Le ciel a pris une teinte rouge avant la nuit, ce qui était signe de vent selon Cristos. La route s’élevait lentement, par divers détours, à travers des bois de citronniers qui embaumaient l’air. Le village était perché au sommet d’une colline. Ils ont laissé les voitures en bas, et rejoint la place principale à pied. Quelques vieux, noueux comme des oliviers, étaient assis sur un banc près du parking, une place stratégique pour observer ceux qui se rendaient à la fête. Cristos les a salués d’un
kalispera poli, auquel ils ont répondu en canon. Ils ont grimpé un sentier qui longeait des maisons anciennes où il devait y avoir des poules, et dont l’odeur de fiente et de plumes séchées lui rappelait celle, aussi écœurante, des habitations afghanes. Aurore a essayé de chasser la sensation d’être toujours là-bas, elle a désespérément tenté de se fixer sur l’ambiance détendue de ce soir de fête et de vacances, et de remiser au passé les moments de guerre qu’elle venait de vivre, ses questions sur Marine, sur la vérité de leur amitié, mais les
tentes de l’armée française s’imprimaient plus fortement encore sur sa rétine, et les images de l’explosion sur la neige revenaient, comme si le seul fait de chercher à les chasser leur donnait plus de force pour la détruire. Elle n’arrivait plus à distinguer ses souvenirs de ceux de Max, ou des images vidéo. Elle était encore sur un chemin de terre neigeuse que ses chaussures de marche écrasaient, quittant l’arrière d’un véhicule blindé, grimpant à l’assaut de villages qui ne voulaient pas d’elle ni d’idéaux auxquels elle avait eu la naïveté de croire. L’amitié à laquelle elle avait cru au point de mettre sa vie en jeu avait peut-être aussi été factice. En tout cas, elle n’y avait pas résisté. Son pays n’avait réussi qu’à créer un autre pays avorté, aux valeurs viciées, où des hommes qui ne comprenaient pas sa langue avaient appris à manier ses armes mais n’avaient jamais réussi à adhérer complètement à ses idées inutiles, et où elle avait doublement perdu la bataille, répandant la misère et l’obscurantisme à mesure qu’elle avançait pour soi-disant les effacer, et perdant tout, y compris ce qui lui était le plus cher. Il ne s’agissait plus de guerre, ni de victoire, ni de défaite. Son pays était désormais une sentinelle empaillée qui gardait ses cauchemars vivants, et les montagnes afghanes lui étaient plus réelles et présentes que les douces collines chypriotes, qui s’effaceraient bientôt de sa mémoire alors qu’elle retrouverait les côtes de ce qui était plus que jamais un vieux continent. L’Afghanistan ne s’effacerait jamais.
Sous les platanes de la place principale, un peu plus haut, de grandes tables avaient été installées et les gens commençaient à se servir à manger et à boire. Des adolescents tirés à quatre épingles faisaient les paons devant des filles au teint mat et aux cheveux platine. Des enfants zigzaguaient entre les allées. Un groupe un peu ringard jouait des standards internationaux, et le chanteur, tout de blanc vêtu, roulait des « r » en roucoulant les chansons d’Elvis ou de Sinatra. L’odeur de la viande d’agneau grillée continuait de lui donner la nausée parce qu’elle lui rappelait le mouton coriace qu’ils mangeaient là-bas et qu’elle n’était pas près d’oublier. Aurore a avoué son dégoût à Cristos qui l’a emmenée par le bras en riant, jusqu’à un stand où ils servaient du porcelet rôti, doré, et c’est vrai qu’elle n’en avait pas mangé depuis longtemps. Il a commandé des souvlakis avec un regard qui se délectait d’avance.
— Moi, je ne peux plus supporter de voir de la viande crue, a dit Fanny. Encore moins de la sentir. Surtout le poulet cru, ça ressemble trop à de la chair humaine…
— Oh, putain ! a fait Marine en repoussant son assiette.
— Arrête, a supplié Aurore en grimaçant. Elle se disait souvent que sous ses dehors légers, Fanny avait un regard dur, juste – c’était peut-être la plus lucide des trois. Elle connaissait les corps, et les hommes.
— C’est vrai, on croirait plutôt qu’on ressemble à de la viande rouge, comme du bœuf, mais en fait, non, a ajouté Fanny à l’attention des garçons, qui mâchaient
la bouche ouverte en la regardant. C’est là-bas que la ressemblance avec la chair de poulet m’a paru flagrante. Depuis, je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Pour le reste, je crois que ça va, je n’ai pas été traumatisée, mais la viande crue de poulet, c’est physique, ça me donne envie de vomir.
