Cela sentait la crème solaire et le rosé chaud. A cette heure, la plus chaude de l’après-midi, les gens sur la plage étaient déjà bien allumés. La musique était forte, les bars rivalisaient d’intensité sonore. Des affiches annonçaient un concours de tours de magie le samedi suivant. Ici, la fin de l’après-midi ressemblait à un milieu de nuit. On reconnaissait tout de suite les militaires, même s’ils étaient en short, même s’ils s’étaient déguisés en dragueurs des plages : ils avaient les cheveux rasés, faisaient des moulinets avec les épaules, et regardaient partout autour d’eux à chaque instant. Ils étaient des gamins quand on les avait envoyés au combat, des gars qui allaient en boîte, à la salle de sport ou de jeux vidéo, tout entiers dédiés à la fête, à la musique, à l’entraînement, on les avait jetés tout à coup dans la boue et la guerre, et à présent on aurait voulu qu’ils redeviennent comme avant, à coups de boîtes de nuit et de concours de tee-shirts mouillés. La plupart d’entre eux s’étaient engagés à dix-sept,
dix-huit ans, ils n’avaient rien connu d’autre que la vie chez leurs parents et la guerre. Même Aurore, curieusement, avait oublié qu’ils étaient des jeunes hommes, de grands adolescents. Quant à elles, comme elles étaient des filles, c’était moins flagrant qu’elles étaient des soldates : on les prenait pour des vacancières comme les autres. On n’imaginait pas, en les voyant passer, toute la merde qu’elles avaient dans la tête.
Aurore, Marine et Fanny se sont installées à distance, avec leurs jus de fruits à parasols et glaçons. Elles ne demandaient pas mieux que de se reposer, boire des cocktails et se baigner dans la piscine chauffée. Elles s’étaient acheté trois robes en coton à la boutique de l’hôtel, une verte, une rouge, une jaune, qui s’arrêtaient juste au-dessus du genou et cachaient ses cicatrices aux cuisses. Normalement, elles étaient censées rester en survêtement. Mais personne ne leur dirait quoi que ce soit pour si peu. Elles remettraient les joggings pour les débriefings et les repas. Aurore sentait sa peau respirer. Son corps avait changé : il était plus maigre, asséché, musclé, brûlé, crispé, usé par la fatigue. Avant, c’était celui d’une fille de vingt-cinq ans, lisse, délié, soyeux. Elle ne savait même pas si Raphaël le reconnaîtrait. Il découvrirait les taches de brûlure sur ses cuisses, ces ombres qui n’étaient le reflet de rien sinon d’un mauvais souvenir. Cela le dégoûterait, peut-être. Alors il voudrait n’en savoir rien. Ils n’en parleraient pas.
Elle s’est allongée sur une chaise longue, sur la plage, à côté de ses copines, et les vacances auraient
dû commencer. Mais elle n’arrivait pas à penser à autre chose que la séance vidéo. Elle ne savait pas si elle devait y réfléchir, ou au contraire l’oublier. Elle voyait que Marine, elle aussi, était perturbée, et que son récit avait ravivé des souvenirs qu’elle aurait préféré effacer. Mais une fois de plus, même si elles savaient qu’elles pensaient à la même chose, elles n’en diraient rien. Depuis l’embuscade, de toute façon, Aurore ne savait plus de quoi elle pouvait lui parler librement. Marine préférait ne rien dire, fermer les yeux. Faire comme si de rien n’était. Parfois Aurore aurait voulu lui dire qu’elle ressemblait à sa mère, qui avait toujours préféré sauver les apparences et faire comme si tout allait bien même quand son père terrorisait toute la famille et que personne ne parlait à table depuis des jours sans savoir pourquoi exactement. Mais évidemment, elle ne lui disait pas cela non plus.
Marine lui avait appris à maîtriser sa peur de fille.
