Une sirène braillait et les deux interrupteurs d’alerte du auvent s’étaient allumés, tout comme la poignée coupe-feu gauche. Un coup d’œil aux autres jauges provoqua un juron bien senti de la part d’O’Connor. Un des interrupteurs de carburant était allumé, s’accompagnant d’un message : « Incendie moteur gauche ».
Il tourna la poignée coupe-feu jusqu’à la première position de décharge et appela la tour.
— Tour Bagram, ici Hopi Un Quatre, nous sommes sous le feu ennemi, pilote décédé, copilote inconscient. Demande pompiers et équipe de secours au sol, incendie moteur bâbord, terminé.
— Tour Bagram, bien reçu, en trafic Chasseur Nocturne Deux en vol 3 miles au nord, un un huit décimale cinq.
Pour ces types, se dit O’Connor, c’était juste une journée de boulot comme les autres. Il jeta un regard vers le copilote : Spalding était toujours effondré dans son siège, mais il était à nouveau conscient. Il brancha la radio.
— Brad, j’ai besoin de vos conseils, dit-il calmement.
O’Connor avait déjà tenu les commandes d’un avion, mais il n’avait rien d’un pilote. Pour le moment, il tentait juste de maintenir l’appareil en vol plané.
— Le moteur bâbord est en feu, continua-t-il. J’ai activé le coupe-feu mais les voyants d’alerte sont toujours allumés.
Spalding hocha faiblement la tête. Le signal à trois tons emplissait le cockpit.
— Passez à la position deux de la poignée, dit-il, presque aussi calme qu’O’Connor, son entraînement prenant le dessus. Cela va activer l’autre bouteille dans la nacelle du moteur.
O’Connor lui obéit et les signaux s’arrêtèrent, mais les deux hommes savaient que désormais ils ne volaient plus qu’avec un seul moteur.
— Contrôlez l’orientation avec le gouvernail et restez sous les 200 nœuds, dit Spalding, montrant l’indicateur de vitesse. Volets 8 degrés.
— Huit degrés, répéta O’Connor en réglant le sélecteur.
— On va arriver en crabe sur la piste, il va donc falloir que vous visiez le rebord droit et que vous redressiez au dernier moment. Baissez un peu la puissance… on veut 180 nœuds…
La voix de Spalding tremblait tandis qu’il tentait désespérément de rester conscient.
— Volets 20 degrés.
— Volets 20, répéta O’Connor.
— Sortie du train d’atterrissage.
Trois voyants verts s’allumèrent
— Train sorti, confirma O’Connor.
Ça au moins, ça fonctionnait, se dit-il.
— Augmentez la puissance… maintenez 140 nœuds, volets 40 degrés, poursuivez descente à 700 pieds par minute.
O’Connor consulta l’altimètre, baissa les volets de 20 degrés supplémentaires et poussa la poignée tribord légèrement en avant. Il attendit de nouvelles consignes mais, en se tournant vers Spalding, il vit que celui-ci avait à nouveau perdu conscience.
— Bon, maintenant, mon gars, marmonna-t-il, à toi de te débrouiller.
Les longues bandes du seuil de piste approchaient très vite et il apercevait les camions anti-incendie déjà en place, de part et d’autre de celle-ci, leurs gyrophares allumés. Ses yeux ne cessaient de passer de la piste à ses instruments de bord. Le marquage défila en un éclair légèrement décalé à bâbord et, à 50 pieds, il ramena lentement le levier tribord, redressant l’appareil au dernier moment tout en maintenant l’élévation du nez. Le train cogna brutalement le tarmac, le choc faisant éclater un pneu, mais O’Connor réussit à maintenir l’avant qui s’abaissa relativement progressivement. Dès que la roue toucha le sol, il poussa le frein sur les pédales de palonnier, déploya les déporteurs, renversa la poussée tout en se débattant avec le système de direction pour maintenir l’avion en ligne malgré son pneu crevé et son moteur défaillant. L’appareil ralentit et quand il atteignit 60 nœuds, O’Connor baissa les déporteurs, mais au moment où il débranchait la rétro-poussée, une mitrailleuse lourde ouvrit à nouveau le feu sur l’appareil. Deux balles calibre 50 pulvérisèrent le pare-brise du cockpit, les ratant, le copilote et lui, de quelques centimètres.
