27

Alexandrie


Après être allée chercher O’Connor à l’aéroport, Aleta emprunta la route du désert depuis Borg El Arab jusqu’à Alexandrie et l’hôtel Cecil.

— Alors… avec qui a-t-il fallu que tu couches pour avoir obtenu un nouveau congé ?

Elle n’avait toujours pas digéré son départ soudain la semaine précédente.

— Tu m’en veux encore ?

O’Connor avait depuis longtemps compris qu’il valait mieux ne pas s’attirer les foudres de cette dame. Cela faisait aussi partie de son charme.

— Un peu, mais si tu m’invites à dîner, si tu m’achètes des fleurs et des bijoux et si tu me répètes tous les jours à quel point je suis belle, je pourrai peut-être te pardonner d’ici, disons… six mois.

— Si tôt que ça ? répondit-il en posant la main sur sa cuisse.

— Ce n’est pas comme ça que ça marche, dit-elle, sans faire le moindre geste pour chasser sa main.

— Tu sais à quel point la colère te rend encore plus séduisante, dit O’Connor, ce qui n’est pas peu dire. En fait, Washington avait une bonne raison de me renvoyer ici. Cela dit, Tom McNamara te salue bien.

— Qu’il aille se faire foutre.

Le silence régna un moment jusqu’à ce qu’elle demande :

— Et quelle est cette raison ?

— Nous en parlerons quand nous serons à Alexandrie.

Plutôt que monter dans leur chambre, O’Connor choisit de s’attabler en terrasse au Athineos Café sur la place Saad Zaghloul, tout près de leur hôtel.

— Je ne m’y habituerai jamais, marmonna Aleta. Tous ces trucs secrets, cryptés, cachés. Je présume que ce n’est pas un hasard si tu n’as rien dit dans la voiture et si tu ne veux pas monter à l’hôtel.

— Disons que je préfère rester prudent, répondit-il. Je n’ai pas eu le temps de vérifier ta voiture de location ni la chambre d’hôtel ; pour l’instant, je préfère me dire qu’elles sont truffées de micros. On prend beaucoup moins de risques ici au milieu de tout ce monde.

— Et pourquoi cette prudence ?

— Moins tu en sauras, mieux ça vaudra. Juste au cas où – Dieu nous en préserve – quelqu’un essaierait de te soutirer des informations.

Elle secoua la tête.

— Ben voyons. Après tout ce que nous avons traversé ensemble, Curtis Seamus O’Connor, je vous trouve gonflé. Allez, vas-y, crache le morceau.

Il sourit. Aleta était une simple civile. Elle n’avait aucune accréditation et il était sur le point de briser des règles pour ainsi dire gravées dans le marbre, mais elle avait raison. Ayant été placée sur la liste des personnes à abattre par la CIA et après avoir été traquée d’un bout du monde à l’autre, elle avait le droit de savoir.

— Nous en ignorons la raison, mais il y a quelques semaines s’est tenue ici au palais Kashta une réunion à laquelle a pris part un ancien patron des services secrets pakistanais. Par ailleurs, des missiles fabriqués aux États-Unis par Evran, une boîte dirigée par Sheldon Crowley, le plus riche industriel du monde, se sont soudain retrouvés en Afghanistan. Ces engins sont tellement modernes que nous ne les fournissons même pas à nos plus proches alliés. À cela s’ajoute le fait que le propriétaire d’une galerie d’art à Venise, Zachary Rubinstein, semble opérer en tant que receleur grassement payé pour des artefacts égyptiens. Là encore, nous n’avons aucune certitude quant à l’identité de ses clients, mais ces personnes pourraient vouloir s’en prendre à toi. Ce serait peut-être une bonne idée de reporter de quelques semaines cette quête du papyrus.

Aleta secoua la tête.

— Tu es en train de dire à une archéologue de laisser tomber la recherche d’un document qui pourrait révolutionner l’égyptologie ? La découverte de ce papyrus serait du même ordre que celle du tombeau de Toutankhamon.

Résigné, O’Connor poussa un soupir.