Du jour où elle avait commencé à être une fille, vers sept ans, Aurore avait commencé à avoir peur. C’était probablement pour toutes les filles pareil. A partir du moment où elle s’est aperçue qu’elle était une fille, chaque coin de rue, chaque arbre, chaque encoignure de porte, chaque voiture garée le long du trottoir étaient devenus la cachette potentielle d’un agresseur en embuscade. Elle était rentrée de l’école des milliers de fois, en empruntant les mêmes rues, de dix à quatorze ans. Jamais elle ne l’avait fait l’esprit complètement tranquille. Elle accélérait le pas, son cœur d’oiseau
tapant sous ses côtes. Dans les derniers mètres, elle courait presque. Elle finissait par ouvrir la porte de l’appartement les doigts tremblants, comme si sa vie en dépendait. Cette peur était d’autant plus forte qu’elle se mélangeait à celle de ne pas avoir la force de réagir, ou de ne pas savoir comment, et de se dégoûter plus encore. Peur de se faire violenter et d’être comme une chienne qui attend, l’œil douloureux, que ce mauvais moment veuille bien passer, dans une attitude résignée, le dos qui encaisse et les pattes plantées dans le sol, l’œil tourné ailleurs.
A deux rues de chez elle, il y avait d’ailleurs un danger : un exhibitionniste. On l’appelait Petit-Jean, comme le personnage du Robin des Bois de Disney qui a une grosse bedaine et un air benêt. Petit-Jean montrait sa bite aux filles qui passaient devant chez lui. On aurait dit que c’était sa principale occupation, parce qu’il était tout le temps là. Il sifflait pour attirer l’attention, alors on tournait la tête et il montrait son sexe. Elle se souvenait que la première fois où elle l’avait vu, elle était encore petite, et elle n’avait pas compris tout de suite ce qu’il lui montrait dans le repli de son pantalon : un bout de chair flasque, triste, qui pendait comme la langue d’un veau mort chez le boucher. Pourtant, elle avait changé son petit frère des centaines de fois, et elle avait tout de même compris au bout de quelques secondes ce qu’il lui montrait, mais ce qui lui restait, c’était cette première sidération, puis la peur, la fuite à toutes jambes vers sa tour, une course
éperdue, comme s’il allait l’attraper par les cheveux, la plaquer à terre, se jeter sur elle au milieu de la rue.
Evidemment, Petit-Jean n’était pas toujours à sa fenêtre, parce que à force, on savait que si on entendait siffler il ne fallait surtout pas regarder dans sa direction. Parfois, il se postait au coin de la rue, parfois à la sortie du collège, parfois derrière la boulangerie. Aujourd’hui, Petit-Jean serait peut-être mis en prison, mais à l’époque, les parents, indulgents, disaient que c’était un pauvre type et que de toute façon la police ne ferait rien contre lui. Cela faisait presque rire les adultes, surtout les hommes. La peur de fille faisait ricaner.
Pourtant, c’était une peur brute, incontrôlable. Elle venait aussi des nombreux avertissements qu’on vous adresse, dès l’enfance. On plaisante sur le refus des bonbons qu’un inconnu vous offre, mais on oublie toutes les autres recommandations muettes : pas de jupe trop courte, pas de rouge à lèvres trop vif, pas de regards en-dessous, pas de sorties tard le soir, pas de soirées seules avec un garçon qu’on ne connaît pas, pas de séjours en camping, pas de nuits sur la plage. Toutes ces choses qu’on permet aux garçons. A coups de bouches pincées et de réflexions ironiques, c’est la société tout entière qui lui indiquait la bonne conduite à suivre si elle ne voulait pas d’ennuis. Marine avait décidé de braver les interdits. Rien ne la mettait plus en colère que ceux qui cherchaient à les dominer, d’une manière ou d’une autre. Alors quand Aurore lui avait raconté ce que faisait Petit-Jean à toutes les filles de son
quartier depuis des années, elle avait décidé de le punir. Son corps hors normes lui donnait la possibilité de n’avoir peur de rien, surtout pas d’un homme qui était plus petit qu’elle.
