Cinq étoiles. Un hôtel gradé comme un colonel. Plus de quatre cents chambres, face à la mer. Celle que Marine et Aurore partageaient était au deuxième étage et elle avait une petite terrasse qui surplombait, dans l’ordre : un grand palmier, la piscine extérieure, la plage, l’horizon. La mer faisait un léger bruit régulier, comme une respiration. Il y avait déjà d’autres militaires en sas de décompression, qui étaient arrivés avant eux, la veille ou l’avant-veille : débraillés, parfois torses nus, on les reconnaissait à leur survêtement réglementaire. Ils avaient déjà meilleure figure qu’elles. Au calme. Joyeux, presque. Des soldats en vacances, qui foulaient la pelouse d’un pas allongé, s’asseyaient sur les bancs pour profiter de l’air tiède, ou au bar, près de la piscine en forme de huit où batifolaient des enfants. Il y en avait aussi qui venaient d’autres pays de la coalition : Canadiens, Danois, Italiens… Aurore avait demandé au commandant adjoint s’ils auraient des activités communes (après tout, il leur arrivait de côtoyer
des Américains ou des Allemands, là-bas), mais il lui avait dit non : trop compliqué. Les chefs avaient bien essayé, au début, d’organiser des sorties tous ensemble mais la prise de décision était trop lente, même s’il ne s’agissait que de se mettre d’accord sur un atelier de gym relaxante. C’est dire si ça devait être facile dans les états-majors, ou à Bruxelles. Les soldats en civil restaient donc entre compatriotes. Cela ne les empêchait pas de se mêler aux touristes en bikini fluo qui déambulaient entre les transats du parc. Sea, sex and sun : ici la crise paraissait loin. Ceux qui avaient été épargnés profitaient des séjours bradés et venaient là pour croire que la vie était un camp de vacances. Eux aussi, ils essayaient de se recentrer, se changer les idées, retrouver la forme. Des serviettes en papier s’envolaient sous un léger vent marin. Quelques Anglais avaient déjà commencé à boire du vin blanc. Des seaux à glace étaient disposés à côté de leurs chaises de plage, contre leur parasol. Elle était à nouveau frappée par le fait que tout le monde était à moitié nu.
Leurs deux lits étaient sagement alignés entre leurs petites tables de chevet bleues. Le soir, Aurore se glisserait dans un lit propre, aux draps repassés, presque trop raides tellement ils avaient été bordés par des femmes de ménage consciencieuses, qui les changeraient chaque jour. Cela faisait six mois qu’elle n’avait pas dormi dans un vrai lit. Elle se rappelait à peine l’effet que ça faisait. Elle a enlevé ses chaussures. Son pantalon. Elle était en tee-shirt et culotte, et jubilait.
Elle s’est jetée sur son matelas et a rebondi plusieurs fois, comme une gamine. Six mois au fond d’un trou pourri leur avaient donné droit à trois nuits dans un cinq-étoiles. Apparemment, le compte était bon. Marine est allée ouvrir la baie vitrée qui donnait sur la terrasse et s’est allumé une nouvelle cigarette avant de s’allonger paresseusement sur un des deux transats en rotin, qui couinait chaque fois qu’elle déplaçait ses hanches d’un bord ou de l’autre. Le bruit des vagues a envahi la chambre. Il allait les bercer pendant leur sommeil. Aurore a fermé les yeux, respiré, essayé de ne plus penser à rien. Elle a fait rouler sa nuque, qui se détendait. Fanny a repris sa valise :
— On se retrouve en bas dans un quart d’heure ?
— Une heure, dit Marine d’un ton sec. Faut que je téléphone chez moi.
— Je peux appeler de votre ordinateur moi aussi ?
Marine a soupiré, mais c’était une façon d’accepter. Fanny n’avait pas envie d’aller dans sa chambre, qu’elle allait partager avec une inconnue, infirmière dans un autre camp. Elles lui avaient dit que si sa voisine de chambre ne lui plaisait pas, elle pourrait dormir avec elles. Aurore savait qu’elle allait les rejoindre, en définitive.
