Sur le parking, des dizaines de soldats arrivaient comme eux trois jours plus tôt. Ils allaient vivre le même séjour idéal dans un décor de rêve.
En grimpant dans le car, Max leur a dit :
— J’ai cherché à vous joindre toute la journée, hier. J’étais inquiet.
Il savait que son intervention au débriefing collectif avait forcément eu des conséquences pour elles. Il avait eu peur de leurs réactions. Mais il n’avait pas réussi à les trouver. Un peu plus, et il avertissait les chefs de leur absence. Il n’avait pas dormi de la nuit, et ses yeux étaient cernés de noir. Aurore s’en est voulu de l’avoir laissé seul, alors qu’il s’était mis à nu pour faire apparaître la vérité. Un collègue a lancé quelque chose qu’elle a choisi de ne pas entendre, et Marine a dit, très vite :
— On était épuisées, on s’est couchées tôt.
— Et la veille elles s’étaient mises chiffon, elles avaient la gueule de bois, a dit Ness.
Elles ont ricané comme lui. Il suffisait d’imiter ce que faisaient les autres.
A ce moment, Aurore a vu par la fenêtre un bus grillagé sur la file parallèle à la leur. Des clandestins, probablement. Il y avait plein de sans-papiers qui cherchaient à s’introduire en Europe en passant par Chypre, Cristos le leur avait dit. Certains d’entre eux étaient afghans. Elle a observé les visages de ceux qui, comme elle à son arrivée, regardaient le paysage au-dehors. Ceux-là ne connaîtraient de l’Europe que cette route, vue à travers du grillage, avant de repartir chez eux. Parfois, on se trompait d’ennemi. Mais il fallait toujours en trouver un. Si l’ennemi manquait, on pouvait soi-même devenir l’ennemi.
A l’aéroport une voix de femme immatérielle les a invités en trois langues à se diriger vers une porte qui les ramènerait chez eux, et Aurore l’aurait suivie jusqu’au bout du monde tant elle était rassurante et douce. Autour d’elle, quelques troupeaux de touristes, qui étaient peut-être logés dans le même hôtel qu’elles, se préparaient à repartir. Ils avaient eu une semaine de tranquillité, où ils avaient pu oublier la vie qu’ils menaient tout le reste de l’année, dans cette bulle transparente qu’était le Paradise Beach. Ceux qui le souhaitaient avaient pu réfléchir sur leur vie, prendre de bonnes résolutions, faire des choix, ou juste se
détendre en buvant du rosé. Tous allaient, comme elle, retrouver la réalité dans quelques heures. Regarder leur vie en face. Retrouver un monde où il fallait gagner, tout seul. Un temps où il n’y avait plus rien d’absolu. Ils se vengeraient des violences exercées contre eux par d’autres violences. Elle ne se sentait plus si différente d’eux.
Elles ont glissé le long de couloirs sans fin sur des tapis métalliques où elles n’avaient même pas besoin de soulever les pieds, puis monté des escaliers mécaniques qui les ont emmenées jusqu’à l’avion dans une boule de coton. Elles ne se quittaient pas d’une semelle, et Max restait collé à elles. Il ne posait plus de questions. Il a regardé Marine en coin, observé son visage fermé, puis la mâchoire enflée d’Aurore et l’air perdu de Fanny. Elles ne lui ont rien raconté. Elles n’en avaient pas la force.
A bord les stewards étaient drôles et polis, ils étaient aux petits soins avec elles et Aurore en aurait pleuré, de les voir si gentils. Elle a mangé tout ce qu’il y avait sur son plateau de dînette, et même réclamé des petits carrés de chocolat supplémentaires. Fanny se ranimait à mesure que les kilomètres qui les rapprochaient de la Bretagne diminuaient. Marine, elle, discutait avec les gars comme si de rien n’était – mais elle ne riait plus du tout. Ses yeux étaient éteints.
A Roissy, ils ont pris une dernière photo tous ensemble, en habits militaires, assis par terre les uns sur
les autres, mi-chiots mi-hommes, leurs sacs autour d’eux, en attendant le train direct pour Vannes et Lorient. La plupart étaient à moitié endormis, d’autres étaient au contraire excités par la perspective du retour. Deux types faisaient semblant de se donner des coups de boule. Derrière eux, le colosse roux, le visage enfoui dans les mains, se balançait d’avant en arrière avec de légers mouvements mécaniques. Un collègue lui a chuchoté des mots à l’oreille mais il a secoué la tête. Il n’y arriverait pas. Il a esquivé la main de son copain, évitant tout contact physique. Il ne voulait pas poser sur la photo.
Ils sont montés dans le TGV. Aurore était à côté de Max, et Fanny a échangé sa place avec quelqu’un pour s’installer à côté d’eux. Le siège de Marine était de l’autre côté de l’allée. Pendant les vingt minutes qui ont précédé le départ du train, Aurore a guetté son regard, mais pas une fois il ne s’est tourné vers elle. Marine n’était plus que l’ombre de l’adolescente solaire qu’elle avait été.
