféré s’en aller de ce décor fabriqué et aller voir l’île. Ceux qui restaient à ne rien faire du tout étaient rares. Ils ruminaient, seuls, sur leur transat, les yeux derrière l’avant-bras, le visage fermé. Les autres s’étourdissaient en activités aquatiques, pour ne pas penser et se coucher fatigués. Trois jours, ça passait vite. Ils prendraient des photos de l’hôtel, de la plage de l’hôtel, du hall de l’hôtel, des allées du jardin de
l’hôtel, et ils rentreraient chez eux. Elle a croisé le regard de Marine ; il faudrait bien qu’elles parlent, toutes les deux. Ce n’était pas encore le moment.
La voiture roulait sur une route en asphalte brillant, le long des arbres qui filaient, à travers la lumière transparente de l’été, et lui donnait un vrai sentiment de liberté. Elle avait la sensation que cela ne s’arrêterait jamais, qu’elle pourrait s’endormir et se réveiller, ils rouleraient toujours, les jours succéderaient aux nuits dans des décors différents mais toujours idylliques, faits de forêts et de rivages, de sable et de pins, de rochers et d’eau verte. Elle avait enfin l’impression que l’Afghanistan était loin. Et la France aussi. Elle était dans une bulle en apesanteur. Mais les sièges étaient collants de chaleur et de sueur, et le similicuir fendillé gênait sa peau, juste là où son corps aurait désormais une petite partie d’ombre qui lui rappellerait toujours la guerre. Elle a cherché à se déplacer, mais elle avait peu d’espace, et chaque mouvement semblait remuer une pelote d’aiguilles contre sa cuisse.
Les ruines s’étendaient sur une centaine d’hectares. Elle a senti Fanny se décourager à l’annonce de l’information. La terre était sèche, et n’abritait plus ici que des broussailles. Le soleil cognait. Quelques bus ont déversé des troupeaux de touristes, mais le site était si grand qu’ils ne formaient que quelques taches de couleur çà et là.
La nécropole comptait des dizaines de tombes, certaines au-dessus de la roche, d’autres creusées en contrebas, cachées dans les crevasses du sol. Certaines pierres autour d’eux avaient été foulées par d’autres pieds 3 400 ans avant les leurs. Un lézard s’est faufilé entre deux restes de colonnes effritées, pour se protéger de la chaleur qui montait. Des insectes bourdonnaient, qu’on ne voyait pas.
Cristos prenait son rôle de guide au sérieux :
— A l’origine, Paphos était juste un port, celui où arrivaient les pèlerins qui se rendaient au sanctuaire d’Aphrodite qu’on ira visiter tout à l’heure. Ils venaient de loin : à l’époque, le monde grec avait sa capitale en Egypte.
Quelques bulles d’Astérix et Cléopâtre lui sont revenues en tête. Elle les a chassées. Mais Marine l’a regardée et elle a chuchoté :
— « Quel nez ! »
Elles ont rigolé toutes les deux. Chaque fois que Marine se conduisait comme avant, Aurore riait, plus pour le plaisir de la retrouver que par réelle envie de s’amuser. Cristos a continué la visite, il était bien meilleur que le gnome militaire qui les avait accueillies à l’aéroport.
— Au deuxième siècle avant Jésus-Christ, Paphos est devenue la première base militaire de l’île. Et un exemple du triomphe des démocrates sur les barbares.
Chypre a été le premier pays de l’histoire à être gouverné par un Chrétien.
Elle se disait que depuis les cours de cette prof d’histoire-géo aux cheveux frisés, on lui avait toujours seriné que tout ce qui n’était pas chrétien était barbare, quand Marine lui a demandé :
— Comment elle s’appelait, déjà, cette prof d’histoire en seconde? C’était pas Madame Reynaud?
— Si.
Aurore a souri, Marine aussi.
Les tombeaux des rois étaient entourés de catacombes.
— Vous voulez les visiter ?
— Je ne sais pas… ça en vaut la peine ?
— Elles ne sont pas très bien conservées, et il fait très sombre à l’intérieur.