Fanny était célibataire et peu fière de l’être. Elle, c’était à sa mère et à son petit garçon qu’elle allait téléphoner. Elle avait accepté la mission parce qu’elle voulait prendre un appartement plus grand que son studio, où son fils et elle ne seraient plus obligés de
partager la même chambre. Fanny n’arrivait pas à se caser, et elle était tellement en demande que les hommes ne voulaient pas d’elle. Pourtant, elle était jolie, sympa, attachante. Depuis quatre mois qu’elle la connaissait, Aurore l’avait déjà connue amoureuse de son médecin-chef de deux soldats, un cuisinier, et vaguement, aussi, du commandant de la base. Elle se mettait à traîner avec eux plusieurs jours dans les allées les plus éloignées du camp, et finissait parfois par se laisser embrasser dans l’obscurité face aux montagnes. Elle était heureuse de profiter de leur chaleur, et elle les laissait explorer son corps en retour, mais cela ne durait jamais longtemps. Alors elle résistait, de plus en plus, et préférait rêver de manière romantique à des liaisons qui ne se feraient jamais. Fanny avait inventé son propre style d’histoire d’amour : le platonique à répétition.
A Chypre, elle avait bon espoir de rencontrer quelqu’un. Le sas avait une réputation de club de rencontres en plein air. Le copain d’Aurore, Raphaël, l’appelait « le BMC », bordel militaire de campagne. Il lui avait dit : « Fais attention, ne buvez pas trop, ne sortez pas tard, tous les trois mois il y a un coma éthylique ou un accident dans la piscine. Et puis méfiez-vous des autres soldats, ce ne sont pas des enfants de chœur. » Elle avait rigolé, et lui avait répondu qu’elles étaient trop épuisées pour ça.
Aurore n’avait rencontré Raphaël que huit mois avant son départ pour l’Afghanistan. Elle l’avait finalement
plus connu à travers ses messages électroniques ou leurs conversations téléphoniques que dans la vie réelle. Elle l’écoutait parler et elle imaginait son visage et sa voix se transformer en millions de 1 et de 0, circuler dans des fils courant sous la terre, sous les montagnes et sous la mer, redevenir des sons et des couleurs, rouge, vert, bleu, et se rassembler sur l’ordinateur qui faisait face à son lit, dans sa chambre, pour qu’ils puissent se parler face à face à des milliers de kilomètres de distance. C’était difficile de lui dire par écrans interposés qu’elle pensait à lui. Ce n’était pas la présence des autres dans la salle Internet du camp qui l’arrêtait, plutôt une sorte de timidité, une impossibilité de tout dire, face à son visage qui bougeait par à-coups, au rythme de la connexion. Parfois son image se déformait, parce qu’il s’était trop rapproché de la caméra de l’ordinateur, et son nez devenait trop gros, parfois c’étaient ses traits à elle qui se tendaient sous l’émotion ou l’angoisse de ne plus le revoir, parfois ils ne se reconnaissaient plus, déjà. Elle voyait Raphy56 en haché, elle l’entendait une fois sur deux, avec sa voix en écho, et le temps que le signal revienne, elle se demandait quel avenir il avait avec elle. Parfois c’était exaspérant de ne pas pouvoir parler avec lui alors qu’elle allait peut-être mourir l’heure d’après ; parfois cela n’avait aucune importance, justement parce qu’elle allait peut-être mourir l’heure d’après.
Elle aimait l’ombre qui gagnait sur ses joues à mesure que la journée passait, comme un vieillissement minuscule qui s’effaçait chaque matin et revenait chaque soir, un déclin circulaire. Elle aimait son
sourire à fossettes, ses mains d’adolescent, et ses yeux qui étaient comme deux mers minuscules où elle pourrait peut-être, aussi, voir du pays. Mais elle appréhendait ce qui allait se passer à son retour. Elle avait peur qu’ils ne se retrouvent pas, qu’il ne la reconnaisse pas. Peut-être ne savait-il pas qui elle était vraiment. Peut-être elle-même ne savait pas qui elle était devenue. Tant qu’il était loin, elle se raccrochait à lui, mais maintenant que le moment de le retrouver se rapprochait, elle était prise d’une peur panique : ils n’allaient peut-être plus rien avoir à se dire.