— Il fallait bien que j’essaie… mais ne sous-estime pas ces enfoirés, ils ne plaisantent pas.

Aleta fronça les sourcils.

— Ce Sheldon Crowley… je ne l’ai jamais rencontré, mais son nom surgit de temps à autre dans des rencontres ou ailleurs. C’est un égyptologue amateur, plutôt bon d’après ce que je sais, et un fervent collectionneur.

— Pourrait-il être intéressé par le Papyrus Euclide ?

— Quel égyptologue, même amateur, ne s’y intéresserait pas ? Cela étant, certains individus sont prêts à tout pour enrichir leur collection : des espèces de malades qui prennent un plaisir particulier à profiter seuls dans leur coin d’objets qui devraient être exposés au bénéfice de tous dans des musées.

— Nous avons affaire à un des hommes les plus riches du monde. Il a les moyens de s’offrir les œuvres les plus rares. J’imagine très bien qu’il puisse convoiter un papyrus rédigé par un des plus grands mathématiciens de l’Antiquité… et dont on dit qu’il pourrait révéler le but de la construction des pyramides. Mais vois-tu une raison précise qui pourrait l’inciter à vouloir s’en emparer à tout prix ?

— Cela fait des siècles qu’on s’interroge sur les pyramides et nous n’avons toujours pas compris comment elles ont été construites, sans parler de ce à quoi elles servaient…

— De tombeaux pour les pharaons, d’après ce que je sais, dit O’Connor avec un sourire.

— Ainsi donc, Curtis O’Connor, il vous arrive d’oublier que vous possédez un cerveau ? Pour un homme de ton intelligence et avec un tel bagage scientifique, tu vas un peu vite en besogne. Je ne reviendrai pas sur les cercles de culture, ironisa Aleta, mais nous avons tendance à nous montrer irrationnels face aux choses que nous ne comprenons pas.

— Tu as une autre théorie ?

— Sur la construction des pyramides ou sur leur raison d’être ?

— Les deux, mais commençons par leur construction.

— Pour faire court, nous ignorons toujours comment elles ont été bâties. Pendant des décennies, la théorie la plus répandue était qu’aux alentours de 2360 avant notre ère, cent mille esclaves ont travaillé pendant plus de vingt ans, se servant de leviers et de rouleaux de bois, d’outils en pierre et de cordes tressées à partir de lin, pour déplacer plus de deux millions et demi de blocs de pierre. Beaucoup de ces blocs provenaient d’Assouan, à plus de 800 kilomètres de là en amont sur le Nil, certains pesant plus de 50 tonnes. D’une façon ou d’une autre, ils ont été hissés le long de rampes pour construire un édifice qui est à moitié aussi haut que l’Empire State Building et qui occupe une surface au sol de plus de 5 hectares… mais cette théorie ne tient plus. Quelqu’un a fait le calcul : combien de rouleaux de bois aurait-il fallu ? En tablant sur la destruction de dix rouleaux pour chaque bloc de 10 tonnes, il aurait fallu plus de vingt-cinq millions de rouleaux et leviers.

O’Connor hocha la tête.

— Ce qui fait beaucoup d’arbres, et l’Égypte et le Levant ne sont pas réputés pour leurs forêts. Mais j’ai lu quelque part que les blocs auraient pu être maintenus entre des cylindres de bois, ce qui aurait permis de les faire rouler.

— Je connais cette théorie, une méthode décrite par un ingénieur romain, Vitruve, dans son livre De Architectura. Mais il l’a formulée au Ier siècle avant notre ère. Les anciens Égyptiens de l’époque du pharaon Kheops, dont la grande pyramide est censée être la tombe, ne connaissaient pas la roue. Elle n’est arrivée que bien plus tard, au XVIe siècle avant notre ère, quand l’Égypte a été envahie par une peuplade venue d’Asie de l’Ouest. Les Hyksôs ont aussi apporté le cheval et le char de guerre qu’Hollywood aime tant associer aux Égyptiens.