Fanny a fait « non non non » de la tête.
— Quoi, tu ne veux pas venir ? lui a demandé Marine.
— Les cimetières, déjà je n’aime pas ça, mais alors les tombes de mecs que je ne connais même pas…
Marine s’est avancée, résolue, vers l’entrée, et en descendant dans la crypte obscure elle a chuchoté à l’oreille d’Aurore :
— Elle m’énerve, tu ne peux pas savoir à quel point.
Fanny est restée dehors, sous un pistachier auquel étaient accrochés des bouts de tissu multicolores. Les deux Grecs, Marine, et Aurore sont descendus dans le noir, jusqu’à ce que Harry allume la lumière en tâtonnant : un commutateur était planqué dans l’escalier de pierre. Elles ne l’auraient jamais trouvé sans lui. A l’intérieur, il faisait frais.
— Ces chambres souterraines ont probablement servi de refuge, puis de chapelle pour les Chrétiens...
Elles ont continué dans le souterrain. Aurore était de moins en moins à l’aise. L’atmosphère était humide, et une odeur de pourriture imprégnait la terre autour d’elle. Elle commençait à avoir peur de rester ensevelie dans le tunnel, et n’avait plus envie d’avancer. Elle a jeté un œil vers Marine, qui avait les yeux agrandis. Comme elle, elle devait penser aux insurgés qui se cachaient dans des grottes en Afghanistan. Un jour elles avaient dû fouiller des habitations troglodytes et Aurore avait cru qu’elle allait sauter sur une mine et rester sous la pierre. Elle en avait rêvé des nuits entières. Elle étouffait. Elle avait toujours peur d’y rester, que cela survienne n’importe où. Elle se concentrait sur chacun de ses pas, pour essayer de ne pas penser, mais elle n’y arrivait pas. Ce jour-là, dans la grotte, ils n’avaient trouvé aucun taliban, mais ils s’étaient retrouvés face à de longs os jaunes et bruns, datant peut-être de plusieurs siècles, alignés parallèlement comme des soldats en rang, humérus et fémurs qui avaient autrefois aidé des chairs à se mouvoir, des
hommes et des femmes à marcher vers leur mort certaine. De temps en temps, un crâne donnait à cet empilement maniaque encore plus de réalité. Certains soldats avaient ri, comme s’ils assistaient à un film d’horreur grand-guignolesque. Elle se souvenait qu’elle avait pensé qu’ils seraient, un jour, dans cet état, tous autant qu’ils étaient, défilant sagement devant les os empilés, leurs armes à la main – et que cela allait peut-être arriver la seconde d’après. Aurore continuait à avancer, à petits pas, dans la pénombre, derrière les Grecs. Ici aussi, des hommes avaient été enterrés. Sept frères. Elle a commencé à se sentir vraiment mal. Sa respiration était rauque, elle n’avait plus de souffle. Elle a posé la main contre la pierre humide. Cristos l’a saisie pour la rassurer, mais elle a été surprise et lui a immédiatement immobilisé l’avant-bras d’un geste brusque ; il a poussé un léger cri, aspiré. Elle l’a lâché, interdite. Elle était un peu gênée, mais elle n’y pouvait rien, elle avait agi par réflexe. Elle a pris un air détaché et elle a dit :
— Bon, on remonte ?
Marine a aussitôt fait demi-tour, sans répondre. Ce couloir souterrain, sombre, ce n’était pas pour elles. Cela ressemblait trop à un traquenard. Un geste, une ombre, une sensation d’enfermement pouvait immédiatement les ramener d’où elles venaient. Elles le savaient, et préféraient l’éviter. Marine pressait le pas, derrière elle – presque à la coller. Aurore lui a chuchoté :
— Tout va bien.
Harry a dit quelque chose en grec et il a ri, doucement. Il les trouvait peureuses, cela le faisait rire. Mais Cristos, lui, est resté sérieux : il commençait à trouver ces filles étranges, et Aurore lui avait fait mal. Il se frottait le poignet, l’air soucieux. Il voyait bien que quelque chose n’allait pas chez ces filles. Il ne savait pas à quel point.
