— Debout les morts !
Le capitaine a sorti la devise du 3e Rima pour réveiller ceux qui s’étaient endormis. Comme la plupart d’entre eux, Aurore a sursauté. Partout autour d’elle les hommes s’étiraient. Leurs traits étaient tendus, leurs cheveux en bataille, leurs regards éteints ou anxieux. Un petit trapu aux allures de chiot hirsute roulé en boule frottait ses cheveux, un grand étendait ses épaules d’oiseau qui fait sécher ses plumes, un manchot trébuchant revenait des toilettes et rejoignait sa place à petits pas précipités. Fanny, la seule qui n’était pas en uniforme, a attaché ses cheveux en queue de cheval.
Ils sont tous descendus sur le tarmac leur paquetage à l’épaule, hébétés, fatigués, sauf Fanny qui avait une valise à roulettes comme une touriste, et qui s’est fait aider par un militaire en lui décochant un sourire. Elle avait un corps un peu bizarre, les hanches étroites, la poitrine généreuse, et les jambes courtes, mais lorsqu’elle s’est arrêtée pour mettre ses lunettes de soleil, le militaire a suivi ses fesses moulées dans les poches arrière de son pantalon. Soleil intense, odeur de goudron, vêtements qui collent.
Il faisait déjà chaud. L’air était humide, et il sentait le sel. Un vestiaire. Leurs godillots poussiéreux avaient encore de la terre ocre coincée sous les semelles qui crissaient sous leurs pas. Ils étaient cent cinquante dans l’avion, dont peut-être dix filles en tout. Les autres, Aurore ne les connaissait pas. Ils se sont agglutinés par sections devant les bus qui les attendaient. Pilotes d’hélico, mécaniciens, membres de l’état-major, marsouins… Il y avait de tout. Ils étaient fatigués, mais le soulagement se lisait sur leurs visages. Ils ont commencé à se sentir bien. Ils avaient faim. Le petit-déjeuner avant de lever le camp était déjà loin.
Des chauffeurs de taxi léthargiques attendaient le prochain arrivage de touristes, et apostrophaient de loin, mais joyeusement, les derniers passagers du vol précédent. L’un d’entre eux a crié avec entrain, allongé à l’arrière de son taxi, les jambes en pendant, la tête à l’ombre. Marine a allumé une cigarette américaine, pour fêter leur arrivée. Aurore en a aspiré une large bouffée dans la chaleur ambiante et ses poumons l’ont brûlée à l’intérieur, comme si ses bronches étaient devenues des dentelles fragiles. Leur première cigarette libre. Là-bas, ils n’avaient pas trop le droit de fumer. Le manque de nicotine pouvait les rendre nerveux en opération prolongée : il n’était pas question, alors, de se mettre à fouiller frénétiquement ses poches à la recherche d’un paquet à moitié vide. Le risque, aussi, c’était que le bout rougeoyant de la cigarette ou la flamme du briquet les fasse repérer – une seule lueur dans la nuit et on risquait de se faire tuer. Cela ne les empêchait pas d’en griller une de temps en temps, mais en douce. Ici, elle en avait le droit. Marine fumait toujours ses cigarettes jusqu’au filtre, n’en laissant qu’un petit cône jaune plié en deux qu’elle finissait par envoyer valser d’une pichenette. Elle a fait ce geste habituel, puis elle a ouvert un peu plus sa veste de coton pour montrer à Aurore la couleuvre qu’elle avait apprivoisée là-bas, la Colonelle, qui pointait son nez hors de sa poche intérieure. Elle n’était évidemment pas supposée l’emmener. Elle l’avait trouvée un matin au camp, sous une pierre, et elle avait commencé à lui apporter des petits insectes, des araignées, des moucherons, plus tard des lézards. Peu à peu la couleuvre s’était habituée à elle, et ouvrait le bec en la voyant, comme un oisillon pour la becquée. Un jour, elle s’était agrippée à son avant-bras. Elles ne s’étaient plus quittées. Marine dormait même avec elle. Elle était brune avec une ligne écarlate sur le ventre qu’elle chauffait au soleil, et une tête un peu cabossée, avec de longs yeux sombres.
Dans le car, une chanson grecque accompagnée à la guitare est sortie de la radio du chauffeur qui fredonnait par moments quelques paroles avec des airs romantiques. Un commandant adjoint s’est présenté. Petit, blond, il avait une tête de gnome qui contrastait beaucoup avec son air sérieux : on aurait dit qu’il allait chanter « Hé ho, hé ho, on rentre du boulot » à tout instant. Debout dans l’allée alors que le bus démarrait, il a tangué d’un côté à l’autre avant de se rétablir. Marine a haussé le sourcil, et Aurore a souri. Dans son micro, il a expliqué qu’ils arriveraient à l’hôtel Paradise Beach quarante minutes plus tard. Sur le trajet, il allait leur présenter un peu l’île, pour qu’ils « ne meurent pas idiots ». Personne n’a ri. Il avait répété son laïus tellement de fois que par moments il oubliait des mots dans ses phrases, mais tout le monde s’en foutait, la moitié n’écoutait pas : les plus malins avaient réussi à acheter des bières à l’aéroport, et les faisaient circuler derrière les sièges-baquets. Il a fait semblant de ne rien voir. Ils étaient là pour se détendre. Cela faisait si longtemps qu’Aurore n’avait pas roulé dans un bus juste pour apprécier la promenade. Rien que de rouler sur une route où ça n’allait pas sauter, c’était bon. Ne plus être suspicieuse dès qu’elle apercevait une paire de baskets parce que seuls les insurgés en avaient les moyens. Ne plus prendre un visage en photo juste parce qu’il lui disait quelque chose et que c’était peut-être un taliban qu’elle avait déjà croisé sans le savoir. Vivre sans être vigilante en permanence. C’était peut-être cela, revivre.