L’énorme squale fonçait en zigzaguant vers eux, mâchoire inférieure béante, révélant deux rangées de dents terrifiantes. O’Connor se trouvait toujours devant Aleta. Les grands requins blancs, il le savait, se contentaient souvent d’une seule morsure sur les humains avant d’être déçus par leur chair qui manquait de graisse à leur goût, et de les abandonner. Mais il n’avait aucun désir de se muer en simple échantillon culinaire. Il attendit le dernier moment pour plaquer ses palmes contre la paroi du sphinx et se propulser droit vers le requin et sa formidable gueule pour lui écraser sa lourde lampe de plongée sur le museau.
La force de l’impact le projeta en arrière, lui faisant perdre sa torche, mais il avait touché le point le plus vulnérable de la bête. Au sommet de la chaîne alimentaire, les grands requins blancs n’étaient victimes d’aucun prédateur ; ils n’avaient pas l’habitude que leurs proies les attaquent. Déboussolé, l’immense animal s’éloigna en raclant les parois du sphinx avec maladresse.
« Ça va ? » demanda O’Connor avec son pouce et son index.
Le visage d’Aleta était livide derrière son masque, mais elle se força à sourire et à lui faire signe en retour.
Par mesure de sécurité, ils attendirent cinq bonnes minutes ; la bête ne se montrant pas, ils repartirent, O’Connor toujours devant. Réglant sa boussole sur un cap à 90 degrés magnétiques, il nagea vers l’est sur 600 mètres, vérifiant constamment que le requin ne revenait pas. Par le travers de la digue ouest, il changea pour 142 degrés et ils pénétrèrent dans le port par son chenal principal d’une profondeur maximale de 9 mètres. Son équivalent occidental était un des plus vieux ports du monde où transitaient les trois quarts du trafic maritime égyptien, mais l’accès ici était impossible aux grands navires, le fond remontant progressivement vers la grève. L’eau était plus boueuse maintenant, même si le sable gris du fond restait encore visible. Deux récifs se dressaient à l’est et, après 1 000 mètres de nage supplémentaires, l’île immergée d’Antirhodos apparut au loin.
Dès qu’ils arrivèrent à proximité des décombres de l’ancienne île royale qui autrefois culminait à 2 mètres au-dessus du niveau de la mer, Aleta repassa devant, suivant lentement le tracé des antiques routes pavées, franchissant des colonnes de granit rouge à moitié effondrées, passant devant la magnifique statue d’un prêtre d’Isis, puis celle d’un sphinx dont le visage avait été modelé à l’image de Ptolémée XII, le père de Cléopâtre. Un banc de dorades royales visitait lui aussi les ruines, ne se souciant guère de ces deux nouveaux venus.
Aleta obliqua vers le nord, traversant une zone qui jadis avait été un port. Deux cents mètres plus loin, elle montra les ruines du Timonium, un petit palais luxueux bâti par le général romain Marc Antoine où il s’était réfugié après la défaite qu’Octave leur avait infligée, à Cléopâtre et à lui, lors de la bataille d’Actium. Ils atteignirent ensuite la péninsule principale du Poseidium et les ruines du temple de Poséidon à qui les marins adressaient leurs prières avant de prendre la mer. Ils s’arrêtèrent, sachant qu’ils se trouvaient maintenant juste en face de leur hôtel. Ils approchaient de l’endroit que le vieux papyrus désignait comme le site de l’ancienne bibliothèque. O’Connor sortit la copie étanche de sa sacoche pour l’étaler sur une dalle de l’ancienne route romaine, s’orientant avec sa boussole.
Aleta, dont les yeux brillaient sous son masque, indiqua « 100 mètres » en direction du nord-est. Il acquiesça et brancha son GPS sous-marin. Avant la plongée, il avait dissimulé l’antenne satellite près de quelques rochers sur la rive est. Le transducteur dans l’eau convertissait les signaux du satellite en signaux acoustiques que son GPS captait désormais. Dans cette eau boueuse, la portée du système entre l’engin et son récepteur au poignet atteignait à peine un kilomètre, c’était la raison pour laquelle il s’était fié à sa boussole quand ils nageaient hors du port ; à présent, sa précision était de l’ordre de 5 mètres. Plaçant ses index l’un derrière l’autre, il indiqua à Aleta de le suivre.