— Donc, face à la grande pyramide, le phare d’Alexandrie n’est pas grand-chose ?

— Il reste quand même digne d’être une des sept merveilles du monde antique, mais le phare, les jardins suspendus de Babylone, le temple d’Artémis à Éphèse, la statue de Zeus à Olympie, le mausolée d’Halicarnasse et le colosse de Rhodes ont tous disparu ou sont tombés en ruine. La grande pyramide est la plus ancienne et la seule merveille encore debout. Quelle que soit la théorie que nous adoptons pour expliquer comment les blocs ont été apportés sur le site, sans parler des kilomètres et des kilomètres de rampes nécessaires, nous n’avons toujours pas trouvé de réponse non plus à l’extraordinaire précision de la construction.

— Notre vieil ami Fibonacci… on dirait bien qu’on ne peut jamais se passer de lui, dit O’Connor, faisant signe au serveur de leur apporter deux autres cafés.

En 1202, Fibonacci, sans doute l’un des plus grands mathématiciens que le monde ait jamais connus, avait écrit son Liber Abaci, dans lequel il introduisait une extraordinaire séquence de nombres qui était aussi connue des Mayas, des Incas et des Égyptiens. Chaque terme de la série est obtenu en additionnant les deux qui le précèdent :

1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, 233…

Le plus formidable étant le rapport de 1,618 ou phi, désigné par la lettre grecque Φ, obtenu en divisant chaque nombre par son précédent. Les premières divisions ne donnent que des approximations, mais à mesure qu’on avance dans la suite, les divisions se stabilisent à 1, 6180339… un ratio qui avait passionné Einstein, Schrödinger et d’autres grands scientifiques. Certains avaient postulé que Φ pouvait être le fil reliant tout le cosmos et peut-être la base de l’insaisissable théorie de l’unité. On avait démontré que le nombre d’or faisait partie de la vie elle-même.

— Oui, dit Aleta. Comme toi et moi l’avons vérifié chez les Mayas et les Incas, le nombre d’or est présent à peu près partout, depuis les spirales sur un coquillage, en passant par l’écartement des feuilles sur les plantes, jusqu’aux spirales des galaxies. Il est invisible mais permanent et les Égyptiens en avaient conscience, car le rapport du côté de la grande pyramide sur sa hauteur est de 1,618. Sache que sa construction est si parfaite que, même avec nos technologies les plus modernes, il faudrait accomplir des prouesses pour parvenir à un tel résultat. Nous avons des preuves, ajouta Aleta dont l’enthousiasme ne faisait que croître, que le revêtement des blocs de calcaire était poli selon les meilleurs standards optiques d’aujourd’hui et que les surfaces étaient aplanies avec une précision de l’ordre du millième de millimètre. De plus, la pyramide est alignée avec les points cardinaux de la planète et elle est située au sommet exact de l’angle tracé avec les rives est et ouest du delta du Nil. Comme si cela ne suffisait pas, les ingénieurs de Kheops se sont servis d’une unité de mesure qui est précisément égale au dix millionième du rayon moyen du centre de la Terre aux pôles.

— Nous sommes tous les deux d’accord pour dire qu’elle a été construite par d’extraordinaires mathématiciens et ingénieurs, et non par une culture primitive qui se servait de vagues outils en pierre durcis, mais dans quel but ? demanda O’Connor. Si on oublie les esclaves menés à coups de fouet d’Hollywood, un tel effort aurait mobilisé toutes les ressources dont disposait l’Égypte de l’époque.

— Exactement, et même le plus dément des pharaons n’aurait pu exiger ça de son peuple, surtout pas sur une période couvrant plusieurs décennies. La théorie du tombeau est en train de tomber en désuétude, tout comme la théorie initiale sur la construction. Les premiers à avoir pénétré dans la grande pyramide ont été les hommes du calife Al-Ma’mūn en 820. Ils ont mal calculé l’endroit de l’entrée originelle, que les bâtisseurs avaient dissimulée, et ont dû forer un tunnel. Après des mois de travail, ils ont fini par atteindre un couloir interne qui descendait au cœur de la pyramide. Ils ont ensuite creusé une autre galerie jusqu’aux chambres intérieures, dans l’espoir d’y récupérer de l’or et des momies. Ils n’ont trouvé ni l’un ni les autres, dit Aleta. Pas plus qu’ils n’ont trouvé de traces de suie qu’auraient laissées des torches sur les plafonds des chambres indiquant que d’autres les auraient précédés… Ils étaient bien les premiers à y pénétrer depuis la construction de la pyramide.