Très calme, il se mit en contact avec l’équipe de contrôle des drones au Nevada.
— Chasseur Nocturne Deux, ici Hopi Un Quatre ; nous subissons un feu nourri depuis une position au nord du seuil de piste, terminé.
*
* *
Le capitaine Rogers fit délicatement virer le Predator, conscient de l’infime retard des commandes dû aux transmissions satellites entre Creech et son appareil en vol au-dessus de l’Afghanistan. Il se dirigea vers le sud, de nouveau vers Bagram, scrutant les villages situés au nord de la piste.
— En bas à gauche ! s’exclama le major Crowe.
L’analyste, signal d’appel Sentinel, avait repéré deux hommes qui tiraient avec une arme sans doute montée à l’arrière d’un véhicule caché à l’abri d’un minuscule village.
— Possible nouvelle cible, désignée Un Zéro, pick-up blanc à côté d’une maison en terre battue.
— Pilote reçu.
— Opérateur reçu.
L’équipage préparait méthodiquement son attaque.
— Je l’ai, déclara le sergent Michelle Brady en ajustant la mire sur la cible.
Les deux membres d’Al-Qaida ne se doutaient pas qu’ils étaient désormais « accrochés » par des viseurs laser et infrarouges. Depuis le sol, il était impossible d’entendre ou de voir le petit drone. C’était l’arme que les terroristes redoutaient le plus.
Le major Crowe scanna le village à la recherche de mouvements. Rassuré de n’en trouver aucun, il passa à l’étape suivante.
— Autorisation de verrouiller Cible Un Zéro.
— Opérateur reçu. Code ?
— Pilote… entré.
— Opérateur, alimentation arme ?
— Pilote, en cours.
Ensemble, Rogers et Brady suivaient leurs procédures bien rodées pour s’assurer que le missile sol-air AGM-114 Hellfire se verrouillerait sur leur cible.
— Sentinel, confirmez configuration d’attaque.
— Pilote, quatre missiles.
Le major Crowe réalisa un dernier balayage au sol à la recherche de tout autre mouvement. La zone étant toujours dégagée, il autorisa la mise à feu.
— Sentinel, vous avez l’autorisation d’engager le pick-up. Cible Un Zéro, à votre discrétion.
— Pilote, autorisé à engager camion pick-up. Armez le laser.
— Opérateur, laser armé.
— À portée… trois, deux, un. Feu !
Le capitaine Rogers lança un de ses missiles Hellfire et, au même moment, deux gosses à bicyclette apparurent, roulant en direction du véhicule caché derrière une maison.
— Oh non ! s’exclama Michelle Brady.
Comme le capitaine Rogers, elle aussi avait deux petits garçons. Impuissant, l’équipage du drone regarda le missile mortel, voyageant à plus de 400 mètres par seconde, approcher silencieusement de sa cible. Lui faire changer de cap maintenant, c’était prendre le risque de provoquer davantage de pertes encore. L’écran de contrôle se pixélisa quand l’engin trouva sa proie, le pick-up explosant dans une gerbe de feu et de fumée. Brady crut voir un vélo s’envoler dans le ciel nocturne. Le capitaine continua à survoler la cible, hébété par la scène qu’il venait de contempler sur son écran.
— Ce n’est la faute de personne, dit finalement le major Crowe, brisant le silence qui s’était abattu dans le cockpit, nous avons fait tout ce que nous pouvions. C’est la laideur de la guerre, ajouta-t-il, maudissant les terroristes qui prenaient souvent refuge au milieu d’innocents villageois, ou bien dans des mosquées et qui ignoraient que le Coran interdisait tout combat dans les lieux sacrés.
*
* *
La salle de réunion à Bagram avait été sécurisée et O’Connor montra les images satellites classées confidentielles.
Ni le Commandement général en Afghanistan, ni le Commandement des opérations spéciales n’avaient été ravis, mais sous la pression du chef d’état-major, ils n’avaient eu d’autre choix que de laisser cet agent de la CIA diriger l’opération dans la célèbre vallée de Korengal où les combats étaient plus fréquents et acharnés que dans tout le reste de l’Afghanistan. Contrairement à leur hiérarchie, les quatre membres assignés de l’équipe 6 des Seals étaient, eux, plus que soulagés. La réputation d’O’Connor le précédait et ils avaient déjà travaillé avec lui par le passé, tout comme les quatre membres soigneusement sélectionnés de la division des Activités spéciales de la CIA, tous des vétérans de la traque d’Oussama Ben Laden. Ils connaissaient très bien l’Hindu Kush.
