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Vallée de Korengal, Afghanistan


O’Connor gardait la tête baissée tandis que le taliban arrosait la cour de l’ancien avant-poste avec sa mitrailleuse. Des mottes de terre et des éclats de pierre volaient sous l’impact des balles traçantes. Puis un nouveau son retentit : crump… crump… crump. Le premier obus tomba assez loin de leur position, mais les suivants montaient progressivement vers eux.

— Des mortiers !

Le second d’O’Connor, le premier maître Rudy Kennedy, engagea les talibans avec son MK11 de sniper.

— Il vaudrait mieux les buter avant qu’ils nous réduisent en bouillie ! hurla-t-il.

— Je m’en occupe, répondit O’Connor. Bienvenue en Afghanistan, ajouta-t-il en branchant sa radio.

Les deux hommes sourirent tandis que les balles volaient autour d’eux. Ils avaient déjà connu bien pire.

— Gangster Un, ici Hopi Un Quatre. Nous prenons le feu d’armes légères dont un mortier depuis des positions situées à l’est de la nôtre, terminé.

Des silhouettes sombres glissèrent le long des cordes tombant du second Black Hawk. Le reste de l’équipe arriva au sol sans encombre, mais au moment où l’hélico allait repartir, son moteur tribord explosa.

— Ici Chat de Gouttière Quatre, on est touchés.

Le pilote lutta pour garder le contrôle de l’engin, atterrissant en catastrophe entre des piles de troncs d’arbres un peu plus haut sur le flanc de la montagne.

Quittant sa position à couvert, O’Connor sprinta vers la zone du crash tout en continuant à parler dans sa radio :

— Black Hawk abattu !

— Chat de Gouttière Sept, bien reçu.

L’hélicoptère leader vira brusquement et s’immobilisa juste derrière, au-dessus de la ligne de crête, se préparant à une extraction d’urgence.

— Gangster Un, reçu, j’arrive. Gangster Deux, rapport ?

— Bien compris, infrarouge a repéré base lancement mortier, terminé.

— Bien compris, vous vous occupez du mortier, on prend les autres… j’y vais… maintenant !

Le pilote du premier Apache plongea vers la crête et les éclairs provoqués par la mitrailleuse. Le canonnier dans le cockpit avant repéra calmement le taliban grâce au système de vision nocturne de son casque synchronisé avec les viseurs du canon de l’hélicoptère. Où qu’il pointe sa mire, celui-ci se verrouillait automatiquement sur la cible. L’Apache frémit légèrement quand les énormes munitions de 30 millimètres jaillirent vers la première des positions talibanes. Sans s’attarder sur le résultat dévastateur de cette salve, le canonnier traquait déjà le deuxième nid et le canon, docile, le pulvérisa à son tour. L’Apache se trouvait à peine à 300 mètres de la scierie quand il réduisit au silence la troisième mitrailleuse.

— Gangster Deux, ici Gangster Un, à vous de jouer, terminé.

L’Apache vira en vitesse pour laisser le champ libre au deuxième hélico.

Son canonnier avait déjà repéré le mortier de 81 millimètres des talibans. Ceux-ci étaient postés dans une petite clairière située non loin de cabanes en pierre à mi-hauteur sur le flanc de la montagne. Quelques secondes plus tard, le missile Hellfire trouva sa cible. La déflagration impressionnante projeta des bouts de métal, de pierre et de terre dans la nuit ainsi que les corps démembrés des deux servants de l’engin. Le silence tomba sur la vallée.

O’Connor et Kennedy atteignirent le Black Hawk en flamme juste à temps pour voir le pilote en extraire son copilote blessé.

— Chat de Gouttière Sept, ici Hopi Un Quatre. On va faire sauter cet oiseau.

Ce Black Hawk n’était pas un appareil ordinaire. Il avait fait partie des deux appareils utilisés lors du raid contre Ben Laden et disposait d’un équipement plus que top secret.

— Chat de Gouttière Sept, bien reçu, prêt pour extraction.

— Hopi Un Quatre… graves blessures à l’abdomen pour le copilote, terminé.