— Bon, on peut manger en paix ? a demandé Marine.
Cristos s’est penché pour qu’Aurore leur traduise ce qui se disait. Harry et lui ont grimacé en regardant Fanny d’un air horrifié, puis ils ont contemplé les trois militaires qui semblaient n’avoir rien entendu de la conversation et continuaient à dévorer la viande. Cristos a dit en souriant :
— « Tant qu’il lui reste une dent, le renard n’a pas de religion », proverbe chypriote.
Aurore a ri, mais les militaires se sont masqués immédiatement, croyant qu’ils se moquaient d’eux. Le Rat n’avait rien compris, il a demandé au Gros de lui expliquer ce que cela signifiait. Quand il a vu qu’elle avait surpris leur dialogue, il s’est senti bête et a fait l’air de celui qui comprend tout mais ne trouve pas la blague drôle ; elle a échangé un regard entendu avec Cristos, le Rat a eu l’air encore plus énervé. Aurore et Cristos ont baissé la tête vers leurs assiettes. Elle a commencé sa troisième salade grecque de la journée. Mais cette fois, le fromage avait un goût étonnant de thym qui lui a rempli la bouche. Cristos lui a expliqué
que les chèvres étaient nourries aux herbes de la montagne, et que leur lait gardait cette saveur particulière. Les militaires se sont moqués de lui, en mode messe basse. Chacun d’eux était revenu des divers stands avec son assiette en plastique blanc remplie à ras bord de victuailles, et Harry a posé sur la table trois bouteilles de vin sombre et une bouteille d’ouzo. Au moins là, il y avait peu de risques que cela ressemble au jus d’orange de l’armée – poudre et eau bouillie, à la couleur aussi chimique que le goût, qui rappelait à Aurore les biscuits Chamonix de son enfance, mais en moins bon – un mensonge de jus d’orange pour le mensonge d’une guerre.
Des cages contenant des canaris jaunes et orange étaient suspendues un peu partout sous les arbres. Autour d’eux, il y avait des familles, des couples de tous les âges, des femmes dont les bijoux dorés brillaient dans les cheveux brushés, des hommes qui sentaient l’after-shave, et des ribambelles de vieilles qui se signaient de temps en temps au gré de la conversation. Mais il y avait aussi d’autres touristes, de divers pays d’Europe, beaucoup moins endimanchés que les Grecs, souvent encore collés de sel et d’ambre solaire, la peau rouge et les cils clairs, les paréos mis en écharpe ou en jupe plus longue, les tee-shirts portés sur l’épaule. Cinq retraitées anglaises gloussaient en silence et se parlaient à l’oreille comme si quelqu’un risquait d’entendre leurs commérages. Un groupe d’Allemands se saoulaient copieusement, les filles étaient plutôt jolies, et les trois militaires jetaient de temps à autre
des regards excités vers elles, ce qui n’échappait pas à Fanny, qui ne semblait pas vouloir laisser sa part. Elle se levait toutes les cinq minutes, pour aller chercher des serviettes en papier, un nouveau gobelet, se laver les mains à la fontaine ou juste pour changer de place – en fait, pour se faire un peu reluquer, désirer, complimenter.
Une des Allemandes a hurlé de joie en reconnaissant une chanson, et elle est partie danser devant les musiciens qui jouaient de plus belle. Des filles et des garçons, touristes ou Grecs, se sont retrouvés sur la piste à se déhancher, se chercher, se trouver. Une Danoise s’est mise à rouler des palots à un gamin de seize ans qui n’en revenait pas, tandis que ses copains commençaient à tourner autour des copines de sa conquête. Les filles étaient en soutien-gorge de bikini et en short mini-mini, leurs ongles couleur de boucherie, et elles avaient des sourires carnassiers, prédateurs. Au cours d’une bousculade, l’une d’elles a tiré sur le lien du bikini de sa copine qui s’est détaché, celle-ci a hurlé en riant, cherchant à renouer son soutien-gorge qui laissait échapper ses seins blancs, des garçons se rapprochaient, irrésistiblement attirés comme des mouches par une flaque de sang, tandis que tout près d’elles, un vieux à la tignasse blanche regrettait sa jeunesse en murmurant entre ses dents des po-po-po-pooo dont on ne savait s’ils étaient signes d’indignation ou de ravissement. La fille s’est vengée en tirant sur la ficelle de sa copine à son tour, et c’est devenu un jeu, tout le groupe a cherché à mettre ces filles torse nu en les
poursuivant sur la piste, leurs seins se baladaient d’un bord, de l’autre, tandis qu’elles couraient à travers leur nouveau terrain de jeu en poussant des cris suraigus, et que le chanteur s’égosillait dans son micro.