— Quand nous nous sommes retirés de la vallée de Korengal, Al-Qaida et les talibans ont eu les coudées franches, commença O’Connor, laissant son pointeur laser s’attarder sur l’avant-poste, désormais abandonné, installé dans une ancienne scierie sur le flanc d’une montagne. Mais pas sans que trente des nôtres y laissent la vie dont, comme vous le savez, plusieurs membres de nos forces spéciales. Le Chinook du 160e régiment a été abattu ici, ajouta-t-il, montrant la vallée voisine à l’est. Il volait tout près de son plafond, nous pensons donc qu’Al-Qaida et/ou les talibans ont réussi à se procurer des missiles sol-air.
Il se garda de donner le moindre détail supplémentaire. Mieux valait ne pas diffuser la nouvelle de la perte possible de missiles Scorpion dernier cri.
— L’opération Sassafras a deux objectifs, poursuivit-il. D’abord, le 503e infiltré à l’est de notre position tentera de localiser les restes des membres de l’équipe 6 des Seals et de l’équipage du Chinook. C’est désormais une mission de récupération et non de sauvetage. Les corps sont sans doute éparpillés sur une zone assez vaste, dont le centre se trouve ici, dit-il en désignant l’endroit de son index.
» Quant à nous, nous chercherons à savoir si les talibans ou Al-Qaida ont bien récupéré des missiles et nous opérerons dans la vallée elle-même.
Plusieurs des hommes présents échangèrent un regard. Ils allaient être infiltrés dans une région où onze Seals et huit pilotes et membres d’équipage avaient péri lors de féroces combats quelques années plus tôt, sur les pentes du Sawtalo Sar. Après l’opération Red Wings, pas moins de trois Navy Cross avaient été décernées, dont deux à titre posthume et la dernière à l’ultime survivant, Marcus Luttrell. Le commandant, le lieutenant Michael Murphy, avait aussi reçu la Medal of Honor à titre posthume, la plus haute distinction militaire aux États-Unis.
— Cette mission ne ramènera pas ceux que nous avons perdus, ajouta O’Connor, mais si nous obtenons la confirmation que les talibans ou Al-Qaida détiennent des missiles, et si nous parvenons à en déterminer l’origine, cela pourra nous aider à éviter des pertes futures.
Il se tourna vers la carte.
— Nous arriverons par l’est dans deux Black Hawk, en volant vite et à basse altitude, au nord de la rivière Kunar, puis nous obliquerons vers l’est au confluent de la Kunar et du Pech. Nous le remonterons jusqu’à la vallée de Korengal pour filer au sud vers une zone proche de l’ancien avant-poste où nous serons largués sur le terrain.
O’Connor montra la scierie.
— Le support tactique sera fourni par deux hélicos d’attaque Apache. D’après ce que nous savons, le Chinook a pris feu par ici, ajouta-t-il en montrant un village isolé bâti sur une ligne de crête. Donc, c’est là que nous irons d’abord. Des questions ?
— Putain, si on a des questions… marmonna le sergent de marine Louis Estrada, le petit et costaud chef des Seals. Ces villageois… à quoi on peut s’attendre de leur part ?
O’Connor secoua la tête.
— Au mieux, à ce qu’ils restent neutres. Au pire, à ce qu’ils rapportent nos moindres faits et gestes aux talibans. Les villages de la Korengal sont tellement isolés que leurs habitants n’apprécient même pas les autres Afghans, alors des types comme nous… Considérez-les comme hostiles.