— Donc, tu ne penses pas qu’il s’agisse du tombeau de Kheops ?

— En un mot, non. Ni de lui, ni de qui que ce soit d’autre. La preuve la plus éclatante en est la présence de conduits d’aération qui partent de la chambre du roi et courent jusqu’à la surface de la pyramide. C’est un élément sur lequel le papyrus devrait nous éclairer. Des pharaons morts n’ont pas besoin d’air, surtout s’ils veulent que leur corps soit préservé pour leur vie dans l’au-delà. Aucune civilisation n’a été plus experte que les Égyptiens dans l’art de l’embaumement et ils savaient très bien que l’air ne fait qu’accélérer la décomposition. De plus, on n’y retrouve rien de la splendeur qu’Howard Carter a découverte dans le tombeau de Toutankhamon. La chambre du roi est une pièce uniquement composée de granit ; seul son toit est d’une complexité incroyable, une chose que nous expliquera aussi, je l’espère, le Papyrus Euclide… si nous le découvrons un jour.

— Donc non seulement elle n’a jamais servi de tombeau, mais elle n’a pas été conçue pour cela. Je parie que ça suscite d’intéressantes controverses parmi tes collègues, dit O’Connor.

Aleta sourit.

— C’est un euphémisme de le dire. L’archéologie est un milieu parfois pénible, et c’est dix fois pire en égyptologie. Il y règne une mentalité de troupeau où il vaut mieux ne pas remettre en question la théorie acceptée. Certains ont émis l’hypothèse que la grande pyramide a été bâtie, du moins en partie, pour servir d’observatoire, l’angle des conduits d’aération permettant de scruter le ciel. D’autres soutiennent que les pyramides sont non seulement très précisément alignées avec la géométrie de la Terre, mais que la grande pyramide reproduit de surcroît une géographie stellaire.

— J’ai lu ça dans l’avion. Y compris parmi les tenants de cette hypothèse, il semble régner un certain désaccord… Orion ou le Cygne ?

— Un certain désaccord ? s’esclaffa Aleta. Les tenants d’Orion, une théorie qui date de 1994, postulent que les Égyptiens ont implanté les pyramides de façon à reproduire la disposition des étoiles de la ceinture d’Orion. C’est une constellation qui se situe sur l’équateur céleste et est donc visible partout dans le monde. Elle était aussi connue de beaucoup d’anciennes civilisations. En arabe, les étoiles principales se nomment Mintaka, ce qui veut dire « la ceinture », Alnitak, « la boucle », et Alnilam, « le collier de perles ». Ces trois étoiles ont une température terriblement élevée. Mintaka est ce que nous appelons une géante, Alnilam et Alnitak sont des super-géantes, des centaines de fois plus massives que notre soleil, donc il n’y a aucun doute qu’elles étaient visibles dans l’ancienne Égypte.

— Mais la ceinture ne correspond pas exactement à l’emplacement des pyramides ?

— Ah, tu t’es quand même documenté ! C’est exact : si Alnitak et Alnilam correspondent bien avec les sommets de la grande pyramide de Kheops et celui de la pyramide intermédiaire de Khephren, Mintaka tombe sur la face sud-ouest de celle de Mykérinos, la plus petite des trois.

— Et le Cygne ?

