Un énorme bruit. Un souffle. Des débris. Une explosion. Dans cet ordre ou pas, elle ne se souvenait plus.
Elle a été tout de suite projetée à terre. L’homme devant elle est tombé au même moment. Alors elle a entendu des cris, et elle a recommencé à voir.
Une étendue blanche. De la neige.
Des tirs faisaient voler la neige tout autour d’elle.
Sur l’écran, des images montraient ce qu’elle venait de décrire.
Il y avait eu un moment de flottement quand le psychologue avait commencé à parler : Marine avait eu un accès de colère. Elle avait fait semblant de s’adresser à Aurore, mais certains mots avaient fusé, plus forts que les autres : connerie, n’importe quoi, sert à rien, pourquoi pas une croisière. Ses mains tremblaient et les mots sortaient de sa bouche comme s’ils étaient incontrôlables. Cela ne lui ressemblait pas. Aurore ne savait pas quoi faire. Le lieutenant-colonel avait alors rappelé d’une voix forte que cette séance restait un temps de commandement. Marine s’était tue. La séance avait alors commencé, et personne n’avait fait allusion à ce qui s’était passé, comme si ce n’était pas arrivé.
Au début, Aurore non plus n’avait pas trop envie de participer à ce grand déballage, mais la puissance du dispositif éloignait ses hésitations. Elle était soufflée par le réalisme des images. Tous, ils étaient captivés par les images. Même Marine, qui gardait un rictus critique, ne pouvait s’empêcher de fixer l’écran. L’ordinateur, aidé par les informaticiens assis au fond de la pièce, recréait à présent en temps réel les images du souvenir qu’elle racontait.
Il l’a encouragée :
— Reprenez votre récit. C’est très bien, vous faites un vrai travail. Continuez.
Puis il s’est penché vers le cinq-galons qui lui a dit :
— Allez-y, posez-lui la question directement.
Alors le psy lui a demandé :
— C’était quel type de mission ?
Il attendait qu’elle réponde, l’a encouragée d’un regard bienveillant.
— Une mission de reconnaissance : ce ne devait même pas être difficile.
Ils étaient en route depuis deux heures, à travers la zone verte – un verger immense, dans une des vallées profondes, sous la neige à cette période de l’année. Quelques secondes à peine après l’explosion, des tirs de fusils-mitrailleurs avaient fait sauter la neige tout autour d’eux. Puis ils avaient essuyé les tirs rauques de lance-roquettes russes, les RPG. Ils y étaient allés. Ils avaient marché sur la neige. Ils s’étaient fait piéger.
Elle n’entendait plus rien de l’oreille gauche. Et puis, à droite, elle a commencé à percevoir quelques voix humaines, étouffées par la neige. Des pas qui crissaient, des exclamations. Mais elle ne voyait rien, juste du blanc, de neige et de fumée.
Et soudain, tout près d’elle : un pied arraché. La chair au-dessus de la botte avait des reflets nacrés : les nerfs. Exactement comme sur la viande qu’on achète chez le boucher. Bleu, blanc, rose.
Etouffement. Ecœurement. Elle ne pouvait plus continuer. Sur l’écran, il y avait un homme blessé mais sa plaie était nette et sans chair, ni sang : virtuelle. Pourtant, le seul fait de tout raconter dans le détail lui donnait la nausée. Le psychologue l’a exhortée à continuer, elle tremblait, elle entendait sa voix de l’intérieur. Elle a repris la parole.
Elle a rampé un peu plus loin, pour se mettre à l’abri dans une ornière de boue glacée, puis elle est restée immobile. Un vent glacial soufflait et balayait le sol gelé. Elle avait peur, comme elle n’avait jamais eu peur de sa vie. Elle se disait que cette fois, c’était la bonne : elle allait mourir là, dans un trou au milieu de nulle part.
Au bout d’un long moment, elle a rouvert les yeux. Le sapeur avait cessé de gémir. Est-ce qu’il était mort ? Elle a cherché à le voir. Elle ne voyait que son corps ratatiné dans la neige. Tout était immobile à présent. A quel moment on se rend compte que quelqu’un est mort ?
Elle a pris de la neige avec la main et elle se l’est passée sur le visage. La neige a crissé contre ses joues. Elle avait froid et en même temps elle avait l’impression de crever de chaud dans son uniforme, de manquer de souffle. De crever tout court. Elle étouffait. Elle essayait d’aspirer l’air mais il était trop gelé, il brûlait ses poumons. Elle avait échappé à l’attaque, mais elle allait mourir de froid. Ses jambes étaient couvertes de neige. Elle croyait que c’était ce qui les lui avait sauvées. Le froid avait éteint les brûlures sur sa peau.
Elle ne pouvait plus bouger. Pourtant, elle n’avait rien, ou presque. Mais elle n’avait pas pu remuer avant que les gars ne viennent la chercher. Elle ne se souvenait plus. Les renforts étaient arrivés. Elle ne savait pas si le combat avait duré trois heures, ou sept. La nuit tombait. Deux hélicoptères étaient en vol stationnaire au-dessus d’eux. Ils avaient largué des soldats, et des médecins.
Elle les entendait discuter de son corps et c’était comme s’ils parlaient d’une autre personne. Elle n’était plus concernée.
— Elle est vivante ?
— Vu les brûlures qu’elle a, elle crierait, si elle l’était encore.
— Magne-toi. Ils doivent être planqués quelque part et ils vont nous faire sauter la tête. Un, deux, trois.
Elle ne sentait plus la neige, ni les brûlures sur sa peau. C’était comme si elle n’était pas complètement vivante.
Cela faisait plusieurs minutes qu’elle ne parlait plus. Le silence emplissait la salle. Chypre n’existait plus. Elle regardait les images dans sa tête et ne pouvait plus les partager. Celles qui étaient sur l’écran n’y correspondaient plus. Elle revoyait ce moment où elle avait cru être morte. Il y a des fois où on ne sait pas si on a été touché à mort ou si on est juste blessé.
Le psychologue a dit :
— Pensez-vous qu’autant d’hommes se donneraient tant de mal si ça n’en valait pas la peine ?
Elle n’a pas répondu. Elle en voyait, autour de la table, qui essayaient de comprendre la question. Elle a regardé le cinq-galons. Elle se taisait. Elle savait qu’il lui était impossible de répondre oui. De plus, certains d’entre eux, presque tous, ne pouvaient pas oublier, même une seconde, qu’elle était une fille, et tout aveu de faiblesse serait perçu comme étant dû à cela. Elle refusait de se conformer à leurs a priori. Elle ne disait plus rien.