Elles ont retrouvé la lumière du soleil avec soulagement. Les catacombes étaient derrière elles. Fanny prenait des enfants en photo, un groupe de tout-petits qui jouaient entre les pierres, les enfants des vendeurs de souvenirs à l’entrée du site, probablement. On aurait dit une bande de gavroches, dépenaillés, livrés à eux-mêmes, qui jouaient à la guerre dans les ruines. Elles ne lui ont pas dit pourquoi elles étaient remontées si vite à l’air libre, mais Fanny les a regardées attentivement : elle était infirmière, et on ne la lui faisait pas. Ils ont continué à progresser dans la ville antique, où il était facile d’imaginer les rues pleines de monde, les esclaves et les citoyens, ceux qui se rendaient au théâtre, si bien conservé, et les autres, qui étaient à leur service. Les enfants, déjà, devaient jouer aux soldats et aux barbares. Plus loin, il y avait les célèbres villas romaines, où les touristes se pressaient à petits pas dociles sous un soleil de plomb, cherchant du regard ce que leurs guides expliquaient en articulant exagérément, très
fort, dans toutes les langues. Ils réagissaient de la même manière, avec les mêmes mots, c’est étonnant, bien conservé, de toute beauté, des siècles, c’était quand même quelque chose, cette civilisation.
Ils se sont allongés à l’ombre des arbres, pour faire une pause. Aurore s’est mise à l’écart. L’air tremblait au-dessus des ruines qui miroitaient. Elle revoyait le moment décisif du débriefing collectif.
C’était au tour de Max, de parler devant eux tous. Il chancelait en rejoignant le cercle de jeu. Il a chaussé son casque et ses lunettes, mis les gants tactiles, et il a regardé le psychologue, puis le cinq-galons, de ses yeux de chien battu, avant de dire :
— Ce que je vais raconter a déjà été évoqué ici. Aurore Soriano a déjà parlé de l’IED sur lequel notre section est tombée. Je voudrais revenir sur ce jour-là.
Aurore s’est dit qu’il n’avait pas pris autant de valium que d’habitude. Il semblait moins calme, mais son regard était plus vif. Le psychologue a acquiescé, et le chef a confirmé :
— Pas de problème.
Max s’est mis à raconter, et l’écran s’est couvert de blancheur. Aurore reconnaissait les paysages. A nouveau, elle a été frappée par la définition des images virtuelles, étonnante, même si elles étaient un peu trop propres et clinquantes.
Ils étaient cinq, en tête. Les autres étaient à distance. Beaucoup plus loin que ce qu’elle pensait. Une distance anormale. Max a insisté. Les informaticiens qui créaient les images qu’ils voyaient tous en temps réel ont été obligés de rectifier encore la distance entre le premier groupe et le deuxième. De les éloigner.
Aurore a revu leur groupe avancer sur la neige, puis exploser sous la bombe. Elle s’est vue touchée, à terre.
C’était étrange de revoir ces images d’un autre point de vue que le sien.
Hardy n’était qu’à deux mètres d’elle, tandis que son pied était resté près de son visage.
Elle a eu la nausée, mais Max a continué à raconter. Il a lancé un regard circulaire sur eux tous. Il s’est arrêté sur Aurore. Il a eu une curieuse grimace, comme un sourire avorté. Il savait qu’il allait lui faire du mal, et s’en voulait d’avance.
Elle se demandait si ce qu’elle voyait était vrai. Est-ce qu’elle devait se fier à sa mémoire, ou aux images vidéo ? Les deux pouvaient avoir été transformées. Elle était tellement fatiguée qu’elle interprétait peut-être mal ce qu’elle voyait sur l’écran. Son esprit était confus. C’était la première fois qu’elle prenait conscience que son groupe avait été mis en première ligne tandis que les autres restaient à l’abri.
Elle a vu des Afghans surgir derrière le talus où Crestia, Calderon et le légionnaire démineur étaient planqués. Ils ont réussi à s’emparer de Crestia, et sur
une butte, ostensiblement, ils l’ont égorgé. Sur l’écran, le trait de sang qui jaillissait était à peine suggéré, mais dans la salle, quelques hommes n’ont pas pu s’empêcher de laisser échapper une exclamation d’horreur.