Un soir où elle la ramenait en mobylette après les cours, la première année où elle était à l’armée, Aurore lui a montré Petit-Jean qui guettait au coin de son jardin. Marine a immédiatement fait demi-tour. Aurore a essayé de l’en dissuader, mais elle ne l’écoutait pas. Elle s’est mise à le courser dans les rues du quartier. Il courait devant, et elle zigzaguait derrière, faisait des tours, revenait en torero et fonçait sur lui, tandis que Petit-Jean l’esquivait de justesse. Elle riait. Il avait eu peur, à son tour, la peur de sa vie. En tout cas, Aurore ne l’avait plus beaucoup vu après cette soirée corrida. Elle devinait parfois sa silhouette derrière ses volets entrouverts, épiant la rue. Mais elle n’avait plus peur de lui.
Elles avaient gagné.
C’était surtout dehors, qu’elle ressentait la peur de fille, dans les rues, les squares, sur les plages à la nuit, ou lors des jours fériés où il n’y avait presque personne, dans les bois où elle partait faire un jogging mais s’arrangeait pour ne jamais s’éloigner des allées fréquentées – presque partout : tout « no man’s land » était un endroit où elle pouvait se faire violer ou mourir. L’été du tueur aux chaussettes, il y a une dizaine d’années, quels étaient les hommes qui avaient dormi les fenêtres fermées ? Elle, oui. Sa chambre était
devenue dangereuse. L’homme entrait dans les appartements aux fenêtres ouvertes à cause de la chaleur et étouffait les cris des femmes en leur enfonçant une chaussette dans la bouche avant de les violer. Même si le tueur habitait à des centaines de kilomètres de chez elle, Aurore ne pouvait pas dormir la fenêtre ouverte alors que la chaleur ne baissait pas, au cours de cet été caniculaire. Avec Marine, elles avaient parlé des victimes dans un mélange de fascination et d’horreur. Elles imaginaient comment elles auraient pu s’en sortir.
Mais elles avaient beau avoir peur des ennuis, elles n’avaient pas envie de se priver de liberté. Elles avaient décidé de prendre le risque de vivre.
Ce sont les garçons qui ont commencé à avoir peur d’elles. A l’entraînement, il leur arrivait de les battre. Aurore, parce qu’elle était rapide, bonne en course de vitesse et en gymnastique. Marine, parce qu’elle était grande, et qu’elle excellait dans les épreuves de force. Elle bravait sa peur. Elle aimait ça. Elle savait qu’elle impressionnait les garçons.
Avec elle, Aurore avait cru avoir vaincu cette peur de fille qui nichait au fond d’elle, irréfléchie, fondamentale, primitive comme la peur de mourir. Elle avait cru dominer sa peur aux côtés de Marine, comme celle-ci avait cru dominer sa douleur en entrant dans l’armée. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que cela ne servait à rien de chercher à déloger la peur, sinon à l’enfoncer plus profondément, comme dans ces sables mouvants dont on dit qu’il ne faut surtout pas bouger si l’on ne veut pas s’y noyer, aspiré, englouti.
A midi, elles étaient allées dans un des restaurants de l’hôtel, où un buffet les attendait. Plats argentés, cuisine internationale, cuisine grecque, salade de fruits au sirop, yaourts, café, vrai pain. Tout était bien. Elles auraient choisi le séjour sur catalogue qu’elles n’auraient pas trouvé mieux : une formule tout confort dans un cadre enchanteur, buffet à volonté, forfait tout compris. Dire que partout sur la planète il y avait des endroits comme celui-là. A l’abri.
Marine le lui a dit, la bouche pleine d’une rondelle de citron qu’elle suçotait :
— N’empêche, ça fait bizarre, plus de pare-balles, plus de casque, plus de famas. J’ai l’impression d’être à poil.