Le type qui écoutait du rap dans l’avion a débranché son casque et en a fait profiter tout le wagon sans que quiconque ose lui dire quoi que ce soit. Trois autres sont revenus du wagon-restaurant avec des bières et des friandises, excités comme des gosses.
Marine debout dans la forêt, les yeux exorbités, hurlant « Barre-toi ! Barre-toi, Aurore, va-t’en! ». Marine secouée de sanglots. Marine, promettant d’être toujours là.
Aurore regardait le paysage qui défilait, les collines vertes, les toits d’ardoise, les champs jaunes sous la lumière dorée du soleil. Elle rêvait d’un avant où le monde défilerait aussi régulièrement que celui qui coulait derrière la vitre de ce train, elle rêvait d’un flux de pensée semblable à une vague qui ne s’arrêterait pas, ne reviendrait jamais en arrière, et aurait la saveur intemporelle du thé avec sa mère en fin d’après-midi, où elles discutaient de tout sauf de choses importantes.
Un passager a grogné parce que la jambe de Marine, dans l’allée, gênait le passage de sa valise, et elle s’est immédiatement énervée :
— Qu’est-ce qu’il veut, lui ? Tu veux quoi ?
Max a dit tout haut :
— S’il y a quelqu’un que je n’emmerderais pas dans le wagon, c’est bien elle.
Alors le type a continué d’avancer dans l’allée, un peu affolé par l’ambiance survoltée et les regards de travers, et sa femme lui a glissé en passant à leur hauteur :
— Laisse, c’est le 3e Rima, ils sont tous comme ça quand ils reviennent d’Afghanistan. Les pauvres.
— A la fin de l’année prochaine, on n’aura plus un seul homme là-bas, a répliqué son mari, bien fort. Ce sont les derniers, ceux-là. Et c’est tant mieux. Je me demande bien ce qu’on est allés y faire.
Il l’a dit comme si lui aussi, il en revenait. Elle a remarqué d’autres regards, d’autres passagers, auxquels elle n’avait pas fait attention jusque-là. Du mépris, de la méfiance, de la curiosité. Tout à coup, ils avaient une petite preuve de la réalité des images d’actualité qu’ils avaient regardées d’un œil distrait, les routes terreuses, les chars et les drapeaux, les discours devant des cercueils anonymes. Une femme d’une cinquantaine d’années qui voyageait avec une adolescente les surveillait du coin de l’œil comme si l’un d’eux allait s’enfuir avec sa fille sous le bras.
Encore quelques convois et il ne resterait plus un soldat étranger en Afghanistan. L’homme avait raison, ils étaient les derniers. La guerre était finie. Aurore avait un goût de fer rouillé dans la bouche.
La femme à la valise a dit :
— Mais qu’est-ce qu’on va faire d’eux ?
Elle a posé les yeux sur Aurore et elle a vu sa mâchoire enflée, où l’hématome avait une allure de sombre arc-en-ciel, et celle-ci l’a fixée comme si elle allait lui arracher la tête d’un coup de patte et elle s’est mise à grogner, et les autres ont ri, alors la femme a précipité ses pas dans ceux de son mari et elle s’est emmêlée dans sa valise, il s’est retourné, enragé, et ils se sont éloignés dans l’allée en se disputant. Marine a eu l’ébauche d’un sourire, mais elle voyait bien qu’elle se forçait.
Aurore est allée se détendre les jambes entre deux wagons, près des sorties de secours. Plus le train s’approchait de l’arrivée et plus elle essayait de reconnaître des lieux, des façades, des arbres, immergés dans une brume bretonne qui les floutait et affadissait ce qu’elle voulait voir apparaître en couleurs vives. Son attente d’une arrivée en fanfare où elle reconnaîtrait tout et où elle se sentirait enfin chez elle ne cessait de décroître, et même sur le pont de fer où, adolescente, elle tendait son regard en rentrant du lycée pour apercevoir la tour où vivaient sa mère et ses sœurs et son frère, le bruit sur la passerelle l’a surprise, elle s’attendait à un roulis de train et elle y a entendu l’écho de la guerre. Une guêpe dans son crâne.
Les soldats et leur paquetage l’entouraient, s’entassant près de la porte de sortie, debout les morts, et tout à coup elle a vu Marine à côté d’elle, qui lui a dit :
— On y est. Chez nous.
Elle a été tellement surprise qu’elle a raté le moment où elle pouvait voir sa tour depuis le train – le temps qu’elle tende le cou, elle l’avait manquée. Elle s’est à nouveau retournée vers Marine, qui a fait son drôle de sourire et a dit, en regardant dehors :
— J’ai laissé la Colonelle là-bas. Ici elle ne s’en serait pas sortie.
Aurore s’est avancée, et elle a fait ce qu’elle n’avait jamais osé faire : elle l’a prise dans ses bras. Libre, la couleuvre à la ligne couleur de feu serait la trace de sa
sensibilité intacte, la survivance de la fille qu’elle aimait – la Marine dont elle se souviendrait toute sa vie.