D’après ce qu’ils avaient pu au mieux calculer à partir de l’antique carte, la bibliothèque devait se trouver par 29° 54’ 17” est et 31° 12’ 27’’ nord. Quelques minutes plus tard, le GPS indiqua qu’ils avaient atteint la position déterminée ; O’Connor se retourna pour signifier qu’ils étaient arrivés, s’attendant à ce qu’Aleta manifeste sa déception. Avec les siècles, le sable avait tout recouvert : il n’y avait rien ici. Mais il ne possédait pas l’œil archéologique de sa compagne. Avant même qu’il ait achevé son geste, elle nageait avec détermination vers le fond.
La précision de la localisation satellite lui avait permis de remarquer ce que d’autres plongeurs n’avaient pu déceler. Braquant deux doigts vers ses propres yeux pour signifier « Regarde », elle montra des rochers dans le sable. Lentement, elle se mit à les longer, passant la main sur certains qui, à mesure qu’elle avançait, formaient une ligne droite. Elle s’arrêta brusquement à l’endroit où cette ligne en rencontrait une autre, selon un angle à 90 degrés.
O’Connor la rejoignit. De près, il n’eut aucun mal à voir son excitation. Ils venaient de trouver le sommet d’un mur très ancien. Qu’il ait ou non appartenu à la bibliothèque restait encore à déterminer, mais il ne leur fallut pas longtemps pour confirmer l’intuition d’Aleta. S’emparant d’une petite truelle fixée à sa ceinture, O’Connor se mit à gratter la vase accumulée depuis tant de siècles ; en se détachant, elle forma des nuages qui leur cachèrent pendant un instant ce qu’ils étaient en train de révéler : des espèces de compartiments, de logements aménagés dans la pierre qui, dans l’antique bibliothèque, avaient dû se trouver près du plafond. Pendant l’heure qui suivit, ils creusèrent à des endroits choisis au hasard, faisant apparaître d’autres casiers semblables, certains assez vastes, d’autres plus petits, le tout évoquant des rayonnages. Bien évidemment, aucun des centaines de milliers de papyrus stockés ici n’avait pu survivre dans un tel environnement, mais avoir localisé la plus célèbre bibliothèque du monde… cela valait bien la découverte du tombeau de Toutankhamon.
O’Connor consulta sa montre pour vérifier la pression partielle de son oxygène. Selon ses calculs, il ne leur restait qu’un tout petit peu plus de trente minutes. Il joignit ses mains pour former un toit, signifiant qu’il était temps de rentrer, mais Aleta avait trouvé autre chose et elle lui répondit par le signe « Attends ». O’Connor la regarda déterrer quatre minuscules vases funéraires disposés tout au fond d’un des logements inférieurs. Les jarres étaient façonnées de façon à ressembler aux quatre fils d’Anubis, le dieu de la Mort et de l’Embaumement.
Elle les rangea avec précaution dans sa sacoche à échantillons. Les anciens Égyptiens utilisaient des versions plus grandes de ces récipients pour conserver les organes des défunts et on les retrouvait généralement dans le sarcophage d’un pharaon, mais séparés de la momie de crainte qu’ils ne provoquent putréfaction et pourrissement. Douamoutef, la divinité à tête de chacal représentant l’Est, veillait sur l’estomac ; Hapi, le dieu du Nord à tête de babouin, protégeait les poumons ; Imseti, celui du Sud à tête d’homme, s’occupait du foie ; et à Kébehsénouf, le dieu de l’Ouest, revenait les intestins.
Aleta était sur le point de suivre O’Connor quand elle remarqua le couvercle circulaire d’une autre jarre, bien plus grande, qui émergeait à peine du sable et de la vase. Elle regarda sa montre et fit à nouveau signe à son compagnon d’attendre. Le couvercle était fermement scellé par une sorte de goudron, elle désigna la sacoche capitonnée fixée à la ceinture d’O’Connor et, ensemble et avec d’infinies précautions, ils y glissèrent cette nouvelle jarre.
Depuis sa position sur les remparts du fort Qaitbay, Omar Aboud vit, à travers ses jumelles, émerger le couple sur une petite langue de sable, pas très loin de la bibliothèque moderne d’Alexandrie. Que contenait cette grande sacoche renforcée que ces deux-là manipulaient avec tant de prudence ? se demanda-t-il.