Sur le parking, des dizaines de soldats arrivaient comme eux trois jours plus tôt. Ils allaient vivre le même séjour idéal dans un décor de rêve.
En grimpant dans le car, Max leur a dit :
— J’ai cherché à vous joindre toute la journée, hier. J’étais inquiet.
Il savait que son intervention au débriefing collectif avait forcément eu des conséquences pour elles. Il avait eu peur de leurs réactions. Mais il n’avait pas réussi à les trouver. Un peu plus, et il avertissait les chefs de leur absence. Il n’avait pas dormi de la nuit, et ses yeux étaient cernés de noir. Aurore s’en est voulu de l’avoir laissé seul, alors qu’il s’était mis à nu pour faire apparaître la vérité. Un collègue a lancé quelque chose qu’elle a choisi de ne pas entendre, et Marine a dit, très vite :
— On était épuisées, on s’est couchées tôt.
— Et la veille elles s’étaient mises chiffon, elles avaient la gueule de bois, a dit Ness.
Elles ont ricané comme lui. Il suffisait d’imiter ce que faisaient les autres.
A ce moment, Aurore a vu par la fenêtre un bus grillagé sur la file parallèle à la leur. Des clandestins, probablement. Il y avait plein de sans-papiers qui cherchaient à s’introduire en Europe en passant par Chypre, Cristos le leur avait dit. Certains d’entre eux étaient afghans. Elle a observé les visages de ceux qui, comme elle à son arrivée, regardaient le paysage au-dehors. Ceux-là ne connaîtraient de l’Europe que cette route, vue à travers du grillage, avant de repartir chez eux. Parfois, on se trompait d’ennemi. Mais il fallait toujours en trouver un. Si l’ennemi manquait, on pouvait soi-même devenir l’ennemi.
Aurore regardait le paysage qui défilait, les collines vertes, les toits d’ardoise, les champs jaunes sous la lumière dorée du soleil. Elle rêvait d’un avant où le monde défilerait aussi régulièrement que celui qui coulait derrière la vitre de ce train, elle rêvait d’un flux de pensée semblable à une vague qui ne s’arrêterait pas, ne reviendrait jamais en arrière, et aurait la saveur intemporelle du thé avec sa mère en fin d’après-midi, où elles discutaient de tout sauf de choses importantes.
Un passager a grogné parce que la jambe de Marine, dans l’allée, gênait le passage de sa valise, et elle s’est immédiatement énervée :
— Qu’est-ce qu’il veut, lui ? Tu veux quoi ?
Max a dit tout haut :
— S’il y a quelqu’un que je n’emmerderais pas dans le wagon, c’est bien elle.
Alors le type a continué d’avancer dans l’allée, un peu affolé par l’ambiance survoltée et les regards de travers, et sa femme lui a glissé en passant à leur hauteur :
— Laisse, c’est le 3e Rima, ils sont tous comme ça quand ils reviennent d’Afghanistan. Les pauvres.
— A la fin de l’année prochaine, on n’aura plus un seul homme là-bas, a répliqué son mari, bien fort. Ce sont les derniers, ceux-là. Et c’est tant mieux. Je me demande bien ce qu’on est allés y faire.
Il l’a dit comme si lui aussi, il en revenait. Elle a remarqué d’autres regards, d’autres passagers, auxquels elle n’avait pas fait attention jusque-là. Du mépris, de la méfiance, de la curiosité. Tout à coup, ils avaient une petite preuve de la réalité des images d’actualité qu’ils avaient regardées d’un œil distrait, les routes terreuses, les chars et les drapeaux, les discours devant des cercueils anonymes. Une femme d’une cinquantaine d’années qui voyageait avec une adolescente les surveillait du coin de l’œil comme si l’un d’eux allait s’enfuir avec sa fille sous le bras.
Encore quelques convois et il ne resterait plus un soldat étranger en Afghanistan. L’homme avait raison, ils étaient les derniers. La guerre était finie. Aurore avait un goût de fer rouillé dans la bouche.
La femme à la valise a dit :
— Mais qu’est-ce qu’on va faire d’eux ?
Elle a posé les yeux sur Aurore et elle a vu sa mâchoire enflée, où l’hématome avait une allure de sombre arc-en-ciel, et celle-ci l’a fixée comme si elle allait lui arracher la tête d’un coup de patte et elle s’est mise à grogner, et les autres ont ri, alors la femme a précipité ses pas dans ceux de son mari et elle s’est emmêlée dans sa valise, il s’est retourné, enragé, et ils se sont éloignés dans l’allée en se disputant. Marine a eu l’ébauche d’un sourire, mais elle voyait bien qu’elle se forçait.
Aurore est allée se détendre les jambes entre deux wagons, près des sorties de secours. Plus le train s’approchait de l’arrivée et plus elle essayait de reconnaître des lieux, des façades, des arbres, immergés dans une brume bretonne qui les floutait et affadissait ce qu’elle voulait voir apparaître en couleurs vives. Son attente d’une arrivée en fanfare où elle reconnaîtrait tout et où elle se sentirait enfin chez elle ne cessait de décroître, et même sur le pont de fer où, adolescente, elle tendait son regard en rentrant du lycée pour apercevoir la tour où vivaient sa mère et ses sœurs et son frère, le bruit sur la passerelle l’a surprise, elle s’attendait à un roulis de train et elle y a entendu l’écho de la guerre. Une guêpe dans son crâne.
Les soldats et leur paquetage l’entouraient, s’entassant près de la porte de sortie, debout les morts, et tout à coup elle a vu Marine à côté d’elle, qui lui a dit :
— On y est. Chez nous.
Elle a été tellement surprise qu’elle a raté le moment où elle pouvait voir sa tour depuis le train – le temps qu’elle tende le cou, elle l’avait manquée. Elle s’est à nouveau retournée vers Marine, qui a fait son drôle de sourire et a dit, en regardant dehors :
— J’ai laissé la Colonelle là-bas. Ici elle ne s’en serait pas sortie.
Fanny l’a embrassée et elles ont manqué de trébucher quand le train a freiné. Elle s’est détachée en s’appuyant à l’épaule de Max, qui lui a déposé un baiser maladroit sur la joue.
Il a ouvert la porte du train et a glissé à l’oreille d’Aurore :
— Tu crois que j’aurais mes chances, avec Fanny ?
Elle a souri, n’a pas répondu. Elle venait d’apercevoir la famille de Marine, les enfants aux noms de rois et de héros celtiques, les tantes qui essayaient de garder vivante une idée de la France dont on se moquait déjà au siècle dernier, et son père, qui voulait triompher mais qui ne pouvait cacher ni ses lunettes à double foyer, ni sa canne, ni son âge qui aurait, un jour, raison de lui.
Tout le monde était là. Les familles, le maire et son adjoint, le commandant de la base, les chefs de la caserne, les journalistes locaux. Quelques flashes minables, de téléphones portables, ont crépité.
Aurore était prête à retrouver les rues mouillées de crachin, l’océan, les cinémas et les cafés.
Elle est descendue. Raphaël s’est avancé et l’a prise contre lui. Elle s’est laissé embrasser par son frère, ses sœurs, sa mère, sans distinguer leurs baisers.
Sa mère a murmuré :
— Enfin, tu es là.