Aurore a vu Marine faire jouer son crâne de part et d’autre de sa nuque, pour se détendre. Ses mains rougies par le soleil tremblaient.
Le matin, au débriefing collectif, un type avait craqué. Au départ, les gars avaient raconté des anecdotes assez simples, des instants où ils étaient restés paralysés par la panique pendant quelques secondes qui auraient pu leur coûter cher. Puis un gars a commencé à raconter une histoire et s’est interrompu en plein milieu d’une phrase : il ne se souvenait plus. Trou noir. Il avait cru pouvoir tout raconter, et c’est en le faisant qu’il s’apercevait que son récit faisait place à un vide. Il était incapable de se souvenir du moment où il avait été attaqué. Le psychologue leur a expliqué que cela arrivait parfois, et que quelques séances de simulation vidéo pouvaient en arriver à bout, mais qu’il fallait prendre ce symptôme au sérieux, et continuer les séances en rentrant. Il y a eu un silence général, embarrassé.
Les témoignages ont continué. Les hommes faisaient de leur mieux pour raconter leurs souvenirs en
détail : aucun d’entre eux n’avait envie de poursuivre les séances en rentrant, ni d’être pris pour un fou. A chaque récit, le psychologue en profitait pour leur donner une leçon sur ce qui était légal ou non en temps de guerre : en bref, quels étaient les moments où ils avaient le droit de tuer des gens.
Petit à petit, un militaire, puis un autre, avaient commencé à livrer des histoires plus compliquées, plus personnelles. Lorsque était venu le tour du rouquin aux yeux bridés qu’elle avait remarqué dans l’avion parce qu’il pétrissait le siège devant lui, le malaise, la tension, s’étaient installés dans la pièce.
Il s’était épongé le front, malgré la climatisation, et s’était mis à raconter. L’écran s’était animé.
Trois types ont dévalé la pente au-dessus d’eux et se sont mis à tirer, tandis qu’un groupe les mitraillait d’en bas. Le type devant lui, à dix mètres, est tombé. Une tache sombre s’est formée au sol. Il a couru pour le rejoindre. L’autre avait le visage en sang. Sa mâchoire inférieure avait été emportée par une balle. Son menton n’était plus qu’un énorme caillot. Si la carotide avait été touchée, son collègue allait mourir en quelques dizaines de seconde. Alors il a attrapé de la gaze dans son sac et il a bourré la blessure pour arrêter le sang.
Le rouquin a mimé les gestes précipités avec ses gants tactiles.
L’autre s’est plaint d’avoir quelque chose dans la bouche – comme lorsqu’il fait chaud et qu’on suce les
graviers de la rivière, mais ceux-là ne le désaltéraient pas, ils sentaient mauvais, et ils étaient visqueux.
C’étaient ses dents.
Le gars s’est interrompu à ce moment-là. Il a baissé la tête, et Aurore ne savait pas si c’était de honte ou de tristesse. Il régnait un silence de mort dans la pièce. Tous étaient respectueux de sa souffrance. Solidaires. Le psychologue ne disait rien. Le type revoyait, encore et encore, la même image, même lorsqu’il était éveillé.
Le psychologue a essayé de leur expliquer les mécanismes de la culpabilité. Il comparait les blessures psychiques aux blessures physiques.
Le colosse gardait la tête baissée. Ses yeux s’écarquillaient devant une image invisible aux autres.
Quand est venu le tour de Marine, elles se sont regardées. Elles savaient toutes les deux quel était le moment auquel elles pensaient, et qu’elle aurait dû raconter. Mais elles savaient aussi que Marine ne le ferait pas. Elles n’avaient toujours pas parlé entre elles du récit d’Aurore, et à chaque fois que leurs collègues avaient fait allusion aux débriefings collectifs, Marine avait eu un rire amer. Elle ne disait plus que cela ne servait à rien, mais elle n’était pas du genre à se livrer devant tout le monde. A la place, elle a inventé une histoire. Un oubli inoffensif. Les autres ont hoché la tête, compatissants. Aurore n’écoutait plus. Elle revoyait le camp.