— La belle Europe, a fait Marine.
L’ambiance est montée d’un cran au morceau suivant. Cela n’a échappé à personne que deux des filles avaient disparu avec leurs nouvelles conquêtes, et l’excitation était à son comble, d’autant qu’un groupe de jeunes Scandinaves venait de rejoindre les deux filles qu’on avait déjà repérées.
C’était un tube que Marine et Aurore avaient adoré, le premier été qu’elles avaient passé ensemble. Marine a regardé Aurore d’un air entendu, et elles ont couru, toutes les deux, vers la piste, pour danser l’une en face de l’autre. Aurore avait l’impression d’avoir seize ans à nouveau. Elles étaient tellement contentes de s’être retrouvées qu’elles faisaient les folles. Aurore était prête à tout. Elle n’était plus sur ses gardes. Elle était heureuse de se lâcher.
Cristos l’a attrapée par la main et l’a entraînée plus loin, malgré ses molles protestations. Elle avait bu deux ouzos à l’apéro au bar-terrasse, deux autres en arrivant à la fête, et quatre ou cinq verres de vin en mangeant, ses pas étaient plus qu’hésitants et elle n’était pas sûre de réussir à danser à deux sans trébucher. Mais il la tenait fermement, et il dansait collé contre elle : Aurore sentait sur elle les regards réprobateurs, non pas des
vieilles du village, mais des trois militaires. Fanny, dégoûtée d’en être rendue à prendre l’initiative, a attrapé le Rat par l’épaule, jusqu’à ce qu’il accepte de danser avec elle. Cristos a penché sa bouche vers Aurore, et elle l’a embrassé au milieu de la piste, comme une collégienne. Marine a rigolé en échangeant un regard avec elle quand elle a rouvert les yeux.
Mais Cristos l’emmenait déjà derrière la place. Elle l’a suivi le long des façades de pierre, il courait et elle le suivait, elle était saoule, c’étaient les vacances au bord de la mer, elle avait visité des sites merveilleux et à présent elle fêtait la paix retrouvée, elle était heureuse, il embrassait bien et avec passion, sa langue était douce, il sentait bon, la tête lui tournait, et elle était joyeuse pour la première fois depuis six mois. Elle se sentait vivante. Et elle sentait sa chair chaude sous sa peau, elle le sentait vivre lui aussi. Ils avaient trop vécu l’un et l’autre pour jouer les amoureux, ils n’étaient pas aussi naïvement touchants et ridicules que Fanny, mais ils se faisaient sentir mutuellement éveillés, jouissant, respirant. Il l’a saisie par la main pour l’emmener encore plus loin par les petites rues qui montaient dans le village, et elle riait, essoufflée tout à coup, jusqu’à ce qu’ils arrivent à une vieille maison turque et qu’il sorte de sa poche une longue clé rouillée. Il avait tout prévu. Mais il restait sérieux et il l’a invitée à le suivre dans la maison à moitié en ruine. Ils ont tâtonné à travers les meubles abandonnés aux vers et à la pénombre, les murs épais et noircis, les objets disparates qui traînaient, bocaux de verre opaques, sacs poussiéreux,
ceintures de cuir durcies par le temps, qui racontaient l’urgence et la violence d’une autre guerre. Il l’a à nouveau attirée contre lui et l’a embrassée, et il lui a demandé de le laisser l’embrasser partout, il l’a dit en anglais avec son accent grec et c’était tellement cliché que cela l’a fait rire, mais il l’a fait basculer sur un lit, et dans le noir il a cherché à soulever sa robe si légère, il a trouvé son sexe avec sa bouche, et il l’a fait jouir comme elle n’avait pas joui depuis six mois. Et elle a oublié la poussière ocre et la boue, la neige et les montagnes, la guerre et les cadavres, les bombes, le sang, elle a oublié la douleur sur ses jambes, parce qu’il était là, son passé ne comptait pas, il était la chaleur, la douceur, tout ce qu’elle avait oublié pendant six mois. Son corps l’aidait à sentir le sien vivre, ce corps qui avait été attaqué, contraint, brûlé, meurtri. Le temps s’étirait.
