Cela sentait la crème solaire et le rosé chaud. A cette heure, la plus chaude de l’après-midi, les gens sur la plage étaient déjà bien allumés. La musique était forte, les bars rivalisaient d’intensité sonore. Des affiches annonçaient un concours de tours de magie le samedi suivant. Ici, la fin de l’après-midi ressemblait à un milieu de nuit. On reconnaissait tout de suite les militaires, même s’ils étaient en short, même s’ils s’étaient déguisés en dragueurs des plages : ils avaient les cheveux rasés, faisaient des moulinets avec les épaules, et regardaient partout autour d’eux à chaque instant. Ils étaient des gamins quand on les avait envoyés au combat, des gars qui allaient en boîte, à la salle de sport ou de jeux vidéo, tout entiers dédiés à la fête, à la musique, à l’entraînement, on les avait jetés tout à coup dans la boue et la guerre, et à présent on aurait voulu qu’ils redeviennent comme avant, à coups de boîtes de nuit et de concours de tee-shirts mouillés. La plupart d’entre eux s’étaient engagés à dix-sept, dix-huit ans, ils n’avaient rien connu d’autre que la vie chez leurs parents et la guerre. Même Aurore, curieusement, avait oublié qu’ils étaient des jeunes hommes, de grands adolescents. Quant à elles, comme elles étaient des filles, c’était moins flagrant qu’elles étaient des soldates : on les prenait pour des vacancières comme les autres. On n’imaginait pas, en les voyant passer, toute la merde qu’elles avaient dans la tête.
A midi, elles étaient allées dans un des restaurants de l’hôtel, où un buffet les attendait. Plats argentés, cuisine internationale, cuisine grecque, salade de fruits au sirop, yaourts, café, vrai pain. Tout était bien. Elles auraient choisi le séjour sur catalogue qu’elles n’auraient pas trouvé mieux : une formule tout confort dans un cadre enchanteur, buffet à volonté, forfait tout compris. Dire que partout sur la planète il y avait des endroits comme celui-là. A l’abri.
Marine le lui a dit, la bouche pleine d’une rondelle de citron qu’elle suçotait :
— N’empêche, ça fait bizarre, plus de pare-balles, plus de casque, plus de famas. J’ai l’impression d’être à poil.
On aurait dit que ce n’était pas seulement un soulagement : il y avait aussi de l’appréhension dans sa voix, comme si le danger n’était pas tout à fait écarté et pouvait revenir d’un instant à l’autre, comme si elles étaient plus vulnérables sans uniforme. Aurore le savait, parce qu’elle ressentait la même chose : depuis qu’elles avaient ôté leur carapace de métal, elle avait l’impression qu’un danger était toujours là, sans pouvoir l’identifier. Parfois, ses mains cherchaient son fusil dans l’espace devant elle, comme un aveugle attrape sa canne – elle devait les raisonner pour qu’elles se reposent sur ses genoux. Cela durait depuis le voyage en avion. Elle restait sur ses gardes.
Peut-être aussi Marine avait-elle peur qu’elle ne reparle de l’attaque, de ce qui était vraiment arrivé ce jour-là. Aurore avait l’impression, diffuse, floue, depuis le débriefing et la séance vidéo, de ne pas avoir compris tout ce qui s’était passé. Mais elle ne savait pas si elle voulait vraiment se poser toutes ces questions ou, au contraire, tout oublier et retrouver Marine avant de rentrer à la maison.
Aurore et Marine se taisaient, hébétées, l’une à côté de l’autre, sans avoir envie de parler, ou sans en être capables. L’une taisait sa peur, l’autre sa colère. C’était déjà arrivé plusieurs fois depuis qu’elles étaient sorties de la salle de débriefing. Impossible de formuler ce qui s’agitait dans leur tête, les idées, les images, les souvenirs. Au camp, quelque temps après l’attaque, Marine avait commencé à faire des cauchemars terribles. Son cri réveillait Aurore au milieu de la nuit, une grenade avait roulé sous son lit, ou alors une balle lui avait arraché la moitié du visage, ou son frère était mort en son absence. Elle tremblait de tous ses membres, des tremblements comme elle n’en avait jamais connus, des spasmes dans les muscles la secouaient des pieds à la tête. Parfois elle se calmait en caressant la tête de la Colonelle, en murmurant des mots qu’Aurore n’entendait pas. Parfois, elle préférait carrément ne pas aller dormir. Elle n’était pas la seule à faire des cauchemars. Aurore avait même entendu parler d’un Américain qui, une fois rentré chez lui, avait demandé à sa mère de ne le réveiller qu’en lui touchant la jambe et en l’appelant par son nom de famille, parce que c’était comme ça qu’on le réveillait au camp. Leurs yeux et leurs oreilles étaient tellement entraînés à être vigilants qu’ils ne pouvaient plus s’empêcher d’être aux aguets. Mais une fois le jour revenu, Marine ne faisait aucune allusion à ses mauvais rêves. Aurore avait compris qu’elle non plus n’était pas autorisée à lui confier ses angoisses. Quand elle était rentrée au camp les jambes brûlées, Marine avait accepté d’en discuter avec elle une seule fois, puis plus rien. Elles avaient vu des horreurs l’une et l’autre. Mais elles n’en parlaient pas, c’est tout. Elles faisaient comme si tout était comme avant.