Dès que l’équipage du Black Hawk eut quitté le site du crash, O’Connor et Kennedy fixèrent les charges explosives sur et dans l’appareil. O’Connor régla le compte à rebours.

— Filons d’ici.

Les deux hommes se mirent à dévaler la pente. Trente secondes plus tard, Chat de Gouttière Quatre se transforma en une formidable boule de feu. O’Connor leva les pouces à l’adresse de Kennedy. Rien là-dedans ne résisterait à une telle fournaise.

— Hopi Un Quatre, ici Gangster Un. On commence à manquer d’essence. Vous aurez encore besoin d’assistance ce soir, à vous ?

O’Connor sourit.

— Ici Hopi Un Quatre… non, pas ce soir, merci de nous avoir bordés. Buvez une bière à notre santé, c’est moi qui régale.

Les trois hélicoptères repartirent vers le nord le long de la rivière. Quelques secondes plus tard, seuls retentissaient dans la nuit afghane les étranges crépitements de l’incendie du Black Hawk.

*
*     *

À 10 kilomètres au sud, Tayeb Jamal et Omar Yousef étaient en pleine conversation. La nouvelle du violent combat était déjà parvenue jusqu’à leur village isolé.

— Nous avons perdu dix hommes ce soir, Tayeb. L’Infidèle doit payer, ajouta Yousef en crachant par terre.

Dans la lueur tremblotante de la lampe à huile, son jeune visage était déformé par la haine.

— Tu crois qu’ils comptent rester ?

Jamal secoua la tête.

— Non. Ils veulent récupérer les corps de ceux que nous avons abattus dans ce Chinook. Mais c’est bizarre qu’ils aient envoyé une deuxième équipe dans cette vallée. On m’a déjà prévenu que d’autres Infidèles sont en reconnaissance à l’est, là où doivent pourrir les cadavres.

Un lent et sinistre sourire étira les lèvres de Yousef.

— Alhamdulillah, qu’Allah soit remercié, les nouveaux missiles de l’Infidèle se sont retournés contre lui. Quand en recevrons-nous d’autres ?

— Le général Khan y travaille, répondit Jamal. En attendant, tant que l’Infidèle est ici, il faut nous assurer qu’ils ne trouveront pas ceux dont nous disposons déjà.

— Aucun risque. J’ai envoyé des messages dans chaque village. Ils ont tous été enterrés.

— Bien. Nous en aurons besoin pour des cibles plus importantes… ce qui nous amène à demain. Nos sentinelles surveillent l’Infidèle. Ils sont huit et ils passent la nuit dans leur ancien poste d’observation.

— Alors, pourquoi ne pas les attaquer quand ils dorment ? On pourrait les anéantir !

— Patience, Omar. L’Infidèle dispose d’un soutien aérien que nous n’avons pas. Les attaquer en pleine nuit alors qu’ils sont retranchés dans un endroit fortifié et qu’ils disposent de leurs lunettes de vision nocturne serait un risque inutile. Si l’assaut s’éternise, leurs avions et leurs hélicoptères reviendront. Mais nous avons un gros avantage : nous connaissons ces montagnes alors que l’Infidèle, lui, doit se reposer sur sa technologie. Pour le moment, contentons-nous de l’observer. Ces kafirs ne bougeront pas avant le matin et, quand ils sortiront, nous serons là.

*
*     *

L’aube arriva vite, bien trop vite pour O’Connor et ses hommes. À l’est, la brume enveloppait le sommet des montagnes et se teintait de rose. Le petit déjeuner frugal était composé de la « première ration de campagne » : une barre de céréales survitaminée et un café instantané. Pour le déjeuner, ils auraient le choix entre un sandwich au bœuf longue conservation ou un autre au cheddar/bacon, conçus pour apporter 2 900 calories, avec du thon ou des croquettes de poulet, du bœuf séché, du beurre de cacahuète et des crackers. Après la réception dont ils avaient fait l’objet à leur arrivée – eux qui comptaient tant sur l’effet de surprise –, ils risquaient fort de manquer de calories d’ici la fin de la journée.