Quand ils sont revenus à la table, l’ambiance avait changé. Les trois militaires étaient furieux qu’elle soit sortie avec Cristos – comme si elle frayait avec l’ennemi. Marine se moquait d’eux par de petites remarques pince-sans-rire qui ajoutaient de l’huile sur le feu : ils n’avaient pas vraiment le même humour qu’elle. Fanny était agacée, elle aussi, parce qu’elle se sentait doublée. Harry, lui, n’avait toujours pas compris qu’elle ne s’offrirait jamais à lui, et il continuait à lui servir de grands verres d’alcool avec un air enamouré sous le regard critique du Rat qui semblait prêt à bondir à la moindre occasion. Aurore, elle, était heureuse, et elle
ne ressentait aucune culpabilité, même pas vis-à-vis de Raphaël – pas plus que d’avoir profité du soleil au cours de l’après-midi, ou d’un verre de bon vin. Cristos lui a fait un grand sourire.
Le Gros a craché par terre. Rien ne leur avait échappé, et leur mécontentement grandissait. C’était comme si elles leur appartenaient, comme si elles faisaient partie d’une famille aux liens excessifs, qui étranglent plutôt qu’ils ne soutiennent. Ils se comportaient comme des frères ou des maris jaloux. Fanny s’est rapprochée d’elle d’un pas plutôt incertain, avant de lui chuchoter à l’oreille :
— Je préfère un militaire, il faut que je pense à mon avenir.
Son air sérieux contredisait son haleine de marin.
— Tu crois vraiment que tu pourrais te marier avec l’un d’eux ? a dit Aurore en secouant la tête.
— On ne sait jamais.
Son regard s’est perdu vers les visages en forme d’animaux. Elle semblait vraiment croire qu’elle pourrait rencontrer l’homme de sa vie, alors qu’elle ne serait peut-être même pas capable de reconnaître leurs visages dans quelques jours, quand les vapeurs de l’alcool se seraient dissipées et qu’elle serait rentrée dans son petit appartement du centre ville.
— Ton romantisme te perdra, a fait Marine.
Elle a ri. Mais cet aparté avait été mal interprété par l’Orignal aux dents longues, qui a tout à coup semblé se mettre en colère. Il a regardé Aurore avec une
méchanceté oblique, avant de s’attaquer à Harry, qui se resservait à boire. Il lui a repris la bouteille d’un geste brusque en disant, agressif :
— Demande pas la permission, toi, bois tout notre vin !
Harry s’est retourné vers elles, alors Aurore a dit :
— C’est bon, les premières bouteilles c’est lui qui les a offertes, laisse-le.
Mais le petit aux yeux pointus s’est énervé à son tour :
— C’est nous qui avons payé la bouffe et les trois quarts de la boisson. On sait bien pourquoi tu les défends. Alors retournes-y, et laisse-nous régler nos histoires.
C’était sa plus longue tirade depuis le début de la soirée. Harry, comprenant qu’elle le soutenait, s’est servi largement.
— Tu changes de ton, si tu veux continuer à passer une bonne soirée, a dit Aurore, en haussant la voix.
— Ta gueule, a répondu le Rat d’un air mauvais.
— Arrête, Tony, a dit le Gros.
Mais Cristos s’est jeté sur l’Orignal à coups de poing. Le Gros s’est immédiatement levé et il a saisi le Chypriote avec ses grosses mains, Harry a voulu le défendre, et là ça a dégénéré, le Rat s’est levé à son tour, Cristos a voulu se dégager, le Gros lui a donné un coup, Harry gueulait, d’autres Grecs se sont rapprochés, et elle a vu que ça allait virer en bagarre générale
alors elle a crié, mais c’était déjà trop tard. Harry et le Gros se battaient, les hommes commençaient à se rassembler autour d’eux et elle ne savait pas si c’était pour les arrêter ou au contraire, pour les encourager. Elle a alors compris que les Allemands, les Italiens et les Espagnols étaient de leur côté et se battaient contre les Grecs. L’alliance s’était faite en quelques secondes, sans que quiconque cherche à savoir qui avait commencé, et qui avait raison. Ils avaient immédiatement pris parti, sans hésiter, comme au football, ou dans ces jeux télévisés où on doit se battre jusqu’au dernier contre une autre équipe. Les vieux réflexes reviennent vite. Même pas besoin d’entonner l’hymne national, Allons enfants. Avec l’alcool, la tension est montée très vite. Les chaises pliantes sont devenues des armes, les casiers à bouteilles, les couteaux de table aussi. Tout à coup, le Rat a sorti un poignard qu’il avait dû voler en Afghanistan, une lame au manche noir et brillant, à la courbe élancée comme celle d’un escarpin, et des gens se sont mis à crier en plusieurs langues, des touristes s’éparpillaient dans toutes les directions, tandis qu’il avançait, le couteau brandi, son regard était dingue et certains ont levé les bras en signe de reddition, d’autres cherchaient à l’encercler, et il a dit :
— Maintenant, le premier qui avance, je le crève.
