Ils ont visité la maison de Dionysos : des enfilades de pièces couvertes de mosaïques aux couleurs conservées malgré les centaines d’années écoulées, des légendes peuplées de dieux très beaux et très jeunes, qui se séduisaient et se jetaient des sorts, des noms aussi poétiques que Narcisse ou Icare, Apollon et Daphné. Cristos était un bon guide. Le désir, les mythes, la mer, le vent semblaient avoir toujours existé, traversant les corps de ceux qui passaient avant d’être remplacés par d’autres, au fil des siècles. Le temps était aboli, ils étaient à une seconde de l’éternité. Ce n’est pas lui qui le disait, mais une pancarte à l’entrée. Les quatre saisons, la vie quotidienne, les vendanges, le premier bain d’un bébé, les animaux, des chiens, des cygnes, des mouflons, tout semblait familier à Aurore. Fanny s’est approchée et a demandé à Aurore quel était cet animal. Elle a répondu « un mouflon » et Fanny a ri ; pourtant, c’était vrai.
Une douce euphorie envahissait Aurore. Après l’Afghanistan, la vie militaire au quotidien, la violence constante, et puis ces deux derniers jours, les émotions par lesquelles elle était passée, cette soudaine légèreté, ces histoires d’une autre époque agissaient en cataplasmes, mieux que n’importe quelle séance de relaxation. On lui avait dit que Massoud lisait des poèmes à ses soldats entre les combats, et elle avait alors ricané comme les autres, en se demandant à quoi cela avait bien pu servir. Elle commençait à comprendre. Il s’agissait aussi de barbarie et de civilisation.
Ils ont repris la voiture. Les sièges étaient brûlants. Harry est allé chercher une natte en paille dans le coffre pour qu’elles puissent s’asseoir : ils étaient vraiment aux petits soins. Aurore a regardé Fanny, qui a murmuré d’un ton fataliste :
— Je suis sûre qu’ils vont chercher à en profiter, à un moment ou à un autre.
Ils ont roulé le long de la mer jusqu’au sanctuaire d’Aphrodite. C’était là que les milliers de pèlerins finissaient par aboutir après une marche de douze kilomètres. Cristos a arrêté la voiture et il a montré la piste qui existait encore, des siècles plus tard.
— Pendant quatre jours, ils participaient à des fêtes monumentales, en l’honneur d’Aphrodite, déesse de la féminité. Ils organisaient des concours de musique, de poésie, des compétitions sportives, et puis ils prenaient
des bains tous ensemble. Il y avait aussi des sacrifices de vierges.
— Quelle belle coutume, a ironisé Marine. Et elle a ajouté en français : Tu vois, Fanny, tu ne risques rien, ce sont les vierges, qui les intéressent.
Ils ont ri.
— On a retrouvé la statue d’un phallus couvert de sel, a continué Cristos, inspiré de la légende selon laquelle Aphrodite est née de l’écume de mer. C’était un des lieux les plus vénérés de toute l’Antiquité.
— On comprend pourquoi, a souri Aurore.
— Il a raison, a dit Harry, des jeunes filles se rendaient au temple, elles s’y promenaient jusqu’à ce qu’elles soient choisies par un pèlerin. Alors elles devaient se soumettre à lui toute la nuit.
Fanny a recommencé à se ronger les ongles. A force de les mettre en garde, elle allait attirer le malheur sur elles. Tous les militaires étaient superstitieux. Avant de partir en mission, chacun d’entre eux prenait sur lui un grigri ou une lettre, censé lui porter chance. La chance de s’en sortir vivant.
— En fait, je crois que la signification d’Aphrodite n’est pas seulement la féminité et la sensualité, c’est plus compliqué que ça. Certains disent qu’au contraire, c’est l’idée de la dualité de la nature humaine. Cela me semble beaucoup plus intéressant, a dit Cristos.
Aurore a lancé un regard rassurant à Fanny. Après la guerre, les attaques et les bombes, la neige et les brûlures, les attentats suicides et les embuscades, les brimades et les disputes, la peur et les combats, il ne pouvait rien leur arriver. C’était plutôt les Chypriotes, qui auraient dû avoir peur d’elles.