Quand les femmes étaient venues les chercher en gueulant comme un groupe de poules énervées, elles étaient à la salle d’armes, Marine et elle. D’autres collègues étaient là eux aussi, mais c’est vers elles que les femmes étaient venues – elles étaient quatre filles sur toute la compagnie, et elles étaient donc particulièrement en charge de la population féminine, puisque les maris et les pères n’aimaient pas que leurs femmes aient des contacts avec les soldats. A force, elles avaient noué des liens avec les femmes du village le plus proche, et même si Aurore n’aurait pas été jusqu’à dire qu’elles avaient une mission de civilisation comme on le leur avait vendu au départ, d’émancipation des femmes, de scolarisation des petites filles et tout ce fatras de bonnes intentions auxquelles elle avait cru avant de partir et dont elle était revenue, elles arrivaient tout de même à leur montrer que non, les hommes n’étaient pas toujours les plus forts (d’ailleurs tous les travaux de force, dans leur pays, étaient pris en charge par les femmes, porter de l’eau, des pierres), et que oui, en Occident, elles essayaient d’être les égales des hommes – ils n’avaient pas le droit, en tout cas, de dire le contraire. Bref, ce jour-là, c’était elles que les femmes étaient venues chercher. Elles étaient toujours en froid, Marine et elle, mais quand les Afghanes avaient crié : « Captain, captain », même si Aurore n’avait pas compris ce qu’elles voulaient dire, elles les avaient suivies, Marine en tête.
Aurore était revenue en arrière chercher son arme, parce que même si elles connaissaient ces femmes, elles
n’étaient jamais à l’abri d’un piège. Elle a entendu un coup de feu, elle a couru. Elle est arrivée quelques minutes après Marine au puits. Leur chef de groupe, celui-là même qui les avait embarqués dans la mission inutile qui leur avait coûté deux hommes, venait de se tirer une balle dans la tête. Il gisait, le dos affalé contre le puits, son arme tombée à côté de l’aine, les mains mollement posées sur les cuisses, un doigt curieusement pointé vers elles. Marine avait posé son chèche sur le visage du lieutenant. Le tissu était déjà rouge. Sa gorge et sa mâchoire avaient disparu comme sous le geste d’un magicien macabre. Un liquide visqueux s’écoulait le long de son épaule, sur ses galons et ses étoiles.
Marine a grelotté pendant trois jours. Son corps massif craquait, mais pas sa volonté : elle ne parlait pas de ce qu’elle avait vu. Aurore avait deviné la bouillie de cartilage et d’os, l’œil qui pendait. Elle pensait qu’il était préférable qu’elles en discutent ensemble, mais elle savait que ce n’était pas la peine d’y revenir. Marine n’en parlerait pas. Elle serait forte, à sa manière. Aurore n’a même pas essayé de la réconforter, ni de discuter avec elle. Tout ce que voulait Marine, visiblement, c’était qu’on lui foute la paix.
C’est à partir de là que Marine a radicalement changé. Aurore l’a perçu tout de suite : elle l’avait vue grandir, elle connaissait son visage sous tous ses angles. Elle le voyait se marquer peu à peu, se durcir, à mesure que Marine s’écroulait. Elle la surprenait parfois le
regard dans le vide. Quand ils étaient plusieurs et qu’ils parlaient de la mission ou du retour au pays, Marine tournait la tête doucement pour la regarder, sans intervenir dans la conversation. Parfois, aussi, après ses cauchemars, elle allait dehors en pleine nuit et y restait des heures, le regard fixe, à fumer face aux montagnes dans le froid naissant. De grands oiseaux noirs apparaissaient d’un coup et tournaient dans le ciel, risquant d’attirer l’attention sur le camp, avant de se volatiliser tout aussi subitement, comme une apparition constamment menaçante. Elle regardait le ciel un moment, et rentrait alors se coucher. Que leur chef, tout à coup, décide d’en finir en disait long sur ce qu’il pensait de l’armée et de cette guerre. Les certitudes de Marine sur l’armée, le groupe, leur mission, avaient dû en prendre un coup. Aurore ne trouvait plus aucun sens à leur mission.