Et personne n’a eu besoin de traduire, tout le monde a compris. Le silence s’est fait autour de lui, en une seconde Aurore a repéré où elle se retirerait en cas de vrai danger, et elle a vu que Marine avait le même
réflexe. Mais le Gros avait déjà neutralisé son copain. Une clé au cou. Il lui parlait à voix basse, elle n’entendait pas ce qu’il lui disait. Une vieille Grecque a hurlé qu’il fallait appeler la police. Les Anglaises filaient, effarées par tous ces sauvages et leurs disputes intestines.
— Lâche le couteau, Tony, a dit le Gros d’une voix sourde, haletante. Il transpirait.
Elles étaient toutes les trois à quelques mètres d’eux. Le Rat a regardé le Gros, et il a laissé tomber le poignard d’une main molle. Ils sont restés figés un moment, sans savoir quoi faire. Le couteau était à terre, l’Orignal l’a ramassé. Les Allemands étaient derrière lui. Les Grecs attendaient de trouver l’occasion de le désarmer. La police allait arriver. Ils risquaient d’avoir des ennuis. Aucun des militaires n’aurait dû se trouver là.
Le Gros a dit :
— Bon. On y va, maintenant.
Et contre toute attente, Marine a répondu :
— Nous aussi on s’en va.
Alors le Gros a annoncé d’un ton ferme :
— Si vous voulez venir avec nous, c’est maintenant.
Il entraînait déjà son collègue en arrière. Aurore a regardé Fanny.
— Allez, a fait Marine, dépêchez-vous.
Elles ont ramassé leurs affaires en un clin d’œil, et elles ont filé vers l’autre côté de la place, en se frayant un chemin parmi les touristes allemands. L’ambiance
était électrique, alcoolisée, mais tout le monde était sous le choc, et personne n’a cherché à les retenir. Les villageois avaient prévenu la police, mais retenir les militaires risquait de tourner à leur désavantage. Aurore n’a même pas dit au revoir à Cristos, et quand elle s’est retournée alors qu’elles suivaient les trois hommes, il lui a lancé un dernier regard, dépité. Elle s’est dit, voilà, c’est raté, on ne se reverra jamais.
Chypre était vraiment une parenthèse, dont il ne resterait rien.
Elles ont rejoint la voiture sous quelques derniers cris sporadiques en grec, jetés de loin, du haut de la côte, et quand les portières ont claqué, Marine a dit :
— Super, cette petite fête villageoise…
Ils ont ri nerveusement. Puis elle a ajouté :
— Ça va, six personnes dans cette voiture ?
Le Gros a répondu :
— On n’allait pas vous laisser avec ces mecs, de toute façon. Et puis si on croise des flics, l’une d’entre vous n’aura qu’à se cacher.
Fanny s’est recroquevillée sur son siège, les yeux rouges.
— En même temps, a dit Aurore, boire quinze bières avant de conduire, ce n’est pas légal non plus.
— C’est vrai, mais il est pas encore né, l’homme qui fera chier un militaire parce qu’il a bu trop de bière, a dit le petit sec.
Et le troisième a répondu :
— Surtout ici.
Le Gros a conclu :
— Oui, surtout ici, et après ce qu’on a vécu en Afgha.
Ils ont roulé en silence sur la petite route de montagne plongée dans le noir. Le Gros fonçait comme un malade, et les pneus crissaient dans les virages de la route qui se tordait comme un serpent. Ils n’avaient pas de carte, pas le temps de lire les panneaux, et ils s’étaient déjà perdus une fois, mais Aurore n’a rien osé dire tout haut parce qu’elle craignait qu’ils ne le prennent mal. Marine a attaché sa ceinture, sous le regard réprobateur du Gros. Elle lui a rendu son regard peu amène. Aurore a compris qu’elle n’était pas totalement en confiance non plus.