Elle regardait Marine du coin de l’œil, tandis qu’elle enfilait son casque d’ordinateur. Dans deux jours, elle aussi allait retrouver ses parents, ses frères, et la maison où elle avait grandi et qu’elle n’avait quittée que pour partir en mission. Aurore savait qu’elle angoissait de faire face à leurs commentaires sur la guerre, sur sa vie, mais qu’elle ne le montrerait pas. En France, les gens étaient tous pleins de certitudes quand il s’agissait de parler de l’Afghanistan. Même les siens, même au téléphone. Parfois elle coupait rapidement la conversation d’une remarque, mais après elle s’en voulait. Aurore avait aussi des conversations avortées avec les siens : ils voulaient savoir comment c’était, la guerre, et elle ne savait pas quoi répondre. Au retour, il y en aurait qui leur demanderaient si elles avaient tué, la bouche pleine de salive, ou qui poseraient des questions sur les armes, les balles, la façon dont elles parvenaient à tuer quelqu’un,
comment est-ce possible si ce n’est pas le cœur ou le cerveau qui est touché que l’homme tombe mort, d’autres qui lui cracheraient dessus, d’autres encore qui la féliciteraient sans savoir pourquoi – tous aussi terrifiants les uns que les autres. Aux Etats-Unis on embrassait ceux qui rentraient au pays, on les appelait les héros de l’Amérique.
Parfois, par pur accès de nostalgie, Aurore naviguait sur Google Earth. La Kapisa ressemblait à la peau kaki et craquelée d’un animal préhistorique, les routes jaunes étaient rares et les fleuves aussi. Elle tapait une adresse et la Terre s’éloignait, elle virait à gauche, à l’ouest, toujours à l’ouest, elle survolait la Turquie, elle allait voir l’Europe, la France, la Bretagne, et elle se rapprochait à toute vitesse de l’horizon incurvé de la Terre. Le carré centré par une croix, semblable à une fenêtre de tir, virait, tandis que l’image se précisait et se couvrait de lignes jaunes et blanches soulignant la côte, les rivières, elle tombait du ciel et elle se rapprochait encore à toute vitesse de la ville, elle voyait le quartier où vivaient sa mère, son frère, ses sœurs, le Bois du Château, elle voyait les arbres du carré entre les tours et le petit bassin et les jeux pour enfants qui leur faisaient face, les rues aux alentours dont les noms lui redevenaient familiers, rue Voltaire, rue Casabianca, rue François-Billoux, des noms qui étaient doux, elle voyait les petites voitures qui brillaient dans le soleil, sagement garées dans leurs places délimitées en blanc, et face au numéro des appartements qui leur correspondaient, elle voyait les étages des tours, et elle
se rapprochait encore, jusqu’à arriver à la fenêtre de sa chambre, floue mais elle la voyait, exactement comme lorsqu’elle revenait du lycée et qu’elle guettait la tour depuis le pont de chemin de fer. Elle essayait de zoomer encore mais c’était impossible, plus elle voulait se rapprocher et plus l’image devenait floue, inatteignable, des lunettes mal essuyées, la fenêtre n’ouvrait sur rien d’autre que son impuissance. Elle avait oublié les cloisons aussi minces que du papier à cigarette, qui laissaient entendre les disputes des voisins et les jeux des enfants, les boîtes aux lettres où n’arrivaient que des factures impayées, les fuites d’eau qui se voyaient encore dix ans après le sinistre, les chiens sales et les chats osseux qui faisaient leurs besoins dans le bac à sable. Elle n’allait plus dans sa chambre depuis des mois, sa mère l’avait d’ailleurs transformée en bureau, où elle ne faisait rien d’autre que des sudoku, mais elle regardait cette fenêtre grise et indistincte avec tristesse, alors qu’elle était à des milliers de kilomètres de là, dans la vallée de la Kapisa.
Elles avaient trois jours pour effacer la fatigue extrême, due au travail permanent, à l’impossibilité de se reposer réellement, à l’incertitude de rentrer vivant. Trois jours pour réapprendre à ne plus avoir peur, à ne plus s’irriter à la moindre contrariété, à ne plus se taire dès qu’un avion s’approche, à ne plus prendre chaque passant avec un sac et un manteau pour un attentat suicide. Trois jours pour apprendre à revivre, comme des hémiplégiques qui ne savent pas encore
s’ils seront capables de remarcher un jour. Pendant six mois, leur corps tout entier avait été tendu vers un seul but, une cible à atteindre. Leur corps était alors une machine de guerre. A présent, il s’agissait de se réapproprier chaque partie de ce corps et d’en rassembler les morceaux. C’était peut-être cela, revivre.