Marine, elle, restait immobile. C’est à croire qu’elle ne voyait pas l’écran. Elle restait les yeux fixés sur Max.
Le sang de Crestia ne coulait pas, l’image était aseptisée. Aurore ne voyait pas la blessure béante, les tremblements dans ses jambes, la tête penchée en avant qui se détachait du cou. Elle ne sentait pas l’odeur du sang, ni le froid de la neige. Elle l’imaginait, seulement : Max racontait tout. Mais l’envie de vomir l’a reprise, elle a eu peur de ne pas pouvoir y résister. Elle essayait de maîtriser son corps mais ses yeux étaient rivés sur l’écran et ne voulaient pas regarder autre chose. Pourquoi le deuxième groupe de soldats ne bougeait pas ? Pourquoi Marine restait là, en arrière, alors qu’Aurore était sous les tirs de l’ennemi ?
Elle aurait préféré ne se souvenir de rien. Elle ne voulait pas revivre ce moment.
Aurore ne voulait plus regarder Marine. Elle ne voulait plus la voir.
Le légionnaire a riposté, il a tué un insurgé. Calderon était touché. Il est tombé à terre. Les autres ne bougeaient pas.
Max a continué, il la regardait comme s’il lisait dans ses pensées :
— Quelques-uns d’entre nous ont voulu rejoindre les cinq premiers pour les défendre : on voyait bien qu’ils étaient à court de munitions. Mais le lieutenant nous a interdit de bouger. Il disait qu’on ne pouvait plus rien faire pour eux. Surtout, il ne voulait pas mettre tout le groupe en danger, et risquer que l’ennemi s’empare de nos armes.
Ce qu’Aurore voyait sur l’écran, c’était ce qu’elle n’avait pas vu alors : le reste du groupe demeurait en arrière, tandis que les cinq premiers allaient au massacre. Leur chef de section avait préféré les sacrifier.
Résultat : deux morts, un blessé grave, et elle, brûlée aux jambes. Seul le légionnaire s’en était tiré indemne.
Marine l’avait laissée se faire tirer dessus sans bouger.
Aurore fixait l’écran. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait. Ce jour-là, ce n’était pas ce qu’elle avait vu.
Max a soudain arraché son casque. Il ne pouvait plus continuer.
Certains hommes le fixaient, immobiles. D’autres n’arrivaient pas à rester tranquilles et remuaient sur leurs chaises. Le silence s’était installé dans la pièce.
Aurore avait perdu la notion du temps. A un moment, elle a levé les yeux vers Marine, qui restait la tête baissée, le regard perdu.
Elle était désorientée par la colère. Le lieutenant avait privilégié son groupe le plus nombreux et ses
armes, et il avait préféré les abandonner, eux, les cinq imbéciles qui étaient en tête. Marine lui avait obéi. L’image qu’Aurore avait d’elle depuis qu’elle avait quinze ans venait d’en prendre un coup.
Tom était déjà blessé, Calderon et Crestia étaient déjà morts, et elle était déjà brûlée. Puisqu’elle avait survécu, elle ne voulait pas revenir sur ce qui était arrivé. Oublier, et avancer. C’était au moment où elle comprenait le mieux Marine qu’elle la détestait le plus.
Le cinq-galons a finalement dit :
— Combien d’insurgés sont morts, ce jour-là, sergent ?
Max avait les mâchoires crispées, comme s’il ne pouvait plus les desserrer. Il a réussi à dire :
— Je ne sais pas… Quinze ou vingt.
— Alors nous pouvons parler de victoire, a dit le lieutenant-colonel d’un air triomphant.
Max est resté debout, perdu sur son estrade, le casque vidéo à la main. Aurore n’en revenait pas. Marine a secoué la tête, mais elle n’a rien dit. Le cinq-galons a repris :
— Vous savez que ce qui est dit ici ne doit pas sortir de cette pièce. Nous avons décidé que cette embuscade et la manière dont elle avait été gérée ne feraient l’objet d’aucun commentaire, eu égard au lieutenant qui est décédé peu de temps après.