Les chefs n’ont pas voulu s’étendre sur ce qui s’était passé. Leur section a été réunie, et on leur a fait savoir qu’il était préférable, pour l’honneur du lieutenant et le respect de sa famille, de dire qu’il avait succombé à ses blessures – sans préciser lesquelles. Il aurait droit aux honneurs, et sa femme à l’indemnisation qui y correspondait. Un suicide dans l’armée, surtout d’un gradé, cela ne se disait pas. C’était un énorme tabou. Au contraire, on prétendait qu’il y avait moins de suicides chez les militaires que chez les civils. On ne précisait pas que c’était souvent parce qu’ils quittaient l’armée avant de se tuer. Plus personne n’a commenté ce qui s’était passé.
Aurore imaginait la femme du lieutenant, face au cercueil de son mari rapatrié en France, raide de douleur, à qui l’administration mentirait jusqu’au bout. Elle l’imaginait se retenir de pleurer pour être digne quoi qu’il arrive, face à la dépouille de son mari, devant les rangs de l’armée. Elle ne saurait jamais comment son mari était mort à la guerre. Et Aurore se disait qu’il aurait peut-être lui aussi préféré ce mensonge, un dernier mensonge pour un héros intact.
Elle repensait à ce que Hardy lui avait dit sur sa femme, à sa peur qu’elle ne veuille plus de lui, qu’il n’avait peut-être confiée à personne d’autre, et elle se demandait comment s’étaient passées leurs retrouvailles.
Parfois, elle s’imaginait mourir au combat, elle voyait son corps gris rentrer au pays dans un cercueil de plomb, salué par son régiment devant sa mère, son frère, ses deux sœurs, elle voyait sa mère se jeter sur le cercueil et pleurer, et elle pleurait, et elle s’en voulait la seconde d’après alors elle s’essuyait le nez de sa manche et elle allait boire un baby. Jamais elle n’imaginait Raphaël présent. Il l’aurait peut-être oubliée avant qu’elle soit morte.
Elle avait vaguement pensé qu’on allait les faire revenir en France plus tôt, mais finalement on leur avait dit que rester entre eux, soudés à leur groupe, serait plus équilibrant pour eux que de rentrer directement. On avait quand même évité de les faire sortir
en mission, à partir de ce moment-là. Elle ne savait pas si c’était mieux.
Ils avaient tellement besoin de se défouler qu’ils ont commencé à tirer pour tirer, dans le ciel afghan.
Elle se revoyait vider son chargeur à côté de Max, et rire avec lui quand il disait qu’ils se vidaient les couilles, et elle avait l’impression de voir une autre personne. Ce n’était pas elle. Au départ ils avaient hésité à dépenser des munitions pour rien, le premier coup avait été difficile, mais une fois qu’elle avait obéi au regard muet de Max, et qu’elle avait senti l’ivresse lorsque le doigt enclenche le fusil-mitrailleur, que l’épaule encaisse et que le bruit défie le ciel, elle n’avait plus pensé qu’à une chose – recommencer. Et Max avait à son tour tiré vers les nuages et ils avaient tous les deux vidé leurs chargeurs dans une étrange chorégraphie rageuse sur une musique pétaradante, épuisant les munitions et la colère et l’ennui, visant tout ce qui bougeait, se rappelant vaguement avoir déjà tiré sur d’autres cibles plus grandes et plus humaines, sans pour autant savoir où, ni quand. Dans l’odeur de fumée, elle exultait.