Mais quand on est sur les nerfs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six mois, c’est long. Aurore, elle aussi, était devenue nerveuse. Elle n’avait jamais giflé personne, mais c’est vrai qu’elle n’avait pas toujours respecté les Afghans. Les militaires arrivaient comme des seigneurs en terrain conquis, insectes invincibles protégés par leurs carapaces de métal. Cela les poussait à se sentir supérieurs, à se dire qu’ils avaient plus de chance qu’eux. Rien que de naître ailleurs qu’en Afghanistan, c’était déjà une chance. Ils étaient là pour former les Afghans et leur apprendre à s’occuper tout seuls de leur propre pays, mais finalement, ils étaient tout le temps en train de les critiquer : ils n’allaient pas assez vite, ne comprenaient rien, pensaient différemment. Ils avaient souvent une attitude condescendante envers eux. Et parfois, avec la force de l’habitude, elle avait fait des choses qui ne lui ressemblaient pas. On devient quelqu’un d’autre, à la guerre. Quand elle avait cherché des armes pour la première fois dans une maison et qu’elle avait vu les autres crever les coussins et vider les étagères en jetant tout par terre, elle avait été choquée. Peut-être était-ce aussi parce que les trois enfants qu’ils avaient réveillés les regardaient avec étonnement, comme s’ils comprenaient enfin pourquoi il fallait les haïr. Mais elle a réalisé qu’il n’y avait pas d’autre manière de faire. « On ne va pas les aider à ranger », lui a dit un sous-officier avec un mince sourire. Alors les fois suivantes, elle aussi, elle avait tout envoyé valser.
Elle s’est tournée de l’autre côté. Partout, des silhouettes allongées, détendues, aplaties, presque. Des mains jouaient avec le sable, d’autres balayaient l’air avant de venir protéger des paupières du soleil, d’autres étalaient de la crème protectrice sur des peaux découvertes. Déambulant entre les serviettes de plage, des Chinois qui parlaient trois mots d’anglais proposaient des massages à bas prix. Ils avaient dû débarquer de leur campagne après avoir donné toutes leurs économies à un passeur corrompu qui leur avait promis l’eldorado au-delà des frontières, et ils se retrouvaient au milieu des Occidentaux en goguette qui sentaient la noix de coco. Certains devaient être masseurs comme Aurore était danseuse étoile, et même si elle mourait d’envie d’un massage qui dénouerait les tensions de son dos, elle hésitait à se faire démettre une épaule en un si beau jour. Elle a laissé passer les Chinois sous leurs casquettes à larges visières, portant sous le bras des pancartes en forme de pied où était dessinée une carte de réflexologie photocopiée dans un manuel, leurs pieds foulant le sable d’un pas lent, fatigué. Elle a pris une cigarette à Marine et l’a allumée à celle de Fanny. Celle-ci leur racontait à quoi ressemblait la fille avec qui elle avait failli partager sa chambre : hommasse et carrée, elle était un cliché vivant, avec qui Fanny avait à peine échangé trois mots – elle avait rappliqué vite fait dans leur chambre, comme Aurore l’avait prévu. Elle s’est interrompue, et elles ont observé les travaux d’approche de Max et Ness, avec qui elles s’entendaient bien – à vrai dire, Max était vraiment un ami pour Aurore, le seul à part Marine avec qui elle pouvait aller boire un verre quand elle n’allait pas bien, un garçon sympa, qu’elle estimait déjà avant l’Afghanistan mais qu’elle avait appris à apprécier encore plus là-bas. Ses yeux étaient comme inversés, leurs extrémités descendaient et lui donnaient un air triste, même quand il était joyeux : on le surnommait Droopy. Il était lent, comme le chien du dessin animé, et traînait les pieds, tout le temps. Mais il était efficace, et sûr. Il y avait, à la guerre, des liens qui étaient plus forts que nulle part ailleurs, parce qu’on s’attache davantage