Tous sont restés silencieux. Le psychologue a conclu :
— Je crois que nous pouvons lever la séance.
Max a laissé son casque tomber sur l’estrade, et il a quitté la pièce de sa démarche traînante, le dos rond. Il devait avoir hâte de gober un ou deux cachets, ou de boire un whisky-coca. Les gars sont sortis dans une ambiance de fin de cours, chaises traînées au sol et vestes lancées sur les épaules. Chacun passait à autre chose. Aurore n’arrivait plus à regarder Marine. Elle est sortie de la salle. Dehors, le soleil était éblouissant. Les bâtiments faussement traditionnels étaient d’un blanc éclatant.
Les soldats partaient vers la plage ou la piscine. Le colosse roux pleurait dans ses mains, assis à quelques mètres d’elle, seul.
Marine s’est approchée. On aurait dit qu’elle avait vieilli d’un coup. Son visage portait une ride supplémentaire de chaque côté de la bouche, juste sous la commissure des lèvres, comme si l’amertume et la douleur y avaient creusé une trace.
Aurore n’a rien dit. Elle revoyait l’instant où, sur l’écran, la lame avait longé le cou du soldat, et où son corps était tombé sur ses genoux qui fléchissaient, tandis que le groupe de soldats restait à distance. Marine a tiré de sa poche son paquet de cigarettes froissé, lui en a offert une de ses mains tremblantes, puis elle a allumé leurs deux cigarettes. Ses lèvres étaient sèches, et elle ne cessait de les humecter avec sa langue. A chaque fois, Aurore croyait qu’elle allait
parler. La fumée a formé une petite vague à la lisière de sa bouche avant de disparaître, puis de ressortir, plus légère et plus pâle.
Elle comprenait tout, à présent. La honte de Marine, la honte du lieutenant. C’était pour cela qu’il s’était tiré une balle : il avait eu honte de les avoir emmenés en mission pour une raison factice, honte de la façon dont il avait organisé leur défense, honte d’avoir sacrifié une partie de ses hommes, honte d’être parti avec trop peu de munitions pour eux tous, honte d’avoir voulu se venger sur les villages alentour en les bombardant les trois jours suivants. Parce que, bien sûr, c’était de la vengeance. Qu’on n’essaie pas de lui faire croire qu’on avait tué des insurgés en bombardant trois villages de montagnards. Le lieutenant était probablement l’homme qui lui était le plus étranger de la terre. La mort de dizaines de villageois n’aurait jamais apaisé sa colère.
On créait des règles, mais dès que la situation déraillait, on les foulait aux pieds. Seule Marine avait continué à être droite. Cela ne l’avait conduite qu’à trahir son amie.
Marine a recraché la fumée au ciel. La cendre restait suspendue au bout de son mégot, en couches accumulées à mesure de ses souffles. Son doigt a écrasé le filtre jaune contre le mur, et elle ne l’a pas envoyé valser d’une pichenette. Elle semblait fragile par rapport à son corps, dont Aurore ressentait à nouveau à quel point il était imposant. L’air était lourd. Il commençait
déjà à faire chaud. La lumière était éblouissante, et les inondait. Les cigales commençaient à chanter dans les arbres, d’un cri agaçant. Marine transpirait. Elle a dit :
— Si tu avais été à ma place et moi à la tienne, tu crois que tu aurais agi autrement ?
Aurore n’a pas répondu. Elles sont restées toutes les deux en silence. Leur amitié pouvait s’arrêter là. Marine a pris une grande inspiration et tout à coup, en regardant ailleurs, elle a dit :
— Une fois que vous êtes partis à l’hôpital, les blindés ont ramené tout le monde au camp. Sauf Max et moi. Parce qu’on avait contesté son autorité, et qu’on avait voulu vous rejoindre pendant la fusillade, et même si on ne l’a finalement pas fait, le chef nous a ordonné de rester garder les corps jusqu’à ce que l’hélico revienne les chercher. Pour nous punir.
Aurore retenait son souffle.