Seule Marine et ses cauchemars lui rappelaient, la nuit, le lieutenant qui s’était donné la mort d’un coup de fusil. Parfois c’était juste sa respiration hallucinée qui la réveillait, et la paralysait sur sa paillasse, jusqu’à ce que l’aube vienne la tranquilliser. Elle pensait alors au lieutenant et à son doigt qui l’accusait, et elle se disait aujourd’hui qu’il était peut-être mieux là où il
était, lui qui n’avait pas assisté à cette fin de conflit qui n’était ni une victoire, ni une défaite, et qui était mort en croyant faire la guerre.
Marine ne parlait presque plus, ni à Aurore, ni à personne – sauf pour faire quelques remarques acerbes, ou un bon mot cynique. Aurore essayait de respecter son mutisme, mais elle était choquée elle aussi. Par ce qu’elle n’avait pas vu. Elle avait besoin d’en parler à quelqu’un. Elle ne se sentait pas encore assez proche de Fanny, et, si elle blaguait avec Max, elle ne se voyait pas lui faire des confidences. C’était le seul à avoir fait allusion au fait qu’elles étaient fâchées. Peut-être le seul à l’avoir vraiment remarqué.
Un jour à la cantine il avait à nouveau tenté de les aider. Il avait dit :
— On n’attend pas Marine pour manger ?
— On est un peu en froid, avait-elle lâché.
— Comment ça ?
Elle avait haussé les épaules. Il n’avait pas été dupe. Il avait insisté :
— En ce moment, elle a besoin de toi.
Elle n’avait rien répondu. Elle voyait que Marine ne tournait pas rond, mais elle ne savait pas quoi faire.
Elle rôdait autour de la tente quand Marine y était seule – elle se couchait de plus en plus tôt. Plusieurs fois par jour, Aurore était tentée de crever enfin l’abcès, mais elle était terrifiée à l’idée qu’elles n’avaient peut-être plus rien à se dire, alors elle préférait penser que si Marine voulait lui parler, elle viendrait la voir. Elle
restait allongée sur sa paillasse, elle cogitait, elle feuilletait des magazines sans arriver à se concentrer, elle allait à la salle Internet mais elle n’arrivait pas à en parler à Raphaël non plus. Elle sortait face aux montagnes, elle se calmait, elle allait à la cantine boire un peu ou beaucoup selon les soirs, elle revenait, elle pleurait, parfois. Elle voyait les autres désœuvrés autour du camp. Ils se charriaient : Alors, ça y est, tu es fou ? Tu es passé de l’autre côté ? Je rêve pas, là, tu as sursauté ? Ils cherchaient à se piéger les uns les autres. Elle savait que les Américains appelaient le questionnaire de santé qu’on leur faisait passer avant le retour le test « Don’t kill your wife ». Cette façon de blaguer sur ce qui les obsédait, c’était sans doute une manière d’exorciser le danger.
Certains mangeaient, pour penser à autre chose : de la viande séchée, des tartines de fromage, de la confiture, des boîtes de thon, tout ce qui passait à leur portée. D’autres écoutaient de la musique, et parfois ils dansaient entre eux, comme les vieilles dans un thé dansant qui valsent entre elles parce que leurs cavaliers sont morts. Quand la neige avait recommencé à tomber, des gars avaient même fait de la luge, sur un baquet de lessive. En été, quand il faisait plus de quarante degrés, ils avaient fait griller des tarentules.
Le combat, c’était terrible, mais l’attente, c’était pire. Le temps ne passait pas. C’était l’attente, qui provoquait les bagarres. A mains nues, à coups de couteau, même, parfois. Il y avait des rixes qui ressemblaient à
des mêlées, et qui devenaient presque ambiguës. Parfois on y sentait la frustration sexuelle.
Elle en était venue à espérer, finalement, partir en mission. Aller au contact. Elles étaient là pour cela. Elle craignait de ne plus avoir à se battre avant le retour. L’ennui, ça rend fou. C’est difficile à reconnaître, mais le combat, c’est électrisant. Excitant. Aucune seconde ne passe pour rien. La vie y est plus intense. Cela faisait plusieurs mois que chaque seconde était intense. Plus le temps passait, plus les préoccupations qui avaient été les siennes en France lui semblaient sans importance, et plus elle avait l’impression d’approcher sa vérité.