On aurait dit que ce n’était pas seulement un soulagement : il y avait aussi de l’appréhension dans sa voix, comme si le danger n’était pas tout à fait écarté et pouvait revenir d’un instant à l’autre, comme si elles étaient plus vulnérables sans uniforme. Aurore le savait, parce qu’elle ressentait la même chose : depuis qu’elles avaient ôté leur carapace de métal, elle avait l’impression qu’un danger était toujours là, sans pouvoir l’identifier. Parfois, ses mains cherchaient son fusil dans l’espace devant elle, comme un aveugle attrape sa canne – elle devait les raisonner pour qu’elles se reposent sur ses genoux. Cela durait depuis le voyage en avion. Elle restait sur ses gardes.
Peut-être aussi Marine avait-elle peur qu’elle ne reparle de l’attaque, de ce qui était vraiment arrivé ce jour-là. Aurore avait l’impression, diffuse, floue, depuis le débriefing et la séance vidéo, de ne pas avoir compris tout ce qui s’était passé. Mais elle ne savait pas si elle voulait vraiment se poser toutes ces questions ou, au contraire, tout oublier et retrouver Marine avant de rentrer à la maison.
Aurore et Marine se taisaient, hébétées, l’une à côté de l’autre, sans avoir envie de parler, ou sans en être capables. L’une taisait sa peur, l’autre sa colère. C’était déjà arrivé plusieurs fois depuis qu’elles étaient sorties de la salle de débriefing. Impossible de formuler ce qui s’agitait dans leur tête, les idées, les images, les souvenirs. Au camp, quelque temps après l’attaque, Marine avait commencé à faire des cauchemars terribles. Son cri réveillait Aurore au milieu de la nuit, une grenade avait roulé sous son lit, ou alors une balle lui avait arraché la moitié du visage, ou son frère était mort en son absence. Elle tremblait de tous ses membres, des tremblements comme elle n’en avait jamais connus, des spasmes dans les muscles la secouaient des pieds à la tête. Parfois elle se calmait en caressant la tête de la Colonelle, en murmurant des mots qu’Aurore n’entendait pas. Parfois, elle préférait carrément ne pas aller dormir. Elle n’était pas la seule à faire des cauchemars. Aurore avait même entendu parler d’un Américain qui, une fois rentré chez lui, avait demandé à sa mère de ne le réveiller qu’en lui touchant la jambe et en l’appelant par son nom de famille, parce que
c’était comme ça qu’on le réveillait au camp. Leurs yeux et leurs oreilles étaient tellement entraînés à être vigilants qu’ils ne pouvaient plus s’empêcher d’être aux aguets. Mais une fois le jour revenu, Marine ne faisait aucune allusion à ses mauvais rêves. Aurore avait compris qu’elle non plus n’était pas autorisée à lui confier ses angoisses. Quand elle était rentrée au camp les jambes brûlées, Marine avait accepté d’en discuter avec elle une seule fois, puis plus rien. Elles avaient vu des horreurs l’une et l’autre. Mais elles n’en parlaient pas, c’est tout. Elles faisaient comme si tout était comme avant.
C’est l’habitude, qui les transformait. La première nuit, par exemple, Aurore n’avait pas réussi à dormir parce qu’elle sursautait à chaque tir de mortier, à chaque approche d’avion, à chaque changement de lumière. Marine lui avait dit : « tu vas t’y faire, tu verras », et elle ne la croyait pas mais dès la deuxième nuit, elle avait mieux dormi, et la troisième, elle avait dormi quatre heures d’affilée. Toujours la fameuse règle des trois jours, dans cette réalité irrationnelle. Ils étaient entraînés, pourtant, mais quelques-uns d’entre eux avaient montré des signes de nervosité dès le trajet qui les avait amenés au Fob, et surtout le soir, après les premiers obus de mortier tirés sur le camp. Marine, elle, ne disait rien. On aurait dit que cela glissait sur elle. Aurore se revoyait progresser dans la file de la cantine, à petits pas, parmi les hommes qui attendaient, poussée par des bras inconnus, dans le froid
du mois de mars en Afghanistan, et elle se disait : voilà, il est là, l’avenir dont on rêvait toutes les deux. Elle, elle avait été stressée dès le début, et elle espérait que, selon leur fameuse promesse, Marine assurerait pour elles deux, au moins au début.