à quelqu’un qui vous a sauvé la vie. Mais dans le même temps, on n’oubliait jamais que cette amitié si forte pouvait se terminer brutalement dans la lumière d’une fusée éclairante. Elle avait donc pour Max-Droopy de l’amitié, mais elle avait toujours essayé de ne pas trop s’attacher à lui – ne serait-ce que parce que tout lien entre une « féminine » et un « collègue » était suspect. En plus, c’était un drôle de garçon, né dans une cité en banlieue de Paris et qui s’était engagé dans l’armée par désœuvrement, pour éviter la prison, lui avait-il dit, parce que jusque-là il avait vécu en vendant du shit et de la coke, et qu’un jour ou l’autre il allait se faire prendre. Ils étaient nombreux, les gars des banlieues à s’être engagés sous Chirac sans penser qu’ils iraient un jour à la guerre. Au début, ils ne voulaient pas aller en Afghanistan. On leur avait dit qu’ils aideraient les petites filles à l’école, ils avaient fini par y aller de bon cœur, mais ils n’étaient pas préparés à voir tout ça. Max connaissait tout le monde dans sa cité, il avait une existence très balisée, dans un périmètre restreint, avec des horaires réguliers. Il avait dit à Aurore que finalement, il était jusque-là un petit fonctionnaire du shit. Et tout à coup il avait été propulsé dans une existence qu’il n’avait jamais imaginée. Finalement, leurs histoires étaient assez similaires. Aurore a regardé autour d’elle : aucun d’eux ne venait d’une famille riche, ou d’un milieu aisé, qu’ils soient de Paris, de province, de la campagne ou de la ville. Tous s’étaient engagés pour se hisser un peu plus haut que ce qui leur était donné. Ils y avaient cru, et certains y croyaient encore. Max avait gardé son allure indolente, et son air de ne pas y toucher, mais il était devenu un bon sous-officier – un de ceux avec qui vous êtes contente de partir en mission parce que vous savez qu’il n’est ni un débutant, ni une tête brûlée, et que vous pourrez compter sur lui. Elle pensait qu’il était amoureux de Fanny, mais qu’elle l’impressionnait – du coup, Fanny l’ignorait complètement, et il n’osait pas la draguer. Il était le bon copain, celui à qui on se confie mais avec qui on ne passera jamais la nuit.
Elle est partie se baigner. L’eau était encore fraîche. Le bruit des vagues, qui lui était familier depuis toujours, l’apaisait dans un mouvement sans cesse recommencé. Elle est entrée doucement, craignant que les meurtrissures de son corps, les gerçures et les écorchures, les coupures mal cicatrisées, ne lui fassent mal. Mais en même temps, c’était irrésistible, après tant de mois où elle avait été engoncée dans des couches d’habits durs et secs, puant la transpiration : elle ne pouvait s’empêcher d’avancer, de s’enfoncer dans la mer. Et tout à coup c’est son corps tout entier qui s’est réveillé comme celui d’un enfant : elle levait les bras à chaque vague et elle criait, de froid, de joie, elle s’est retournée vers Marine et Fanny et elles lui ont souri, elles sont venues la rejoindre en courant, elle a plongé. Elle nageait. Elle jouissait du simple fait d’avoir un corps et d’être sur terre. Elle s’est dit que cette phrase aurait pu sortir tout droit d’un cours de relaxation et elle a ri toute seule. Elle se lavait de six mois de tension et de peur, de violence et de crasse, en quelques minutes bienfaisantes. Elle oubliait même la séance de débriefing : elle décidait d’oublier tout cela. Elle a lâché un cri de bonheur. Elles lui ont répondu en beuglant. Max les a rejointes en courant et il a foncé sur elle, il s’est appuyé de toutes ses forces sur sa tête et elle a plongé, elle se noyait, elle avait toujours eu horreur de ça mais elle a repris le dessus, elle lui a échappé et elle est ressortie de l’eau, elle a aspiré de l’air d’un coup. Elle a ri de soulagement, de peur et de bonheur mêlés.