Dans les couloirs, la cavalcade. Des militaires se poursuivaient en criant. Pauvres touristes, c’en était fini pour eux de la tranquillité de leur séjour. L’atmosphère était celle d’une colonie de vacances, ou d’un pensionnat, avec ses galopades et ses interjections d’une chambre à l’autre, ses secrets et ses rites, ses regroupements par cliques et ses brimades d’esseulés, son humour de chambrée, sa perversité primaire et ses alliances de façade. Aurore aurait pu se croire à la caserne. Elle a ouvert le minibar : des mignonnettes de tous les alcools possibles, des jus, tomate, pomme, pêche, des Cocas, des Fantas, des eaux minérales avec ou sans gaz. Elle n’a pas osé s’extasier tout haut, Marine aurait relevé qu’elle n’avait jamais été dans un cinq-étoiles de sa vie. Ce qui était la vérité, mais elle n’avait pas envie de le faire remarquer. Elle a pris un Coca Zero. Il a pétillé dans sa gorge.
Marine zappait. Les infos les jeux les filles les films les pubs les voitures les maisons les biberons les saisons en italien en chinois en anglais en allemand en grec en français. Elles étaient en arrêt face à l’écran l’une et l’autre, comme dans une partie d’un, deux, trois, soleil : Marine, la télécommande tendue à bout de
bras, la bouche entrouverte, Aurore, à moitié retournée, sourcils en l’air. Elles ont repris leurs activités. Aurore a pensé que Marine et Fanny étaient les seules à l’appeler par son prénom ; tous les autres utilisaient son nom de famille, Soriano. « Soriano, au rapport ». « Bougez votre petit derrière, Soriano ». « Rompez, Soriano ». Parfois, Max disait la Sorianette.
Marine a ouvert Skype. Aurore s’est fait couler un bain ; elle voyait bien que Marine reculait le moment où elle allait appeler chez elle. Elle ne savait pas si c’était parce qu’elle ne voulait pas parler devant elle, ou parce qu’elle commençait à angoisser à l’idée de rentrer. Comme Aurore, elle devait imaginer les retrouvailles. Depuis des mois elles essayaient de se représenter comment la vie s’organisait sans elles, et à présent elles allaient devoir s’y glisser.
Marine a sorti la couleuvre sur le balcon, lui faisant confiance pour se nourrir d’un lézard ou deux, puis elle a mis la musique à fond, en fumant : elle a éteint son mégot dans une tasse à café où elle avait mis un fond d’eau et où nageaient déjà trois ou quatre filtres jaunes décapités, et s’est allumé une autre cigarette. Patti Smith parlait de feuilles sauvages et de serments trahis. La couleuvre avait déjà filé dans les plantes, sa flamme ondulante avait disparu. Marine a sorti son ordinateur pendant qu’Aurore commençait à ranger ses affaires dans la penderie. Sans rien dire, elle a pris le lit de gauche, comme dans la tente là-bas. Elles étaient devenues un vieux couple, où chacune savait
quel était son côté. Elles avaient leurs petites habitudes, leurs maniaqueries : rien de plus pointilleux qu’un militaire dans sa chambre. Elles avaient tellement peu de place au camp que chaque chose devait être rangée, la poussière, chassée, les affaires, entreposées sous les lits. Avec elles, les femmes de ménage de l’hôtel n’auraient pas beaucoup de travail.
Il y avait aussi des mignonnettes de produits de beauté dans la salle de bain. Elle n’a rien dit à Marine, c’était peut-être comme ça dans tous les hôtels. Avant l’armée, Aurore n’était jamais sortie de France, elle était juste allée une fois à Paris, en voyage scolaire, et une autre fois dans le Périgord. Elle a défait un gobelet de son emballage en plastique et elle l’a rempli d’eau. En le buvant face à la glace, elle a cherché dans ses yeux fatigués la confirmation qu’elle était bien ici, ailleurs, enfin hors d’Afghanistan. Elle a versé le produit moussant sous le robinet. C’était exactement ce que les chefs voulaient : elle avait l’impression d’être à la maison, sans y être. Sans les problèmes du quotidien qui n’allaient pas manquer de revenir. Sans les inquiétudes soudaines ou les souvenirs de guerre. Sans l’ennui qui vous guette après deux ou trois semaines de routine. On dit que c’est ça qui fait sauter les plombs. L’ennui.