Mais quand on est sur les nerfs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six mois, c’est long. Aurore, elle aussi, était devenue nerveuse. Elle n’avait jamais giflé personne, mais c’est vrai qu’elle n’avait pas toujours respecté les Afghans. Les militaires arrivaient comme des seigneurs en terrain conquis, insectes invincibles protégés par leurs carapaces de métal. Cela les poussait à se sentir supérieurs, à se dire qu’ils avaient plus de chance qu’eux. Rien que de naître ailleurs qu’en Afghanistan, c’était déjà une chance. Ils étaient là pour former les Afghans et leur apprendre à s’occuper tout seuls de leur propre pays, mais finalement, ils étaient tout le temps en train de les critiquer : ils n’allaient pas assez vite, ne comprenaient rien, pensaient différemment. Ils avaient souvent une attitude condescendante envers eux. Et parfois, avec la force de l’habitude, elle avait fait des choses qui ne lui ressemblaient pas. On devient quelqu’un d’autre, à la guerre. Quand elle avait cherché des armes pour la première fois dans une maison et qu’elle avait vu les autres crever les coussins et vider les étagères en jetant tout par terre, elle avait été choquée. Peut-être était-ce aussi parce que les trois enfants qu’ils avaient réveillés les regardaient avec étonnement, comme s’ils comprenaient enfin pourquoi il fallait les haïr. Mais elle a réalisé qu’il n’y avait
pas d’autre manière de faire. « On ne va pas les aider à ranger », lui a dit un sous-officier avec un mince sourire. Alors les fois suivantes, elle aussi, elle avait tout envoyé valser.
A force d’entendre les gars raconter ce qu’ils avaient fait en patrouillant dans les villages, ou de les voir agir, elle avait fini par s’y habituer, et petit à petit, à agir comme eux, ou en tout cas à les regarder mal se comporter sans plus réagir. Il y avait tant d’histoires qui circulaient. Certaines d’entre elles l’avaient choquée au début, alors que si elles étaient arrivées à la fin de la mission, elle n’était pas sûre qu’elle s’en serait souvenue, elles lui auraient peut-être semblé normales. Là-bas, ce qui était normal et ce qui ne l’était pas, c’était relatif. Voilà pourquoi c’était difficile de retrouver le quotidien en France, le travail, la famille, les balades au bord de la mer le dimanche au ralenti, la baise du samedi soir après quelques verres de trop et le cinéma de temps en temps, ou un match au stade où l’hymne national résonnait toujours comme si rien n’était jamais arrivé là-bas. C’était difficile, de devenir comme ces types en face d’elle, impassibles et cyniques. D’oublier leur lieutenant transformé en bouillie, leurs collègues morts sous les bombes, ou l’enfant qu’ils avaient vu sauter sur une mine sans rien pouvoir faire pour le sauver.
A côté d’elles, un couple de Nordiques buvait un liquide vert qui tintait au rythme des glaçons. Ils ne se rendaient pas compte de ce que c’était que la paix.
Marcher, profiter de la vie, discuter, penser sans avoir les nerfs à vif, sans risquer de mourir à chaque seconde. Ils ne savaient peut-être même pas qu’ils étaient vivants. Ils ne pensaient à rien, ou alors à ce qu’ils allaient manger ou boire l’heure suivante. Ils s’abrutissaient parce qu’ils travaillaient tout le reste de l’année. Ils iraient pourtant consulter leur boîte de mails une fois par jour, parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement : leur chef le leur aurait reproché à leur retour, et en cette période de risque il valait mieux ne pas se faire remarquer, alors ils disaient qu’ils préféraient ne pas être submergés quand ils rentreraient au bureau par du courrier en retard, et ils ne déconnectaient pas tout à fait. Ils voulaient garder leur place, pour continuer à pouvoir s’offrir des vacances à prix cassés une ou deux semaines par an. Ils étaient individualistes, ambitieux, indépendants. Toutes les valeurs de ce camp cinq étoiles étaient à l’inverse des siennes. Aurore avait l’impression d’être une extraterrestre, ou un dinosaure. Surtout, elle n’était pas sûre que c’était ce monde-là, qu’ils voulaient sauver.
