La nuque du Gros était massive. Ils roulaient à travers la forêt, fenêtres ouvertes. La chaleur de la nuit entrait par bouffées odorantes. Le silence dans la voiture était lourd, et les lents mouvements des phares dans les virages avaient sur Aurore un effet soporifique qu’elle aurait aimé dissiper, pour rester concentrée : elle sentait le danger devenir plus présent. Le ruban de bitume se déroulait à toute vitesse à mesure qu’ils avançaient dans la nuit. Il roulait comme un abruti, les yeux fixés devant lui avec une excitation flagrante, et elle avait peur d’avoir un accident sur cette route en lacets. L’alcool s’était évaporé de son sang rapidement et elle se sentait lucide tout à coup. Lucide, et inquiète. Fanny, saoule, laissait sa tête dodeliner d’un côté et de l’autre sur la banquette au fil des virages. Sur la plage arrière, un poulet rôti à moitié déchiqueté gisait encore dans son papier blanc, gras. Les hommes étaient tendus, Marine aussi : elle avait les yeux braqués sur la route avec concentration, comme si c’était elle qui conduisait. Tout à coup un animal, biche ou chevreuil ou elle ne savait quoi de beige et de fragile, a traversé la route dans les phares. Ses yeux jaunes ont croisé ceux d’Aurore. Un mouflon. Au moment où elle s’y attendait le moins, un mouflon surgi de la villa de Dionysos est venu s’inscrire en bondissant dans la lumière des phares et il les a regardés, créature du silence, flash de lumière venu les percuter, aussi surpris et figé qu’eux. Marine a poussé un cri aigu en s’accrochant à son siège, le corps en retrait, mais la voiture a fait une embardée et le Gros l’a redressée, et finalement la voiture a à peine heurté l’arrière de la bête. L’animal a détalé avant de disparaître dans la nuit. La voiture avait quitté la route. Quand le Gros a finalement réussi à l’arrêter, il a hurlé sur Marine :
Le petit au regard pointu a reniflé, puis il a dit :
— Je vais voir.
Le Gros a échangé un regard avec lui dans le rétroviseur et elle a d’abord cru qu’il allait l’engueuler, mais finalement il lui a dit avec un rictus :
— File-moi une clope, s’il te plaît.
Le Rat lui a tendu son paquet de cigarettes américaines et en a sorti le briquet, puis il a ouvert la portière et il a disparu. Le Gros a allumé sa cigarette, l’autre est passé devant les phares, il s’est penché devant le pare-chocs, puis il a relevé la tête en brandissant son pouce :
— Il y a du sang, mais la carrosserie n’a rien.
Le Gros a soupiré de soulagement. Pas pour le mouflon, bien sûr, pour la voiture. Elle s’est dit qu’il était un chasseur, de ceux dont on parle dans les contes, qui tuent les loups parfois, après qu’ils aient mangé les enfants. Elle a remarqué que ce qu’elle croyait être du silence dans la forêt était en fait composé de centaines de petits bruits d’animaux de la nuit, de vent, de mouvements dans les arbres. Alors le Gros a dit :
— Allez-y, les pisseuses, si vous avez besoin, c’est le moment d’en profiter.
Fanny, docile, a ouvert sa portière. Aurore aurait voulu lui dire de ne pas descendre, mais leurs regards ne se sont pas croisés et elle n’a pas osé la retenir à voix haute.
— Très bien, a ricané l’Orignal en découvrant ses dents jaunes et striées. J’y vais aussi. On va pisser en chœur, il a dit, mais il ne riait plus, et son regard sur Aurore était mauvais, comme pour la sommer de ne rien dire.
Ils sont partis vers les bois. Marine, le Gros et Aurore attendaient. Et tout à coup ils ont entendu un léger cri. Marine est immédiatement sortie de la voiture, et elle s’est mise à appeler vers le noir.
— Fanny ! Fanny, ça va ?
Aurore a collé son visage à la vitre. Elle n’y voyait rien. Même plus Marine, qui avait disparu dans les taillis.
— Toi, tu ne bouges pas d’ici, a dit le Gros en sortant à son tour. Il avait pris le poignard.