— Il y a encore beaucoup de controverses entre Orion et le Cygne. Le Cygne est l’une des constellations de la Voie lactée, visible depuis l’hémisphère Nord. Les anciens Égyptiens pouvaient donc la voir en été et à l’automne seulement. Le papyrus que nous avons découvert avec les notations d’Euclide confirme que les étoiles Delta, Gamma et Epsilon du Cygne correspondent exactement avec les sommets des trois pyramides. Mais c’est l’étoile qu’Euclide semble avoir superposée sur la formation rocheuse près du sphinx qui m’a intriguée, et il y a encore un autre point plus petit au nord.

— Ce qui pourrait aussi confirmer l’idée que les pyramides ont été construites pour servir d’observatoire ?

— Cette théorie me semble un peu tirée par les cheveux. Il y a des moyens beaucoup plus simples de construire des observatoires.

— Rien de tout cela ne nous explique pourquoi Crowley tiendrait tant à mettre la main sur le Papyrus Euclide, dit O’Connor.

— J’allais y arriver. Il existe une autre hypothèse à laquelle on n’a pas trop prêté attention jusqu’à présent, qui établit un lien entre la pyramide et la production d’énergie. Si elle est exacte, crois-moi, Crowley cherchera par tous les moyens à ce que ce papyrus ne voie jamais le jour. Je voulais en discuter plus longuement avec le professeur Badawi, mais le pauvre homme ne sait plus où donner de la tête depuis le vol du masque de Toutankhamon et cela risque de durer encore quelques semaines, pour ne pas dire des mois. Ne sachant pas ce que tu comptes faire…

Elle s’interrompit pour dévisager O’Connor par-dessus le rebord de ses lunettes de soleil avant de poursuivre :

— J’ai pris des dispositions pour passer un peu de temps à Abydos, pas très loin de Louxor. Une équipe américaine de l’université de Pennsylvanie y a fait une découverte très excitante – le tombeau d’un roi jusqu’ici inconnu. Je serais ravie que tu viennes avec moi, mais cela dépend de ton emploi du temps dont tu ne m’as absolument rien dit pour le moment.

— J’ai un petit boulot ce soir et ensuite deux journées libres avant mon départ.

— Deux jours… c’est tout ce à quoi j’ai droit ?

Aleta faisait semblant de bouder mais ses yeux brillaient.

*
*     *

O’Connor se gara à une centaine de mètres de la clôture qui entourait les jardins du palais Kashta. Il enfila sa cagoule et des gants en cuir avant de scruter la zone avec ses lunettes à vision nocturne. Le chef de station de la CIA à l’ambassade du Caire avait fait du bon boulot. Non seulement il avait mis en place une surveillance des lieux, qui avait établi que le palais n’avait pas été utilisé depuis la mystérieuse rencontre qui s’y était tenue, mais il avait aussi fait embaucher un de ses agents dans l’entreprise de nettoyage qui s’occupait du palais. Les rapports indiquaient que deux gardes restaient en permanence sur le site, opérant depuis une salle de contrôle située au sous-sol. Des effectifs largement inférieurs à ceux qui avaient été mobilisés lors de cette réunion et qui avaient été dignes d’une réunion du G7. Les équipes changeaient à 7 heures et 19 heures ; une ronde à l’extérieur du bâtiment avait lieu à 22 heures et une autre à 2 heures du matin.

Il était tout juste 10 heures. Un garde basané et solidement bâti apparut à la porte d’entrée, une cigarette au coin des lèvres. O’Connor attendit qu’il termine sa tournée d’inspection et disparaisse à nouveau à l’intérieur du bâtiment. À travers ses lunettes, il se concentra sur la clôture d’enceinte. Des caméras de sécurité étaient disposées tous les 60 mètres, mais à l’arrière du complexe, deux grands sycomores dominaient le grillage. Se postant derrière l’un d’entre eux, il y fixa un petit laser très puissant. Le rayon de lumière quasiment monochromatique allait oblitérer toute image transmise par la caméra ; dans la salle de contrôle, cela ressemblerait à un défaut de fonctionnement.