Elle n’était pas celle qu’elle croyait. Marine non plus.
Peu à peu, elle voyait quelqu’un de fort s’effondrer, s’écrouler. Et elle était incapable de la soutenir. Leur promesse ne serait pas respectée.
Elle savait que leur amitié n’y résisterait pas.
Elle voulait retrouver Marine. Elle avait raté son amitié. Raté ses amours. Raté sa carrière. Raté sa vie d’adulte. Elle avait vingt-cinq ans, et sa vie était ratée. Elles étaient parties voir du pays, et elles avaient perdu toutes leurs illusions. Les choses avaient mal tourné. Rien ne s’était passé comme elles l’avaient cru. Elle s’en voulait d’avoir été une rêveuse, d’avoir cru qu’elle pouvait s’inventer une autre vie. Elle avait voulu être libre. Toute sa vie était tellement prévisible.
Le pire, c’était les lendemains de beuverie. Elle avait soif, le moral dans les chaussettes, les jambes en coton, et elle se disait que si elle partait en mission dans cet
état elle serait responsable de sa propre mort ou de celle des autres. Elle devait au moins penser aux autres. A ceux de sa section. Elle savait que c’était à ce prix qu’on pouvait survivre ici. Elle était constamment tendue, sur ses gardes.
Elle supportait très mal la solitude.
Alors elle a fait de son mieux pour se fondre dans le groupe. Elle s’est comportée comme les autres. Elle riait quand ils humiliaient les prisonniers, présumés talibans. Elle se noyait dans l’effort physique. Elle allait à la salle de musculation plusieurs heures par jour, faire des haltères et du rameur.
Peu à peu, Fanny s’est rapprochée d’elle. Tout naturellement, elle s’est mise à lui raconter les dernières nouvelles de son petit garçon, Tristan, ses mots d’enfant. Elles étaient heureuses d’être ensemble. Elle avait emmené en Afghanistan une peluche de son fils. Aurore a eu l’idée de la prendre en photo partout. Cela donnait des images surréalistes : Poppy-le-petit-singe dominait la vallée de la Kapisa, Poppy tirait à la mitrailleuse, Poppy prenait l’air à la sortie du camp, Poppy dormait le casque de travers sur la tête. Fanny s’est prise au jeu. Elles trouvaient des idées de décors pour Poppy de plus en plus fantaisistes, elles imaginaient les réactions du petit. Marine avait son curieux sourire, mais elle ne participait pas à leurs mises en scène.
Un soir, Aurore a vu que Marine attendait que les autres partent se coucher les uns après les autres,
jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que toutes les deux dans la cantine vide. Elle lui a demandé comment elle se sentait.
— Et toi, ça va ?
Marine lui renvoyait la question pour ne pas répondre. Elle a laissé le silence s’installer. Elle tournait son verre entre ses mains.
— Sincèrement, ça va ? Je veux dire, on ne s’est pas beaucoup parlé ces temps-ci.
— Ça va… Je me suis sentie un peu seule, c’est tout.
— J’étais là, pourtant.
Elle a rigolé, mais Aurore savait qu’elle était plus sérieuse qu’elle ne voulait bien le laisser paraître. Elle était là, si elle en avait besoin. Alors elle a parlé de la mort de leur chef. Et Marine s’est livrée plus que d’habitude.
— Jusque-là, je croyais qu’on arrivait à survivre à tout. Que c’était une question de volonté. Mais son image au moment où il a tiré me hante. Son visage. Ses yeux.
Elle était arrivée avant qu’il se tire une balle dans la tête, et elle avait vu sa mort en direct. Il l’avait regardée droit dans les yeux avant de tirer. Elle ne savait pas si elle s’en voulait de n’avoir rien fait pour l’en empêcher, ou si elle cherchait à comprendre ce qu’il avait voulu lui dire par ce dernier regard, intense. Depuis, elle n’arrivait plus à vivre comme avant. A prendre sur elle, comme elle l’avait fait tant de fois. A se foutre de tout.