Elle aurait voulu partir le soir en virée au bord de la mer et retrouver Marine comme toujours, sa réalité, son sourire en coin, son rire complice dans le noir sur la plage où elles pouvaient tout se dire, et elle aurait voulu cesser d’avoir peur parce qu’elle la sentait à ses côtés comme un élément tangible, réel, immuable. Marine l’a serrée comme elle ne l’avait pas fait, sans doute, depuis le soir où elle avait rencontré Sylvain et où sa vie avait basculé, et Aurore s’est dit qu’elle n’avait dû prendre personne dans ses bras à part elle, pendant toutes ces années. Elle a senti sa chaleur, et son poids, et ses bras qui l’étreignaient.
Marine était là, vivante. Elle aussi.
Aurore allait descendre de ce train sans heurt, sans blessure, parce que Marine était là. Elles auraient toujours les mêmes cauchemars et les mêmes réveils au milieu de la nuit sous des déflagrations de lumière imaginées, elles verraient l’une comme l’autre le visage du lieutenant emporté par un coup de fusil, elles partageraient le secret des fesses blanches du Rat violant Fanny dans un mouvement d’aller-retour insupportable et de son regard à elle, fixe et insoutenable, et sa phrase horrible sur la charrette au matin, mais aussi le goût de la lumière d’été, l’eau de mer sur la peau, la couleur des pierres éternelles, les nuits à discuter face à l’horizon calme, et elles partageraient tant de choses que rien, jamais, ni personne, ne pourrait les séparer.
Elles s’étaient retrouvées. Elles rentraient, détruites, mais ensemble. Face à la guerre partout, l’amitié.
Aurore savait qu’elle ne pourrait jamais perdre Marine, même si elle n’était pas celle qu’elle idéalisait lorsqu’elle avait quinze ans.
Elle a recommencé à percevoir les sons banals autour d’elles, le train qui freinait, la voix historique de la SNCF qui signalait l’arrivée en gare, les bagages bringuebalés vers les portes. Tout était réel. Seul l’Afghanistan n’existait plus. Il avait été rayé de leur carte.
Ils étaient nombreux à descendre à la gare. Sur le quai, les familles, les amis, les banderoles. Une ambiance de fête populaire ou de kermesse ratée d’avance, un Quatorze Juillet sous la pluie, où l’on devinait qu’aucun feu d’artifice n’exploserait mais qu’ils s’éteindraient l’un après l’autre dans un bruit de vent foireux. Aurore ne se souvenait plus du moment de leur départ, et elle était incapable de dire si l’ambiance était plus joyeuse ou plus triste ce jour-là. Elle ne savait plus s’ils avaient en tête des espoirs de victoire. Mais elle avait l’impression de reconnaître chacun des visages tendus vers le train avant qu’il s’arrête, et elle voyait chacun de ses collègues, penché en avant, le nez collé sur la vitre qui défilait, cherchant les siens, et elle s’est dit « ça y est, je suis rentrée », comme si le fait de prononcer ces mots allait l’aider à réaliser ce souhait qu’elle faisait depuis des mois et qui était en train d’arriver.
Fanny l’a embrassée et elles ont manqué de trébucher quand le train a freiné. Elle s’est détachée en s’appuyant à l’épaule de Max, qui lui a déposé un baiser maladroit sur la joue.
Il a ouvert la porte du train et a glissé à l’oreille d’Aurore :
— Tu crois que j’aurais mes chances, avec Fanny ?
Elle a souri, n’a pas répondu. Elle venait d’apercevoir la famille de Marine, les enfants aux noms de rois et de héros celtiques, les tantes qui essayaient de garder vivante une idée de la France dont on se moquait déjà au siècle dernier, et son père, qui voulait triompher mais qui ne pouvait cacher ni ses lunettes à double foyer, ni sa canne, ni son âge qui aurait, un jour, raison de lui.
Tout le monde était là. Les familles, le maire et son adjoint, le commandant de la base, les chefs de la caserne, les journalistes locaux. Quelques flashes minables, de téléphones portables, ont crépité.
Aurore était prête à retrouver les rues mouillées de crachin, l’océan, les cinémas et les cafés.
Elle est descendue. Raphaël s’est avancé et l’a prise contre lui. Elle s’est laissé embrasser par son frère, ses sœurs, sa mère, sans distinguer leurs baisers.
Sa mère a murmuré :
— Enfin, tu es là.
Elle aurait voulu la croire. Pour en être plus sûre, elle a dit :
— Je crois que j’ai de la fièvre.
Sa mère a posé la main sur son front.
Aurore a cherché à voir Marine, mais elle n’a vu que sa silhouette, grande et droite, qui s’éloignait. Elle emportait leur jeunesse avec elle, aussi légèrement que le grand sac blanc qui lui pesait sur l’épaule.
Derrière elle, un gros homme agitait un tout petit drapeau.