Il vérifia le silencieux de son Glock 21 – le pistolet autrichien qui était depuis longtemps son plus fidèle accessoire – avant de le replacer dans son holster. Il escalada la clôture avec aisance et se dirigea vers le bâtiment principal, traversant discrètement l’immense jardin avec ses statues, ses fontaines et ses palmiers. L’homme embauché par le service de nettoyage avait fourni un plan du bâtiment et, surtout, les emplacements du boîtier d’alarme et d’un coffre au sous-sol. Avec les gardes en poste, il était possible que l’alarme ne soit pas activée, mais O’Connor n’avait pas l’intention de courir le risque. Il effectua son approche finale en longeant la paroi du bâtiment. La lourde porte en bois dominée par une arche en pierre était munie d’une serrure d’un modèle relativement courant à cinq goupilles. Ouvrant son sac à dos, O’Connor en sortit une trousse. Il choisit un petit crochet en forme de diamant. Il avait été un excellent élève à la « Ferme », le centre d’entraînement ultra-secret de la CIA sur la rive sud de la York en Virginie, où les cours en matière d’effraction et autres techniques « furtives » n’avaient pas d’équivalent.

Il glissa un tendeur dans le barillet pour appliquer une petite pression sur la base opposée. Puis, à l’aide du diamant, il se mit à travailler sur chacune des goupilles. Deux minutes plus tard, la dernière était alignée. Il tourna silencieusement la came et la porte s’ouvrit.

Il traversa rapidement le hall d’entrée recouvert de carrelage noir et blanc en provenance d’Italie jusqu’à un placard adossé à la paroi opposée. Le son étouffé d’une musique arabe montait du sous-sol. Au moins, ils ont bon goût, se dit-il, reconnaissant la voix sensuelle d’Elissa Khoury. Dans le boîtier, il débrancha l’alarme et déconnecta la ligne téléphonique, juste au cas où elle aurait été programmée pour envoyer un signal d’avertissement automatique à la salle de contrôle. Il était sur le point de ranger son matériel de crochetage quand la musique devint plus forte ; un rayon de lumière apparut dans la cage d’escalier. Il se plaqua contre la paroi du hall.

Arrivé au sommet des marches, le garde repéra aussitôt la porte d’entrée ouverte.

— Qu’est-ce… fit-il.

O’Connor était déjà derrière lui. Il l’assomma d’un coup de crosse sur le crâne, veillant à ne pas frapper trop fort. Ce type n’y était pour rien. Le traînant dans un recoin, il l’immobilisa et le réduisit au silence avec du ruban adhésif.

Plus qu’un, se dit-il, prenant le soin de refermer la grande porte d’entrée. La musique en provenance du sous-sol couvrait le son de ses pas, mais il descendit néanmoins les marches dans le plus grand silence, Glock à la main, s’approchant prudemment de la salle de contrôle. Le garde lui tournait le dos, rythmant la chanson de la tête. Au-dessus de lui, un des écrans ne montrait qu’une image floue et orangée, due à la caméra aveuglée par le laser. L’autre était sans doute ressorti pour enquêter sur l’origine de ce problème. Sans attendre, O’Connor pénétra dans la salle. L’homme se retourna au dernier moment. Les yeux écarquillés, il voulut s’emparer du pistolet posé sur la table. O’Connor tira deux fois, le touchant au poignet et à l’épaule.

 Ibn El Sharmoota ! Fils de chienne ! brailla le type en perdant son arme.

Décidément consciencieux dans son travail, il se jeta sur O’Connor. Celui-ci l’accueillit avec un crochet du gauche suivi d’un coup de genou à l’entrejambe. Plié en deux par la douleur, il ne résista plus quand O’Connor lui lia les mains derrière le dos, mais continua à beugler des obscénités. Deux tours de ruban adhésif autour de la bouche le firent taire.

— Jusque-là, tout va bien, murmura O’Connor.