Des gamines qui n’avaient pas froid aux yeux sont passées en riant, leurs visages étaient bronzés, leurs dents blanches. Leur voisin norvégien (suédois ?) ne pouvait pas s’empêcher de les regarder avec de gros yeux vitreux de merlu, il s’est même tourné pour mieux les voir, et sa bedaine tremblante et gélatineuse ressemblait à un flan rempli d’amertume. Sa femme a baissé le nez sur son magazine où on lui expliquait
comment garder son mari auprès d’elle malgré sa peau flétrie et ses seins qui dégringolaient, elle a préféré ne pas faire attention à son regard, ne rien dire, faire semblant, et laisser passer ce moment pour protéger ses sacro-saintes vacances. Ils s’ennuyaient, mais ne l’auraient avoué pour rien au monde. Le soir ils baiseraient tristement dans une chambre semblable à la sienne et il penserait au nombril dansant de ces jeunes filles lianes, il rêverait qu’il les traversait, alors il enlacerait sa femme avec plus de tendresse, elle le fixerait d’un œil implorant et mélancolique, ses mains agripperaient ses fesses tristes en un geste de sauvetage et peut-être alors lui ferait-il un enfant. Comme ça, l’année prochaine, ils s’ennuieraient moins.
La mer, face à eux, était magnifique.
Constamment, malgré le soleil et la musique douce, la guerre revenait par bouffées dans son esprit, par des pensées parasites, ou parce que les ailes tatouées sur ses cuisses recommençaient à lui faire mal, ou parce que la perspective de rentrer lui faisait tout à coup peur. Sans arrêt, des pensées ou des sensations venaient perturber ce bien-être. Et puis, depuis la séance de débriefing, elle était de mauvaise humeur. Elle ne voulait pas faire remonter ces souvenirs à la surface, et ils l’avaient forcée à le faire. Tout à coup, à regarder les touristes autour d’elle, elle a commencé à s’énerver toute seule. La paix, ce ne pouvait pas juste être se la couler douce au bord de la piscine et se servir trois fois au buffet. C’était insupportable. C’était ça, la
paix ? Cette vie aseptisée, sur catalogue ? A moins que ce ne soit juste cet étalage de luxe, qu’elle ne supportait pas. Les riches l’énervaient.
Elle s’est tournée de l’autre côté. Partout, des silhouettes allongées, détendues, aplaties, presque. Des mains jouaient avec le sable, d’autres balayaient l’air avant de venir protéger des paupières du soleil, d’autres étalaient de la crème protectrice sur des peaux découvertes. Déambulant entre les serviettes de plage, des Chinois qui parlaient trois mots d’anglais proposaient des massages à bas prix. Ils avaient dû débarquer de leur campagne après avoir donné toutes leurs économies à un passeur corrompu qui leur avait promis l’eldorado au-delà des frontières, et ils se retrouvaient au milieu des Occidentaux en goguette qui sentaient la noix de coco. Certains devaient être masseurs comme Aurore était danseuse étoile, et même si elle mourait d’envie d’un massage qui dénouerait les tensions de son dos, elle hésitait à se faire démettre une épaule en un si beau jour. Elle a laissé passer les Chinois sous leurs casquettes à larges visières, portant sous le bras des pancartes en forme de pied où était dessinée une carte de réflexologie photocopiée dans un manuel, leurs pieds foulant le sable d’un pas lent, fatigué. Elle a pris une cigarette à Marine et l’a allumée à celle de Fanny. Celle-ci leur racontait à quoi ressemblait la fille avec qui elle avait failli partager sa chambre : hommasse et carrée, elle était un cliché vivant, avec qui Fanny avait à peine échangé trois mots – elle avait