*
* *
Par-dessus l’épaule du pilote, O’Connor scruta le tableau de bord qui brillait doucement dans la pénombre. Les deux Sikorski Black Hawk des opérations spéciales filaient à 120 nœuds et, afin d’éviter une attaque par des missiles sol-air, volaient à 100 pieds à peine au-dessus de la Kunar. La possibilité d’une frappe directe par un RPG, le lance-roquettes soviétique qu’on trouvait partout ici, était un moindre mal. Les deux appareils étaient flanqués par deux hélicoptères d’attaque Apache fabriqués par Boeing. Armés de gros canons de 30 millimètres, de roquettes sol-air de 70 millimètres et de missiles Hellfire, les Apache disposaient non seulement d’un arsenal impressionnant, mais ils étaient aussi conçus de façon à pouvoir absorber des attaques mineures venues du sol. Au nord, O’Connor distinguait au loin les lumières d’Asadabad, la capitale de la province de Kunar. La ville avait souvent été le siège de combats entre insurgés et armées soviétiques ou occidentales. À mesure qu’ils s’en approchaient, la tension ne faisait que croître. Les artilleurs postés aux portes scrutaient l’obscurité sans relâche grâce à leurs lunettes de vision nocturne montées sur leurs casques.
O’Connor s’adossa à la paroi tandis que le pilote virait brusquement pour suivre le Pech qui se jetait dans la Kunar ; ils fonçaient désormais vers les villages d’Andraser et de Watapur. Deux kilomètres plus loin, il se raidit quand la ligne rouge d’une balle traçante trancha la nuit. Il entendit le bruit caractéristique alors que plusieurs d’entre elles passaient dangereusement près des rotors.
— Gangster Un… ici Chat de Gouttière Sept.
Le pilote appelait l’Apache gardant son flanc nord.
— Je subis le feu depuis le sol, estimé à 800 mètres en amont, près du village de Managai… pourrait provenir du pont suspendu, terminé !
— Gangster Un, bien reçu, attendez.
Frôlant la montagne sur la rive nord de la rivière, le pilote de l’Apache n’eut aucun mal à voir les balles traçantes.
— Gangster Deux, lança-t-il par radio à l’autre Apache au-dessus de la rive opposée, c’est bien dommage, mais je vais devoir éliminer ce connard.
Tous les pilotes étaient bien conscients des énormes efforts de la coalition pour améliorer les voies de communication dans la vallée du Pech afin de gagner la reconnaissance des villageois et le pont Malkana qui reliait Managai à l’autre rive en faisait partie. Les lourdes poutres de bois venaient tout juste d’être restaurées.
— Gangster Deux, bien reçu.
Le pilote du premier Apache vira vers le pont, donnant à l’artilleur installé à l’avant une vue dégagée de la cible. Celui-ci activa le viseur laser et se verrouilla sur le taliban. Le terroriste avait pris position au milieu du pont.
— Engagement !
Le missile Hellfire quitta son logement à tribord dans un nuage de flammes et de fumée, ses ordinateurs recevant les coordonnées du système radar embarqué. Quelques secondes plus tard, le pont explosa et les tirs cessèrent.
Alors qu’ils survolaient la cible détruite, O’Connor se pencha par la porte ouverte pour contempler les dégâts. Le centre du pont avait complètement disparu, les deux extrémités pendaient lamentablement vers la rivière. Les ingénieurs qui avaient achevé sa reconstruction ne les remercieraient guère.
Quelques minutes plus tard, le Black Hawk vira à nouveau brutalement et ils s’engagèrent enfin dans la terrible vallée de Korengal. Ici, le lit de la rivière s’étirait au fond d’une gorge encaissée, coincée entre des montagnes boisées et escarpées aux sommets enneigés. Les huttes en pierre des rares villages isolés semblaient tenir en équilibre sur les flancs des falaises.
Le pilote du premier Black Hawk immobilisa soudain son appareil au-dessus de l’ancien avant-poste désormais abandonné. Le chef mécano lança l’épaisse corde par la porte et la regarda se dérouler jusqu’au sol 10 mètres plus bas. Se retournant, il leva le pouce à l’intention d’O’Connor. Saisissant la corde avec ses mains gantées, celui-ci se laissa glisser. Le reste de son équipe le suivit, les hommes se déployant aussitôt pour occuper leurs positions malgré les puissants tourbillons provoqués par les hélices du Black Hawk.
— Aux abris !
L’alerte venait d’être lancée du coin le plus éloigné de la clairière. Une mitrailleuse – des talibans ou Al-Qaida – les prenait pour cible depuis une crête sur l’autre rive. Puis une deuxième entra en action… et une troisième. Les balles traçantes, issues de trois sources différentes, zébraient la nuit.
Eh bien, voilà qui promet, songea O’Connor.