Elle craquait. Pour la première fois depuis que c’était arrivé, elle se confiait. Elle se laissait voir. Mais elle ne pleurait pas. Cela faisait des années, maintenant, qu’elle ne pleurait plus.
Elle lui a reparlé de Sylvain Morrison, pour la première fois depuis des années. Elle disait que la mort du lieutenant l’avait ramenée à celle de Sylvain. Elle parlait doucement, plus doucement que d’habitude. Aurore a vu la flamme de l’allumette éclairer quelques secondes le visage de Marine, comme la lampe miniature d’un enquêteur.
— A ce moment-là, j’ai réalisé qu’il ne reviendrait pas. Et en même temps, que je ne pourrais jamais l’oublier. C’était terrible. Je ne contrôlais rien.
Aurore a réalisé que Marine pensait toujours à lui, à tout instant, même s’il était mort depuis presque six ans. Le bout de sa cigarette a bougé dans le noir.
— Je ne voudrais pas que ma dernière pensée soit pour lui.
Elles parlaient souvent de cette façon. Elles savaient que le paysage sec qui leur faisait face serait peut-être le dernier qu’elles verraient. Cela donnait au moindre caillou, à la moindre vision, une certaine importance. Chaque pensée, chaque parole pouvait être la dernière, et cela lui donnait plus de prix : il ne fallait pas se tromper. Elle la comprenait.
Depuis la disparition de Sylvain, Marine n’avait plus jamais eu peur de la mort. Elle disait que lorsque Sylvain avait disparu, elle avait eu le sentiment de s’effacer elle aussi. De ne plus être là. Sa vie était une façade commode. Elle prétendait vivre, et elle vivait, d’ailleurs, mais comme on vit après une amputation.
— C’était comme si je ne vivais plus, alors comment j’aurais pu avoir peur ? Je pouvais bien m’engager dans l’armée, prendre tous les risques. Je n’avais peur ni de mourir, ni de souffrir, puisque je n’étais plus là. Je voulais brûler jusqu’à tout espoir que ma vie revienne. Et puis au moins, avec l’armée, je savais à quoi m’attendre.
Elle a regardé Aurore comme si elle la découvrait :
— Mais toi ? Tu n’avais pas de raison de t’engager ?
— Justement.
C’était vrai. Elle était quelconque. Elle avait toutes les raisons de vouloir prendre des risques dans sa vie pour lui donner du relief. C’était d’ailleurs pour cela qu’elle cherchait à s’approcher le plus possible d’elle, Marine Klein, si singulière, si étonnante. Comme si elle l’avait rejointe dans sa pensée, Marine a dit :
— La seule qui a rendu cela supportable, c’était toi. Quand tu es venue me chercher chez moi, le soir, et que nous sommes allées voir la mer… Ce soir-là, j’ai su que je pourrais continuer. Que ce ne serait pas si difficile. Pas de vivre, non, mais de faire semblant.
— Revivre.
Marine l’a regardée, songeuse, et elle a dit :
— Je crois vraiment qu’il y a des moments où on ne se comprend pas.
Aurore en a été mortifiée. Elles s’étaient retrouvées, mais pas tout à fait. Aurore sentait qu’il y avait encore des zones d’ombre, et que Marine ne lui avait pas tout dit. Elle voulait en parler, Marine préférait se taire. Elle avait toujours été pour le silence. Elles étaient différentes.
A Chypre, elles allaient voir si la guerre les avait changées tout à fait. Depuis cette discussion, elles avaient essayé de se retrouver, cherchant à donner le change, mais elles savaient toutes les deux que si elles voulaient retrouver leur amitié intacte, il fallait que ce soit avant leur retour en France. Elles pourraient prétendre, alors, que c’était la situation exceptionnelle de la guerre qui avait été responsable de la distance entre elles. Et c’était peut-être réellement cela, d’ailleurs : la Kapisa rendait fou. Chypre devait leur permettre de redevenir comme avant, si ces deux mots voulaient encore dire quelque chose. Leur guerre à elles n’était pas terminée.