rappliqué vite fait dans leur chambre, comme Aurore l’avait prévu. Elle s’est interrompue, et elles ont observé les travaux d’approche de Max et Ness, avec qui elles s’entendaient bien – à vrai dire, Max était vraiment un ami pour Aurore, le seul à part Marine avec qui elle pouvait aller boire un verre quand elle n’allait pas bien, un garçon sympa, qu’elle estimait déjà avant l’Afghanistan mais qu’elle avait appris à apprécier encore plus là-bas. Ses yeux étaient comme inversés, leurs extrémités descendaient et lui donnaient un air triste, même quand il était joyeux : on le surnommait Droopy. Il était lent, comme le chien du dessin animé, et traînait les pieds, tout le temps. Mais il était efficace, et sûr. Il y avait, à la guerre, des liens qui étaient plus forts que nulle part ailleurs, parce qu’on s’attache davantage à quelqu’un qui vous a sauvé la vie. Mais dans le même temps, on n’oubliait jamais que cette amitié si forte pouvait se terminer brutalement dans la lumière d’une fusée éclairante. Elle avait donc pour Max-Droopy de l’amitié, mais elle avait toujours essayé de ne pas trop s’attacher à lui – ne serait-ce que parce que tout lien entre une « féminine » et un « collègue » était suspect. En plus, c’était un drôle de garçon, né dans une cité en banlieue de Paris et qui s’était engagé dans l’armée par désœuvrement, pour éviter la prison, lui avait-il dit, parce que jusque-là il avait vécu en vendant du shit et de la coke, et qu’un jour ou l’autre il allait se faire prendre. Ils étaient nombreux, les gars des banlieues à s’être engagés sous Chirac sans penser qu’ils iraient un jour à la guerre. Au début, ils ne
voulaient pas aller en Afghanistan. On leur avait dit qu’ils aideraient les petites filles à l’école, ils avaient fini par y aller de bon cœur, mais ils n’étaient pas préparés à voir tout ça. Max connaissait tout le monde dans sa cité, il avait une existence très balisée, dans un périmètre restreint, avec des horaires réguliers. Il avait dit à Aurore que finalement, il était jusque-là un petit fonctionnaire du shit. Et tout à coup il avait été propulsé dans une existence qu’il n’avait jamais imaginée. Finalement, leurs histoires étaient assez similaires. Aurore a regardé autour d’elle : aucun d’eux ne venait d’une famille riche, ou d’un milieu aisé, qu’ils soient de Paris, de province, de la campagne ou de la ville. Tous s’étaient engagés pour se hisser un peu plus haut que ce qui leur était donné. Ils y avaient cru, et certains y croyaient encore. Max avait gardé son allure indolente, et son air de ne pas y toucher, mais il était devenu un bon sous-officier – un de ceux avec qui vous êtes contente de partir en mission parce que vous savez qu’il n’est ni un débutant, ni une tête brûlée, et que vous pourrez compter sur lui. Elle pensait qu’il était amoureux de Fanny, mais qu’elle l’impressionnait – du coup, Fanny l’ignorait complètement, et il n’osait pas la draguer. Il était le bon copain, celui à qui on se confie mais avec qui on ne passera jamais la nuit.
Max et Ness tournaient autour de deux touristes italiennes aux beaux cheveux bouclés, aux ongles bicolores et au parfum de vanille qui remuaient les hanches au rythme de la musique montant doucement du bar. L’armée avait assurément fait de tous ces gars des
hommes : fatigués, tristes, ils recherchaient un plaisir immédiat et passager pour noyer leur solitude dans l’espoir illusoire d’une nuit d’amour. A la différence de Max, Ness était devenu un homme, qui n’avait plus rien du petit garçon qu’il avait été, il avait échangé les rires innocents et clairs de l’enfance contre des rires gras entre collègues. Il reluquait ces femmes comme si elles étaient des saucisses et eux des chiens. Mais les Italiennes n’étaient pas mieux, elles les jaugeaient, les chambraient, les soupesaient, leurs rires fusaient en cascades moqueuses. Elles ne semblaient pas dupes, et regardaient ailleurs, vers le parc ensoleillé, mais elles se laisseraient quand même payer une coupe de mousseux plus tard, en demandant du
greek champagne avec des sourires mélancoliques. Des Norvégiens aux Italiennes en passant par Max et Ness, cette plage ressemblait à une pub pour un site de rencontres sur Internet. Tout lui semblait factice, fabriqué.