— Bon, dit O’Connor, vous l’avez sûrement compris, notre boulot vient tout juste de se compliquer. Du nouveau ? demanda-t-il en se tournant vers l’opérateur de l’équipe, Alejandro « Chico » Ramirez, un gamin de vingt-six ans au visage ovale venu d’Arizona.

— Le JSOC rapporte des mouvements au sud, confirma Chico, son ordinateur branché sur satellite posé sur les cuisses.

Le Joint Special Operations Centre dirigeait et coordonnait toutes les opérations des forces spéciales.

— Ils n’ont pas établi avec exactitude les effectifs de ce groupe. J’essaie d’obtenir une confirmation et j’ai déjà demandé qu’on nous assigne un drone. L’ennemi semble être concentré près du village de Laniyal, à quelques kilomètres au sud d’ici.

— Voilà qui risque d’être amusant, commenta sèchement O’Connor. Soutien aérien ?

Il avait insisté pour qu’on lui adjoigne un coordinateur de combat des forces aériennes et pas n’importe lequel. Hank Ventura, un long type efflanqué, était un des meilleurs. Lui et son second, Milton Rayburn, âgés de vingt-deux ans, déjà deux campagnes en Afghanistan à leur actif, étaient équipés de radios satellites et d’un Soflam, un laser d’acquisition de cibles, un matériel top secret qui ressemblait à de très grandes jumelles montées sur un trépied. Le laser servait à « peindre la cible ». Dès que celle-ci était repérée, Ventura appelait un support aérien disponible et, avec l’aide d’un GPS, des bombes à guidage laser dormant dans des soutes à plusieurs milliers de mètres d’altitude se connectaient au Soflam. Les talibans n’avaient pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait.

— Dans ce coin, un soutien aérien, c’est aussi rare qu’une poule avec des dents, répliqua Hank avec son accent sudiste, mais on peut quand même compter sur deux F-16 Viper et le drone que Chico a réclamé. Et si on est vraiment dans la merde, on devrait pouvoir obtenir la priorité sur un Ghostrider.

Les Ghostrider, des Hercule C-130, étaient d’immenses arsenaux volants qui disposaient du plus formidable équipement de tous les engins de guerre moderne. Ces gunships avaient été mis en service lors de la guerre du Vietnam. Les derniers modèles, la version C-130H, étaient équipés de canons 30 millimètres capables de tirer 200 coups par minute, de missiles Griffin de 140 millimètres, de missiles Hellfire, d’énormes bombes GBU-39 de 250 livres et de plus petites bombes Viper à guidage laser.

— On risque d’avoir besoin de tout ça et de bien plus encore. Bon, on part pour Laniyal, mais on reste sur les lignes de crête en longeant la rivière. Déployez-vous et couvrez vos zones de tirs.

O’Connor se positionna juste derrière le premier éclaireur et la patrouille se mit en marche en direction du prochain hameau, un groupe de maisons perchées sur la falaise à mi-hauteur.

Depuis leur position en hauteur sur le flanc opposé, Jamal et Yousef les observaient grâce à leurs jumelles.

— L’Infidèle se met en route, mon ami, annonça Jamal. Il faut prévenir les nôtres à Laniyal. Inch’Allah, il va tomber droit dans le piège.

*
*     *

Sur la base de Creech, le commandant du 432escadron, le colonel Joe Stillwell, mit un terme au briefing.

— La nuit dernière, heure locale, Hopi Un Quatre, l’équipe mixte CIA-Seal, a essuyé un intense feu de mortier et de mitrailleuse de la part des talibans durant son insertion dans la vallée de Korengal. On a procédé au nettoyage nécessaire. Il est donc probable que ces salopards vont vouloir se venger.

Il se tourna vers le capitaine Rogers et son équipe.

— L’aube se lève à peine là-bas, et étant donné l’accueil qu’ils ont reçu, on peut s’attendre à ce que ça chauffe d’ici peu. Des questions ?

— Predator ou Reaper ? se contenta de demander Rogers.

— Vu l’ampleur de la réception, on vous a assigné un Reaper… un modèle flambant neuf, d’après ce qu’on m’a dit.

