Enfin, une clarté irréelle est venue. La lumière, d’abord douce, s’est mise à éclater partout, par petites taches sous les arbres. L’odeur de la terre est montée le long de ses jambes devenues de boue ou de glaise. Quelques oiseaux ont commencé à criailler, à mesure que sa conscience revenait. La forêt est sortie de l’obscurité. Le jour a suspendu sa peur. Sa robe poisseuse de pisse collait à ses flancs, et ses jambes étaient gluantes et crottées de terre, sa peau exhalait une odeur de charogne. Elle avait perdu une sandale, elle ne savait pas où, ni quand. Elle a avancé à quatre pattes dans les feuilles, comme si cela la protégeait davantage du danger qui pouvait revenir, ou de la culpabilité qui avait posé sa botte sur son dos et l’empêchait de se relever. Le souffle court, incapable de parler, elle a regardé d’où elle venait, vers la route de montagne. Fanny était écroulée sur le sol, les jambes en vrac, les larmes disparues dans ses yeux de poisson mort, inconsciente ou endormie. Marine avait du sang sur le
visage. Encore du sang. Elle avait l’impression de n’avoir vu que ça au cours des six derniers mois, du sang sombre et oxydé, du sang de blessure et de mort, jamais de sang rouge vif.
Aurore s’est rapprochée d’elle et elle a murmuré son nom. Marine a fermé les yeux plus fort en mettant ses mains sur son crâne, mais elle a fini par rouvrir les paupières. Elle a vu la peur dans ses pupilles rétractées en têtes d’épingle, elle a vu la douleur molle sur ses joues, et elle a vu de la surprise, celle d’être encore vulnérable et capable de souffrir, celle d’avoir réussi à échapper jusque-là à la mort et aux attentats pour venir se faire cueillir ici, sur une île de vacances, et le découragement d’avoir enduré tant de souffrance, d’avoir cru être passée au travers de tout, d’avoir des nerfs en acier, et de se retrouver souillée, détruite, bousillée par un de leurs semblables, un collègue, un Blanc, un militaire. Elle a lu dans les yeux de sa copine de lycée qui ne voulait pas s’engager dans l’armée quand elle avait dix-sept ans la douleur de s’apercevoir, des années plus tard, qu’elle avait eu raison de se méfier, qu’elle n’aurait pas dû écouter son père, elle a lu dans ses yeux gris qui n’avaient pas changé la haine des pères de famille, la haine des despotes, la haine de ces hommes qui ne savaient que détruire la vie autour d’eux, et le découragement de se rendre compte que son intuition avait été la bonne et qu’elle s’était trompée pendant tout ce temps. C’était elle, l’idéaliste et la naïve. Des larmes ont jailli dans ses yeux. Elle s’est caché le visage dans les mains.
Presque jusqu’à la fin, elles avaient cru qu’ils seraient plus forts qu’elles malgré leur caractère, malgré leur entraînement, malgré leur amitié. Leur peur de fille était revenue. Elles avaient réussi à avoir des vies d’hommes parce que c’était ce qu’elles voulaient, elles avaient cru se protéger des risques en devenant des soldates, mais cela n’avait servi qu’à voir la violence de près. Elles étaient aussi fortes qu’eux si on leur donnait les mêmes armes, mais elles n’avaient pas envie de cette violence.
A son tour elle a haï ceux qui leur avaient menti et qui les avaient envoyées à la guerre, ceux qui les humiliaient depuis toujours et ceux qui les mépriseraient quoi qu’il arrive, ceux qui les tuaient en Afghanistan et ceux qui les violaient ailleurs, elle a haï ceux qui les avaient forcées à accepter leurs guerres imbéciles, les militaires, les politiciens, leurs camarades de combat autant que leurs pères, les mollahs autant que les évêques, ceux qui les avaient poussées à se retrouver là en leur disant que c’était pour la bonne cause, une guerre juste, une vie qui avait du sens, leur sens, le sens de leurs intérêts, de leurs envies, tous ceux pour qui elles n’étaient qu’un morceau de chair.