Sachant déjà qu’il allait être difficile à forcer, il se dirigea vers le grand coffre que l’agent du Caire avait localisé au bout du couloir du sous-sol. Même s’il s’agissait d’un modèle relativement ancien doté d’une serrure à combinaison, le fabricant l’avait équipé d’un dispositif réduisant le mécanisme au silence, interdisant l’utilisation de la méthode, si prisée au cinéma, du stéthoscope. Il avait aussi installé une plaque en cobalt qui le rendait très résistant au perçage. Même si O’Connor parvenait à la traverser avec les forets spéciaux dont il disposait, le risque était grand de fracturer la dernière ligne de défense : une plaque en verre qui, si elle était brisée, déclencherait un mécanisme secondaire, rendant le coffre définitivement inviolable. Dans ce cas, même avec la combinaison, il ne pourrait plus être ouvert. O’Connor avait envisagé de le faire sauter, mais la méthode était bruyante et il ne l’utiliserait qu’en dernier recours. Pour l’heure, il avait décidé d’attaquer le blindage en perçant non pas à la perpendiculaire, mais selon un angle qui lui permettrait d’arriver entre les feuilles de cobalt et de verre.

Il mesura une distance de 20 centimètres au-dessus de la serrure et sortit de son sac une petite mais très puissante perceuse équipée d’une pointe en titane. Se servant d’un support en bois lui permettant de garder une inclinaison de 40 degrés, il commença à forer l’acier renforcé. Il lui fallut près de trente minutes avant de sentir enfin la pointe franchir la plaque de cobalt. Il la retira aussitôt pour insérer un boroscope à fibre optique dans l’orifice.

Bingo, se dit-il. La CIA ne plaisantait pas avec ces engins et l’image du mécanisme de verrouillage était impeccable. Il tourna la molette permettant d’actionner la combinaison tout en observant l’ergot engager un premier rouage, puis un ergot sur le premier rouage en engager un autre sur un deuxième qui à son tour fit action sur un troisième, jusqu’à ce que finalement le dernier rouage se mette à tourner. O’Connor manœuvra lentement la molette et vit apparaître une encoche au sommet du quatrième rouage. Il l’arrêta au sommet de sa rotation, directement sous une tige de métal ou « barrière » ; elle était conçue de telle sorte que la tige ne tombe pas avant que les ergots de chaque rouage soient parfaitement alignés. Il tourna doucement la molette dans l’autre sens, alignant le troisième rouage, puis le deuxième et enfin le premier. La tige tomba avec un petit déclic rassurant. O’Connor tourna la grosse poignée ronde du coffre ; la barrière ne gênant plus la manœuvre, les verrous se renfoncèrent dans leur logement.

La porte s’ouvrit dans un silence absolu, révélant plusieurs étagères, chacune portant l’étiquette d’une année et contenant des dossiers d’aspect identique. La première étagère datait de 1992 et plus les années passaient, plus les dossiers étaient nombreux. Pour les cinq dernières réunions, O’Connor en dénombrait seize. Il sortit celui concernant la dernière rencontre et se mit à le feuilleter. Il poussa un petit sifflement, mais sa lecture fut soudain interrompue par des bruits de sirène au loin.

Glissant le dossier dans son sac, il remballa rapidement ses outils et dégaina son Glock. Le garde attaché continuait à se débattre inutilement là où il l’avait laissé dans le couloir. O’Connor remonta prudemment l’escalier, mais l’autre était toujours immobilisé. Peut-être son collègue avait-il réussi à déclencher une alarme au moment où il avait pris son pistolet ?

Les sirènes approchaient. La police pouvait encercler le domaine, mais il lui faudrait pour cela disposer de forces importantes. En revanche, elle utiliserait à coup sûr l’allée principale qui menait au palais. O’Connor avait parfaitement mémorisé le plan du bâtiment. Il le traversa sans la moindre hésitation pour sortir sur un balcon à l’arrière. Sautant par-dessus la balustrade, il disparut dans les jardins au moment où la première voiture de patrouille s’immobilisait devant la façade. Il scruta la route derrière la propriété : elle était déserte. Il escalada à nouveau le grillage, au même endroit qu’à l’aller, récupéra son laser et fila en voiture, certain que rien ne pourrait le dénoncer. À cet instant, il ignorait encore l’existence de la Zone 15…