— On est restés, Max et moi, quatre heures avec les deux corps, et le sang sur la neige, à fumer des clopes pour ne pas sentir les odeurs qui montaient malgré le froid. On essayait de ne pas regarder vers eux mais c’était impossible. Le matin même, Max jouait à la PlayStation avec Crestia.
Ses mains ont commencé à trembler, puis ses bras. Elle ne pouvait rien y faire. Son corps tout entier s’est mis à trembler, comme lors de ses cauchemars. Aurore commençait à s’en vouloir terriblement. Elle réalisait
qu’à tout observer de son propre point de vue, elle n’avait rien compris à ce qui s’était passé là-bas. Elle avait été nulle sur toute la ligne. Et une fois de plus, elle n’avait pas été là quand Marine avait besoin d’elle.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
— Je n’avais plus de mots. Plus rien. Je n’étais pas entraînée à ça. Voir la mort. Pourtant ça m’était déjà arrivé une fois… Mais cette fois, j’ai vu la mort en face. Celle de Sylvain, celle du lieutenant, mais aussi la mienne. Celle qu’on est censé ne voir jamais.
Elle a repris son souffle.
— Je me suis dit que je devenais folle. Je ne voulais pas t’entraîner avec moi là-dedans.
A cet instant-là, Aurore ne voulait plus qu’une chose : la retrouver. Sans Marine, elle ne retrouverait pas sa vie. Elles avaient besoin l’une de l’autre. Mais elle ne savait pas comment l’exprimer.
Marine l’observait. Elle a compris ce qu’elle était en train de penser. Alors elle a dit :
— On se casse d’ici et on va visiter l’île avec les Grecs ? On fait le mur ?
Aurore l’a regardée, incrédule. Elle s’est sentie soulagée d’un coup. Une fois de plus, elles n’allaient pas se parler. Mais cette fois, c’était parce qu’elles s’étaient déjà tout dit.
Elle lui a souri, et elle a dit :
— J’espère qu’ils ont une mobylette.
Ça a été comme un signal. Elles ont presque couru pour aller chercher Fanny à la chambre.
Comme convenu, les Chypriotes les attendaient au bar de la piscine.
Elle était à nouveau sous le soleil grec, à l’ombre des oliviers centenaires, allongée aux côtés de Marine, et de Fanny. Elle se sentait revivre peu à peu. Elle ne regrettait pas un instant d’être venue à Chypre. Tout ce qu’elle désirait, c’était ne pas revenir comme une soldate à moitié dingue, à moitié alcoolique, fâchée avec son amie d’enfance. Elle voulait redevenir comme avant. Elle était en train d’y travailler. Elle se sentait déjà mieux. Mais Fanny s’est penchée vers elle et elle a dit :
— Je ne les sens pas, ces mecs.
Elle a pris une longue gorgée d’eau.
— Détends-toi… Ils sont gentils. « Tout individu que l’on croise n’est pas un terroriste en puissance », elle a souri – c’était ce qu’on leur avait dit le matin même. Alors arrête de voir des agresseurs partout.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Marine s’était tournée vers elles. Aurore a grimacé, entre la compassion et la moquerie :
— Fanny flippe.
— N’importe quoi.
— Ça va ! a rigolé Marine. On n’est pas dans Massacre à la tronçonneuse.
— Je dis juste qu’il faut qu’on fasse attention.
— Tu parles ! C’est parce qu’on n’est pas partis avec tes nouveaux amis. Hippo, Pippo et Rato.
— On ne sait même pas où on est.
— Si, a dit Marine. J’ai regardé une carte, à l’hôtel. J’ai mémorisé le sud de l’île. Moi, je suis une vraie militaire.
— Et puis j’ai trop chaud. On va brûler. Je n’ai même pas pris de chapeau.
— Oh, eh, tu ne vas pas nous gâcher la journée. Si tu n’es pas contente, tu rentres.
— Ah oui, et comment ?
— Fais du stop.
— Très drôle.
Les garçons se sont levés pour partir. Elles les ont suivis, en pressant le pas. Marine avait raison. Fanny était agaçante. Aurore avait envie de se laisser aller. De profiter de sa journée. Et le soir, ce fameux deuxième soir, de tout oublier.