Le ciel se couvrait de nuages épais et mous, qui semblaient prêts à s’affaler d’un moment à l’autre sur la terre comme des parachutes. Marine pleurait. Sa bouche était déformée par les sanglots, par la souffrance, par l’humiliation, et la haine. Elle n’arrivait plus à se retenir, elle n’arrivait pas à le dissimuler, et
en même temps elle souffrait de cette impudeur qui ne lui ressemblait pas. Elle cherchait son souffle, et n’y arrivait plus. Aurore n’a pas amorcé de mouvement vers elle. Des nerfs gros comme des câbles, et les mâchoires serrées. Elle se sentait lourde de fatigue, lourde de siècles de domination et de guerres, lourde de cathédrales et d’églises meurtrières, de batailles sanglantes et d’armes vendues, aussi blanche et lourde que l’Europe, ce continent qui était comme une bourgeoise obèse, ridicule et tragique, qui ne pouvait plus s’arrêter de manger et qui allait en mourir, tandis que ses enfants s’étripaient pour savoir qui allait garder l’héritage, comme ces frères et sœurs soumis à la malédiction des familles de la mythologie grecque gangrenées par la violence et qui s’entretuent. Cristos avait raison, ce n’était plus qu’un vieux continent malade, ruiné, farci d’ulcères et incapable de croire encore en quelque chose, de se battre pour ce qui en vaudrait la peine, une vieille femme acariâtre, habituée à commander et à passer en force, qui continuait à être odieuse avec ses domestiques qui la détestaient, mais qui était devenue trop grosse pour bouger sa lourde paire de fesses, qui se traînait en pestant contre les voisins qui dérangeaient son sommeil, et allait finir par mourir d’avoir été trop riche, d’avoir trop fait du gras. Elles avaient servi, pendant des années, cette matrone grasse et mauvaise, et elles avaient mangé sa merde pendant six mois, six mois où elle s’était encore enfoncée dans la crise et les avait oubliées, six mois de plus dans une crise économique, sociale, générale, au
plus profond de l’odeur fétide de ses entrailles malades, six mois entiers à continuer à la servir alors que cela ne servait plus à rien, et que tout espoir de guérison était perdu d’avance parce que son corps difforme était atteint d’un cancer généralisé qui couvait depuis des siècles. Elles s’étaient bien fait avoir. Elles étaient les petits soldats du vingt et unième siècle, sans assez de munitions, avec des drones qu’on était obligés de lancer dans le sens du vent sinon ils ne marchaient pas, avec des hélicos Tigre, la fierté de la France, qui ne décollaient pas s’il faisait trop chaud. Des Rambos à petits moyens. De la chair à canon.
Il y avait toujours eu de la chair à canon. Mais à présent, on faisait croire à ceux qui s’engageaient que c’était leur propre décision. Elles s’étaient bien fait avoir.
On les avait choisies parmi ceux qui n’avaient pas le choix, on les avait envoyées au combat, et on les ramenait au pays, blessées, traumatisées, après trois jours dans une station balnéaire, comme si la guerre n’était rien – un métier comme un autre.
Aurore n’avait plus qu’une chose à faire : aider Marine à se relever. Elle lui a tendu la main, et l’a aidée à se mettre debout. Elle a essuyé la terre sur sa robe. Elle a senti que désormais, ce serait à elle de faire attention à Marine. Elles sont toutes les deux restées silencieuses. Fanny est venue les rejoindre. Alors Marine a dit :
— On n’en parle plus. Cela ne servirait à rien.
Aurore savait ce qu’elle pensait. Elle n’arriverait pas à la faire changer d’avis.
— Ils ne seront pas inquiétés. Jamais. Ils diront qu’on avait envie de se faire sauter. Nos chefs penseront qu’on l’avait bien cherché. Ils ne nous croiront pas tout à fait, ou ils auront un tout petit doute au fond d’eux, et ce sera suffisant pour nous pourrir la vie. Fanny, elle ne se trouvera jamais un militaire parce qu’elle sera grillée. C’est tout ce qu’on y gagnera. On risque même de perdre notre boulot. Alors autant laisser tomber tout de suite.
Il y avait de grandes chances pour qu’elle ait raison. Ils diraient qu’ils étaient saouls et qu’ils les avaient un peu forcées, et puis que si elles n’avaient vraiment pas aimé ça, elles auraient pu essayer de se faire tuer, braver le fusil sur leur tempe. Et puis, ils revenaient d’Afghanistan. A la guerre, il y avait toujours eu des viols. Pour souder le groupe. Pour affaiblir l’ennemi. A présent, elle se disait que c’était ce qu’ils cherchaient depuis le début. Les avoir par la force.
Fanny a hoché la tête, et elle a dit :
— D’accord, on n’en parle pas.
Alors Marine a soupiré :
— J’ai l’impression de recommencer à respirer.
— Moi, a dit Fanny tout à coup, je vais quitter l’armée.
Elle chuchotait, comme s’ils risquaient de revenir. Elle a dit cela en fixant l’horizon d’un regard vague. Elles n’ont rien répondu. Aurore a pensé qu’elle avait raison. Elle a retrouvé sa sandale, pleine de terre.
Fanny a sorti son téléphone portable de sa poche de blouson.
— Ça ne passe toujours pas, elle a grimacé, en chuchotant.
— J’ai soif, a répondu Marine. Remontons vers la route, on va attendre une voiture. Il va bien finir par en venir une.
Elles ont attendu. Un nuage d’hirondelles est passé en poussant des cris stridents, tache noire mobile sur le bleu du ciel. Elles rentraient en Afrique. Depuis des siècles elles s’aidaient des étoiles et du soleil, des montagnes et des rivières, des odeurs, des ondes magnétiques, pour tracer leur route. Elles traversaient les continents et voyaient du pays. Elles auraient été incapables de le faire seules. C’est parce qu’elles étaient toutes ensemble qu’elles arrivaient à accomplir ce prodige. Et c’étaient les mêmes depuis Hérodote, les mêmes depuis Aphrodite, depuis toujours et à travers le monde. Aurore a cru qu’on entendait le bruit de leurs ailes mais c’était sans doute impossible.
Elle a profondément aspiré l’air du matin. Elle voulait rentrer chez elle, vite.