Ils étaient cinq, en tête. Les autres étaient à distance. Beaucoup plus loin que ce qu’elle pensait. Une distance anormale. Max a insisté. Les informaticiens qui créaient les images qu’ils voyaient tous en temps réel ont été obligés de rectifier encore la distance entre le premier groupe et le deuxième. De les éloigner.
Aurore a revu leur groupe avancer sur la neige, puis exploser sous la bombe. Elle s’est vue touchée, à terre.
C’était étrange de revoir ces images d’un autre point de vue que le sien.
Hardy n’était qu’à deux mètres d’elle, tandis que son pied était resté près de son visage.
Elle a eu la nausée, mais Max a continué à raconter. Il a lancé un regard circulaire sur eux tous. Il s’est arrêté sur Aurore. Il a eu une curieuse grimace, comme un sourire avorté. Il savait qu’il allait lui faire du mal, et s’en voulait d’avance.
Elle se demandait si ce qu’elle voyait était vrai. Est-ce qu’elle devait se fier à sa mémoire, ou aux images vidéo ? Les deux pouvaient avoir été transformées. Elle était tellement fatiguée qu’elle interprétait peut-être mal ce qu’elle voyait sur l’écran. Son esprit était confus. C’était la première fois qu’elle prenait conscience que son groupe avait été mis en première ligne tandis que les autres restaient à l’abri.
— Quelques-uns d’entre nous ont voulu rejoindre les cinq premiers pour les défendre : on voyait bien qu’ils étaient à court de munitions. Mais le lieutenant nous a interdit de bouger. Il disait qu’on ne pouvait plus rien faire pour eux. Surtout, il ne voulait pas mettre tout le groupe en danger, et risquer que l’ennemi s’empare de nos armes.
Ce qu’Aurore voyait sur l’écran, c’était ce qu’elle n’avait pas vu alors : le reste du groupe demeurait en arrière, tandis que les cinq premiers allaient au massacre. Leur chef de section avait préféré les sacrifier.
Résultat : deux morts, un blessé grave, et elle, brûlée aux jambes. Seul le légionnaire s’en était tiré indemne.
Marine l’avait laissée se faire tirer dessus sans bouger.
Aurore fixait l’écran. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait. Ce jour-là, ce n’était pas ce qu’elle avait vu.
Max a soudain arraché son casque. Il ne pouvait plus continuer.
Certains hommes le fixaient, immobiles. D’autres n’arrivaient pas à rester tranquilles et remuaient sur leurs chaises. Le silence s’était installé dans la pièce.
Aurore avait perdu la notion du temps. A un moment, elle a levé les yeux vers Marine, qui restait la tête baissée, le regard perdu.
Tous sont restés silencieux. Le psychologue a conclu :
— Je crois que nous pouvons lever la séance.
Max a laissé son casque tomber sur l’estrade, et il a quitté la pièce de sa démarche traînante, le dos rond. Il devait avoir hâte de gober un ou deux cachets, ou de boire un whisky-coca. Les gars sont sortis dans une ambiance de fin de cours, chaises traînées au sol et vestes lancées sur les épaules. Chacun passait à autre chose. Aurore n’arrivait plus à regarder Marine. Elle est sortie de la salle. Dehors, le soleil était éblouissant. Les bâtiments faussement traditionnels étaient d’un blanc éclatant.
Les soldats partaient vers la plage ou la piscine. Le colosse roux pleurait dans ses mains, assis à quelques mètres d’elle, seul.
Marine s’est approchée. On aurait dit qu’elle avait vieilli d’un coup. Son visage portait une ride supplémentaire de chaque côté de la bouche, juste sous la commissure des lèvres, comme si l’amertume et la douleur y avaient creusé une trace.
Ça a été comme un signal. Elles ont presque couru pour aller chercher Fanny à la chambre.
Comme convenu, les Chypriotes les attendaient au bar de la piscine.
Elle était à nouveau sous le soleil grec, à l’ombre des oliviers centenaires, allongée aux côtés de Marine, et de Fanny. Elle se sentait revivre peu à peu. Elle ne regrettait pas un instant d’être venue à Chypre. Tout ce qu’elle désirait, c’était ne pas revenir comme une soldate à moitié dingue, à moitié alcoolique, fâchée avec son amie d’enfance. Elle voulait redevenir comme avant. Elle était en train d’y travailler. Elle se sentait déjà mieux. Mais Fanny s’est penchée vers elle et elle a dit :
— Je ne les sens pas, ces mecs.
Elle a pris une longue gorgée d’eau.
— Détends-toi… Ils sont gentils. « Tout individu que l’on croise n’est pas un terroriste en puissance », elle a souri – c’était ce qu’on leur avait dit le matin même. Alors arrête de voir des agresseurs partout.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Marine s’était tournée vers elles. Aurore a grimacé, entre la compassion et la moquerie :
— Fanny flippe.
— N’importe quoi.
— Ça va ! a rigolé Marine. On n’est pas dans Massacre à la tronçonneuse.
— Je dis juste qu’il faut qu’on fasse attention.
— Tu parles ! C’est parce qu’on n’est pas partis avec tes nouveaux amis. Hippo, Pippo et Rato.
— On ne sait même pas où on est.
— Si, a dit Marine. J’ai regardé une carte, à l’hôtel. J’ai mémorisé le sud de l’île. Moi, je suis une vraie militaire.
— Et puis j’ai trop chaud. On va brûler. Je n’ai même pas pris de chapeau.
— Oh, eh, tu ne vas pas nous gâcher la journée. Si tu n’es pas contente, tu rentres.
— Ah oui, et comment ?
— Fais du stop.
— Très drôle.
Les garçons se sont levés pour partir. Elles les ont suivis, en pressant le pas. Marine avait raison. Fanny était agaçante. Aurore avait envie de se laisser aller. De profiter de sa journée. Et le soir, ce fameux deuxième soir, de tout oublier.