Elle est partie se baigner. L’eau était encore fraîche. Le bruit des vagues, qui lui était familier depuis toujours, l’apaisait dans un mouvement sans cesse recommencé. Elle est entrée doucement, craignant que les meurtrissures de son corps, les gerçures et les écorchures, les coupures mal cicatrisées, ne lui fassent mal. Mais en même temps, c’était irrésistible, après tant de mois où elle avait été engoncée dans des couches d’habits durs et secs, puant la transpiration : elle ne pouvait s’empêcher d’avancer, de s’enfoncer dans la mer. Et tout à coup c’est son corps tout entier qui s’est
réveillé comme celui d’un enfant : elle levait les bras à chaque vague et elle criait, de froid, de joie, elle s’est retournée vers Marine et Fanny et elles lui ont souri, elles sont venues la rejoindre en courant, elle a plongé. Elle nageait. Elle jouissait du simple fait d’avoir un corps et d’être sur terre. Elle s’est dit que cette phrase aurait pu sortir tout droit d’un cours de relaxation et elle a ri toute seule. Elle se lavait de six mois de tension et de peur, de violence et de crasse, en quelques minutes bienfaisantes. Elle oubliait même la séance de débriefing : elle décidait d’oublier tout cela. Elle a lâché un cri de bonheur. Elles lui ont répondu en beuglant. Max les a rejointes en courant et il a foncé sur elle, il s’est appuyé de toutes ses forces sur sa tête et elle a plongé, elle se noyait, elle avait toujours eu horreur de ça mais elle a repris le dessus, elle lui a échappé et elle est ressortie de l’eau, elle a aspiré de l’air d’un coup. Elle a ri de soulagement, de peur et de bonheur mêlés.
Fanny est entrée dans l’eau, souriante et belle, les cheveux soulevés par le vent. Sans doute excitée par l’ambiance générale, elle a dégrafé son soutien-gorge de maillot et s’en est servie comme d’un élastique pour retenir ses cheveux. On avait beau être en Europe, cela n’avait pas l’air d’être la coutume ici, et plusieurs personnes regardaient ses seins nus d’un œil désapprobateur. Quelques touristes, au contraire, dessinaient autour d’elle des cercles de plus en plus serrés. Elle rayonnait. Elle s’exhibait. Elle provoquait. On ne pouvait pas lui en vouloir d’en profiter après six mois
d’Afghanistan. Mais pour ceux qui n’étaient pas au courant, elle en faisait un peu trop. Elle a essoré ses cheveux en arrière et pointé ses seins nus vers le soleil. Un appel vers tous les mâles de la plage, qui avaient les yeux braqués sur elle. Cette fille était un danger public.
Aurore a regardé Marine plonger avec perfection dans les vagues, et elle s’est souvenue du premier été, et de tous ceux qui avaient suivi, où elles passaient leur vie dans l’eau, où leur énergie les dépassait et où seules des nuits de danse, de joints et d’alcool parvenaient à en venir à bout. Marine, au même moment, faisait une clé au cou de Max, qui s’écroulait dans l’eau en riant, à grand renfort d’éclaboussures. Elle lui a souri, heureuse. Elle est sortie de l’eau, et comme toujours elle aimait sentir le sel dans ses cheveux, le sable sur ses pieds, entre ses orteils, et la chaleur ambiante qui venait sécher, en quelques secondes, l’eau qui s’évaporait sur sa peau.
Elle était vidée, malgré sa petite sieste dans la baignoire qui s’était refroidie doucement jusqu’à ce que Marine s’inquiète et vienne voir dans la salle de bains si tout allait bien. Elle s’est endormie au soleil, exténuée.