Cinq étoiles. Un hôtel gradé comme un colonel. Plus de quatre cents chambres, face à la mer. Celle que Marine et Aurore partageaient était au deuxième étage et elle avait une petite terrasse qui surplombait, dans l’ordre : un grand palmier, la piscine extérieure, la plage, l’horizon. La mer faisait un léger bruit régulier, comme une respiration. Il y avait déjà d’autres militaires en sas de décompression, qui étaient arrivés avant eux, la veille ou l’avant-veille : débraillés, parfois torses nus, on les reconnaissait à leur survêtement réglementaire. Ils avaient déjà meilleure figure qu’elles. Au calme. Joyeux, presque. Des soldats en vacances, qui foulaient la pelouse d’un pas allongé, s’asseyaient sur les bancs pour profiter de l’air tiède, ou au bar, près de la piscine en forme de huit où batifolaient des enfants. Il y en avait aussi qui venaient d’autres pays de la coalition : Canadiens, Danois, Italiens… Aurore avait demandé au commandant adjoint s’ils auraient des activités communes (après tout, il leur arrivait de côtoyer des Américains ou des Allemands, là-bas), mais il lui avait dit non : trop compliqué. Les chefs avaient bien essayé, au début, d’organiser des sorties tous ensemble mais la prise de décision était trop lente, même s’il ne s’agissait que de se mettre d’accord sur un atelier de gym relaxante. C’est dire si ça devait être facile dans les états-majors, ou à Bruxelles. Les soldats en civil restaient donc entre compatriotes. Cela ne les empêchait pas de se mêler aux touristes en bikini fluo qui déambulaient entre les transats du parc. Sea, sex and sun : ici la crise paraissait loin. Ceux qui avaient été épargnés profitaient des séjours bradés et venaient là pour croire que la vie était un camp de vacances. Eux aussi, ils essayaient de se recentrer, se changer les idées, retrouver la forme. Des serviettes en papier s’envolaient sous un léger vent marin. Quelques Anglais avaient déjà commencé à boire du vin blanc. Des seaux à glace étaient disposés à côté de leurs chaises de plage, contre leur parasol. Elle était à nouveau frappée par le fait que tout le monde était à moitié nu.
Aurore n’avait rencontré Raphaël que huit mois avant son départ pour l’Afghanistan. Elle l’avait finalement plus connu à travers ses messages électroniques ou leurs conversations téléphoniques que dans la vie réelle. Elle l’écoutait parler et elle imaginait son visage et sa voix se transformer en millions de 1 et de 0, circuler dans des fils courant sous la terre, sous les montagnes et sous la mer, redevenir des sons et des couleurs, rouge, vert, bleu, et se rassembler sur l’ordinateur qui faisait face à son lit, dans sa chambre, pour qu’ils puissent se parler face à face à des milliers de kilomètres de distance. C’était difficile de lui dire par écrans interposés qu’elle pensait à lui. Ce n’était pas la présence des autres dans la salle Internet du camp qui l’arrêtait, plutôt une sorte de timidité, une impossibilité de tout dire, face à son visage qui bougeait par à-coups, au rythme de la connexion. Parfois son image se déformait, parce qu’il s’était trop rapproché de la caméra de l’ordinateur, et son nez devenait trop gros, parfois c’étaient ses traits à elle qui se tendaient sous l’émotion ou l’angoisse de ne plus le revoir, parfois ils ne se reconnaissaient plus, déjà. Elle voyait Raphy56 en haché, elle l’entendait une fois sur deux, avec sa voix en écho, et le temps que le signal revienne, elle se demandait quel avenir il avait avec elle. Parfois c’était exaspérant de ne pas pouvoir parler avec lui alors qu’elle allait peut-être mourir l’heure d’après ; parfois cela n’avait aucune importance, justement parce qu’elle allait peut-être mourir l’heure d’après.
Parfois, par pur accès de nostalgie, Aurore naviguait sur Google Earth. La Kapisa ressemblait à la peau kaki et craquelée d’un animal préhistorique, les routes jaunes étaient rares et les fleuves aussi. Elle tapait une adresse et la Terre s’éloignait, elle virait à gauche, à l’ouest, toujours à l’ouest, elle survolait la Turquie, elle allait voir l’Europe, la France, la Bretagne, et elle se rapprochait à toute vitesse de l’horizon incurvé de la Terre. Le carré centré par une croix, semblable à une fenêtre de tir, virait, tandis que l’image se précisait et se couvrait de lignes jaunes et blanches soulignant la côte, les rivières, elle tombait du ciel et elle se rapprochait encore à toute vitesse de la ville, elle voyait le quartier où vivaient sa mère, son frère, ses sœurs, le Bois du Château, elle voyait les arbres du carré entre les tours et le petit bassin et les jeux pour enfants qui leur faisaient face, les rues aux alentours dont les noms lui redevenaient familiers, rue Voltaire, rue Casabianca, rue François-Billoux, des noms qui étaient doux, elle voyait les petites voitures qui brillaient dans le soleil, sagement garées dans leurs places délimitées en blanc, et face au numéro des appartements qui leur correspondaient, elle voyait les étages des tours, et elle se rapprochait encore, jusqu’à arriver à la fenêtre de sa chambre, floue mais elle la voyait, exactement comme lorsqu’elle revenait du lycée et qu’elle guettait la tour depuis le pont de chemin de fer. Elle essayait de zoomer encore mais c’était impossible, plus elle voulait se rapprocher et plus l’image devenait floue, inatteignable, des lunettes mal essuyées, la fenêtre n’ouvrait sur rien d’autre que son impuissance. Elle avait oublié les cloisons aussi minces que du papier à cigarette, qui laissaient entendre les disputes des voisins et les jeux des enfants, les boîtes aux lettres où n’arrivaient que des factures impayées, les fuites d’eau qui se voyaient encore dix ans après le sinistre, les chiens sales et les chats osseux qui faisaient leurs besoins dans le bac à sable. Elle n’allait plus dans sa chambre depuis des mois, sa mère l’avait d’ailleurs transformée en bureau, où elle ne faisait rien d’autre que des sudoku, mais elle regardait cette fenêtre grise et indistincte avec tristesse, alors qu’elle était à des milliers de kilomètres de là, dans la vallée de la Kapisa.