— Tristan, viens parler à Maman ! Viens, chéri.
On aurait dit que le petit garçon était dans la chambre voisine. C’était étrange. Elle avait tout à coup
entendu sa petite voix babiller et elle s’était demandé d’où elle venait, avant de s’apercevoir que c’était le fils de Fanny, qu’il était à des milliers de kilomètres de là, et que sa mère lui parlait comme s’il était dans la pièce à côté.
Fanny avait raté six mois de son existence ; un quart de sa vie. Elle a entendu la voix de la mère de Fanny : le petit était parti se cacher, il reviendrait tout à l’heure. Il ne se rappellerait peut-être plus bien d’elle. Il trouverait que son visage avait changé. Il la regarderait avec un étonnement douloureux, et elle ne saurait plus quoi dire, parce qu’elle verrait dans ses yeux à quel point elle n’était plus la même, et lui non plus. Elle avait maigri ; ses joues étaient osseuses, ses yeux plus renfoncés, ses traits s’étaient durcis. Il avait grandi : il connaissait de nouveaux mots, boutonnait son manteau tout seul, s’opposait à ses décisions, mais pas à celles de son père, qu’il voyait une semaine sur deux. On disait que le plus dur, pour les proches, c’était quand ils avaient l’impression que ceux qui revenaient étaient devenus des étrangers. Fanny ne l’avouerait pas, mais Aurore savait qu’elle craignait que son propre fils ne la considère avec indifférence, qu’il ne veuille plus lui parler parce qu’il lui reprochait son absence, qu’il la trouve bizarre, ou folle, ou juste « plus comme avant », qu’il reste aussi silencieux qu’une maison vide, la renvoyant à sa solitude.
Fanny a baissé la voix, et Aurore n’entendait plus que des bribes de phrases, des mots chuchotés, chaud,
manque, ferme. Elle a plongé la tête sous l’eau, pour ne plus être tentée de tendre l’oreille.
Raphaël lui souriait. Parfois ce n’était plus que son image heurtée sur l’écran qui la faisait tenir : au combat, parfois, elle cherchait à se raccrocher à une image, et ce n’était pas son visage qui lui venait à l’esprit, mais l’image de ce visage sur Skype, hachée, discontinue, dépendant de la réception des ondes entre la France et les montagnes de leur campement. Cette image de mauvaise qualité l’aidait pourtant à affronter la peur et l’horreur. Elle avait besoin de se dire qu’il pensait à elle. Parfois un signe, un souffle, un son, suffisait à lui confirmer qu’ils pensaient l’un à l’autre à la même seconde, dans une superstition idiote et dérisoire, qui était le seul fil qui lui permettait de tenir encore un peu sans s’enfoncer dans la folie, sans reculer devant l’ennemi et partir en courant, en hurlant qu’elle n’était plus capable d’affronter cette peur panique.
Elle a plongé la tête dans le bain. Ses cheveux se sont libérés tout autour de sa tête, algues brunes dans l’eau jaune de poussière. Quand elle allait sortir de la baignoire, toute particule d’Afghanistan aurait disparu de son corps. Elle a passé l’éponge naturelle sur ses jambes. Les cicatrices de ses brûlures dessinaient sur ses cuisses d’étranges ailes noires, comme un insecte qui serait cloué à sa chair, une ombre qui resterait telle le mauvais souvenir, indélébile, des jours où tout son corps lui faisait l’effet d’un hématome géant. Elle arrivait, à présent, à les toucher de ses doigts. Par moments
elles lui faisaient encore mal, quand sa peau tirait, lorsqu’il faisait trop chaud ou qu’elle faisait un mouvement trop brusque, et puis parfois sans raison. La tâche semblait élargie, et ses contours étaient moins nets, comme si de l’encre vénéneuse avait coulé.
La pression retombait peu à peu, grâce à la fatigue, qui gagnait toujours. Elle se détendait dans l’eau chaude. Elle était épuisée. Elle avait faim. Dans une heure, le repas. Ensuite, la première séance collective.