Face à la mer, il restait du temple d’Aphrodite des murs de pierre, des plaques recouvertes de mousse, des fragments de mosaïques romaines, des marches isolées, des socles et des colonnes.
— Voilà. C’est ici qu’Aphrodite est née. On dit qu’il y a encore des Chypriotes qui viennent, certaines nuits, huiler les pierres et déposer des bouts de tissu ou des bijoux pour conjurer la stérilité ou le manque de femme. Tout à l’heure, les rubans accrochés à l’arbre, c’était cela : des vœux adressés aux dieux de l’Antiquité.
Le site était magnifique. On dominait la mer. Un rocher de calcaire blanc surgissait des eaux d’un bleu profond. Mais on était loin des plages douces et des baies abritées : ici le littoral était très accidenté. Des caroubiers à la chair couleur de sang poussaient un peu partout, et leurs branches arrachées laissaient voir des plaies rouges. Le regard pouvait parcourir des dizaines de kilomètres de chaque côté, et face à elles il y avait l’infini. Depuis des milliers d’années les hommes venaient y voir la frontière de l’Europe, et ils essayaient parfois de la franchir.
Ils ont repris la voiture, vers l’arrière-pays. Aurore avait faim, et soif. Les petites bouteilles d’eau étaient vides. La voiture a longé des vignobles et des vergers, et parfois, plus bizarrement, des plantations de bananiers. Peu à peu la terre est devenue un no man’s land, fait d’énormes rochers déchiquetés. Le paysage était désolé, désert. Elle commençait à se demander où ils les emmenaient, même si elle ne voulait toujours pas croire au sombre présage de Fanny. Cristos parlait d’un drôle de roi qui avait inventé le ventilateur : il se couvrait d’huile d’amandes et faisait venir des colombes dans des cages pour que leurs battements d’ailes rafraîchissent sa peau.
La voiture a roulé longtemps. Ils ont longé une baie. Et puis tout à coup ils sont arrivés dans un cul-de-sac : la route s’arrêtait brutalement. La ligne verte de démarcation commençait à quelques mètres. Des barbelés interdisaient d’aller plus loin. Cristos a garé la voiture.
— Voilà. C’est la frontière. Si on vous fait passer de l’autre côté, vous ne pourrez plus revenir. Ou alors, il vous faudrait trouver un check-point. Harry et sa famille ont une maison, là-bas, de l’autre côté de la baie, mais il ne peut pas y vivre.
Cristos a coupé le moteur. Il y a eu un silence dans la voiture. La chaleur était intense. Pas une mouche ne volait.
Puis les deux hommes se sont parlé en grec.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? a dit Cristos en se retournant vers elle.
Ici, il pouvait leur arriver n’importe quoi, personne ne les entendrait crier. Il n’y avait rien à voir, et elle se demandait pourquoi ils les avaient amenés là. L’atmosphère, déserte, sinistre, ne leur plaisait pas. Même Marine avait le visage fermé. Aurore a senti sa gorge sèche. Elle se l’est raclée avant de parler.
— On pourrait peut-être aller manger, non ? J’ai faim, elle a dit, pour essayer de détendre l’atmosphère et les sortir de là.
Harry a bougé sur son siège comme un enfant qui aurait envie de faire pipi. Fanny fixait ses genoux parce qu’elle n’osait pas croiser un regard. Personne ne disait plus rien. L’ambiance était tendue. Face à eux, les barbelés étaient comme un mur contre lequel ils seraient venus buter. Pour la première fois, Aurore a pensé que cette frontière les emprisonnait. L’Europe était un Paradise Beach géant.
Tout à coup, une voiture a surgi, et foncé vers eux. Elle a stoppé à seulement quelques mètres de la décapotable, par un arrêt au frein à main qui lui a fait faire demi-tour dans un fracas de poussière. Fanny a crié. Trois hommes sont sortis de la voiture.