Le capitaine Rogers sourit. Il aurait donné n’importe quoi pour être de retour dans le cockpit d’un F-16, mais ce drone-là était presque aussi bien. Volant à près de 500 km/h, embarquant une tonne et demie d’armement, il pouvait, malgré cette charge, rester en vol plus de quatorze heures d’affilée.

— Bagram le prépare en ce moment même. Configuration : quatre missiles Hellfire et deux bombes GBU-38 de 500 livres.

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*     *

O’Connor fit signe à l’éclaireur de s’arrêter. Ils arrivaient devant le village de Bibiyal ; plus bas dans la vallée, on apercevait Laniyal. Il indiqua à deux de ses hommes de couvrir la zone depuis les hauteurs avant de sortir ses jumelles. Les maisons, en pierres et grosses poutres de cèdre, dominaient la rivière en contrebas. Quelques arbres rabougris tentaient de pousser malgré la rocaille ; là où cela avait été possible, les villageois avaient terrassé les flancs de la montagne pour y planter du froment ; malgré la rudesse de cet environnement, les feuillages des citronniers étaient épais. De la fumée s’élevait des cheminées, produite par les feux du matin. Deux vieux du village apparurent. Ils s’assirent sur le toit de la maison la plus proche des Américains.

— Sahr pikheyr, les salua O’Connor en pachto. Bonjour, répéta-t-il en se montrant, son M14 braqué vers le sol.

La sécurité enlevée, l’arme était prête à une utilisation immédiate.

L’Afghanistan disposait de deux langues officielles, le pachto et le dari. O’Connor les parlait toutes les deux. Dans cette vallée, les six tribus majeures étaient encerclées par les tribus safies pachtounes : le pachto servait ici de lingua franca.

— Couvrez-moi, ordonna-t-il en se dirigeant vers les deux anciens.

Le reste de la patrouille tenait tout le village en joue, tandis que le mitrailleur posté en haut de la crête enlevait la sécurité de son MK48.

— Les talibans sont venus ici ? demanda-t-il après l’échange formel de salutations.

Kennedy l’avait rejoint.

Vêtus de façon traditionnelle d’amples pantalons, de tuniques trois quarts et de turbans, le visage ridé par la rigueur de leur existence et mangé par une barbe grise, les deux anciens les considéraient sans la moindre sympathie.

— On peut s’y prendre de deux façons : gentiment, ou alors…

Il s’interrompit. Un jeune homme venait de surgir d’une des dernières maisons du village et dévalait déjà en courant la pente en direction de Laniyal.

— Merde ! jura Kennedy, visant le fugitif tout en sachant qu’il ne pouvait pas tirer.

Il y avait de fortes chances que ce soit un taliban, mais les règles d’engagement étaient très strictes, même lors d’une mission comme celle-ci : si un Afghan n’était pas armé, les forces de la coalition n’avaient pas le droit d’ouvrir le feu.

— Deux hommes en surveillance… tous les autres fouillent ce patelin maison par maison, ordonna O’Connor.

Deux heures plus tard, ils n’avaient rien trouvé mais avaient fortement accru le ressentiment que ces villageois farouchement indépendants éprouvaient à l’égard de tout intrus et des Américains en particulier.

— On quitte le sentier, ordonna O’Connor. Les talibans doivent nous surveiller. On reste sur les hauteurs, dit-il en chargeant son sac à dos.

Son équipe s’était dispensée de revêtir les lourdes armures corporelles qu’on leur fournissait désormais, mais avec les rations et l’eau pour cinq jours, le matériel léger de couchage, sans parler de l’équipement restant et des munitions, chaque sac pesait environ 30 kg. Grimper sur la crête n’allait pas être de tout repos, d’autant qu’à certains endroits, la pente était si rude qu’ils allaient devoir progresser en se servant également de leurs mains.

À Laniyal, le jeune taliban, hors d’haleine après sa course effrénée, annonça à Jamal :

— Ils sont à Bibiyal, ils arrivent !

Jamal sourit.

— Nous sommes prêts, mon ami. L’Infidèle va regretter d’être revenu.