Elle est descendue de voiture, mais elle a vu Marine revenir en courant, qui criait :
— Barre-toi ! Barre-toi, Aurore, va-t’en!
Elle ne comprenait rien. Elle a avancé de trois pas, elle a vu Fanny à quatre pattes et sa robe emmaillotant sa tête, et elle a vu l’homme aux dents longues derrière elle, Fanny s’est affaissée et elle a eu un glapissement d’animal blessé avant de tomber sous un nouveau coup de l’homme qui était en train de la violer. Tout était arrivé si vite. Aurore s’est retournée vers Marine mais il était déjà trop tard.
Elle a essayé de se relever mais il a tapé à nouveau, cette fois à la mâchoire, et elle a été déséquilibrée, elle est tombée à genoux, le souffle coupé. De toutes ses forces, elle a projeté sa tête vers le ventre du Gros, mais il l’a attrapée par les cheveux et l’a forcée à se relever. Il l’a empoignée par l’épaule et elle a eu mal, elle a crié, elle s’est dégagée à nouveau et elle a voulu fuir, sa mâchoire lui faisait un mal de chien, mais elle pouvait encore marcher, quand il l’a jetée par terre, poupée de chiffons, visage au sol, nez qui saigne. Il défaisait son pantalon tandis qu’elle essayait de s’enfuir à quatre pattes. Elle s’entendait respirer fort et elle entendait la respiration du Gros dans son cou. Elle ne pouvait plus crier et elle ne savait pas si c’était le manque de souffle ou la peur qui l’en empêchaient : elle a essayé de hurler mais rien n’est sorti. Elle a voulu lui donner un coup de pied dans les couilles mais il l’a attrapée par le genou et lui a attaché la jambe avec du fil, il la traînait sur le sol en beuglant, et elle a vu sa bouche ricaner, il savait qu’il était en train de gagner. Elle s’est débattue, il a tiré plus fort, elle a senti une déchirure à l’aine, elle a trébuché, elle est tombée à nouveau. Il lui a écarté les jambes. Elle se forçait à respirer. Il fallait réagir. Au moment où il croyait s’enfoncer en elle, elle lui a donné un coup de genou au bas-ventre, puis un coup de coude au visage, et ça a marché, il a accusé le coup, elle l’a dégagé avec sa jambe et elle s’est mise à courir à quatre pattes, puis debout.
Tout à coup elle a vu Marine. Le Gros l’avait attrapée, et il la traînait sur le sol. Elle s’est mise à hurler, et elle ne voyait pas ce qu’il lui faisait mais elle hurlait en rafales à présent, un hululement affolé, de crise de nerfs, qui a traversé ses mains jusqu’à ses tympans, son cri est monté vers le ciel, elle a senti l’odeur de la guerre, la guerre n’était pas terminée puisqu’elle respirait la poudre et le sang, le feu, les brûlures sur la peau de ses cuisses ou était-ce le pied arraché de Hardy ou ses bandages sanguinolents, les sons de la Kapisa ont envahi sa tête tandis que Marine continuait à hurler, une bête qu’on égorge, elle se défendait et se battait contre lui mais elle n’arrivait pas à se libérer, Aurore a entendu les coups qui craquaient contre le crâne et les os de Marine, elle s’est dit qu’elle ne reviendrait peut-être jamais de là-bas, elle a entendu le Gros qui criait et tentait de la maîtriser, et elle, frénétique et incontrôlable, se défendait contre lui, et elle a vu la main du Gros s’abattre et s’abattre sur les joues de Marine, et elle a vu l’autre main baisser son pantalon et elle a vu la botte écarter ses pieds, et elle l’a vu peser de tout son poids sur elle. Aurore s’est demandée à quel moment elle allait avoir le courage de sortir de sa tanière et de se jeter à l’assaut – la peur de fille revenait, paralysante. Alors elle a revu une image, où deux adolescentes se tenaient sur la plage au crépuscule, et se promettaient une chose, de ne jamais faiblir en même temps. Il y avait les mains sans marques de Marine, ses doigts lisses et jeunes, son regard désabusé face à l’horizon bleu, ce visage volontaire et son envie, alors, d’être à la hauteur.