— C’est tout à fait irrégulier, monsieur Ruger, se plaignit le professeur Stockton alors qu’il le conduisait vers le complexe sécurisé. Je ne comprends pas pourquoi il nous faut transférer le cobalt 60 dans trois petits conteneurs séparés alors que tout va au même endroit… un seul aurait dû suffire.
— Ce n’est pas moi qui décide, professeur. Comment vous fabriquez ce truc ?
— Il s’agit d’un matériau hautement radioactif qu’il convient de manipuler avec la plus extrême prudence. Mais allons au réacteur, je vais vous montrer.
Ils durent passer par un poste de sécurité pour être tous deux équipés de blouses et de casques blancs. Peu après, ils se tenaient sur un portique au-dessus d’une piscine de refroidissement servant à entreposer le combustible usagé. L’eau y était d’un étrange bleu des mers du sud.
— Le cobalt est un minerai comme un autre que l’on extrait du sol ; une fois traité, on obtient une poudre : le cobalt 59 pur. En d’autres termes, 59 neutrons et protons dans le noyau de chaque atome, expliqua Stockton. Nous comprimons cette poudre en boulettes pour en faire des barres enrobées de nickel que nous insérons en petit nombre au cœur de l’uranium du réacteur. Lors de la fission, chaque atome de cobalt 59 absorbe un neutron supplémentaire pour se transformer en cobalt 60 radioactif, et c’est cela que nous allons transférer aujourd’hui dans l’Idaho.
— À quoi ça sert ?
— À beaucoup de choses. Il est utilisé pour la stérilisation des équipements médicaux et dans les traitements pour différents cancers. On l’emploie aussi dans la radiographie industrielle pour détecter la présence d’éventuels défauts dans les matériaux. On peut aussi imaginer des usages beaucoup plus sinistres, par des terroristes par exemple, car le cobalt 60 est très instable. Je n’entrerai pas dans les détails techniques, mais il revient à un état stable en se décomposant en nickel et en émettant un rayonnement gamma particulièrement nocif, ce qui serait catastrophique s’il devait être répandu dans une grande ville comme New York. Il faudrait un bon moment pour se débarrasser de la radioactivité.
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Ruger supervisa le chargement des trois petites caisses bleues en acier.
— Elles ont l’air assez costaud.
— Plus que ça même. Cela dit, monsieur Ruger, on ne prend jamais assez de précautions avec les matériaux radioactifs. Nous respectons, bien entendu, les normes recommandées par l’Agence de protection de l’environnement et par l’Agence de l’énergie atomique des Nations unies. Le cobalt lui-même est confiné dans un blindage de plomb de près de 30 centimètres d’épaisseur, le tout étant enfermé dans une cage d’acier à double isolation. Ces conteneurs ont passé avec succès des tests simulant à peu près toutes sortes de catastrophes, depuis un déraillement jusqu’aux pires collisions. Vous pouvez le transporter sans la moindre inquiétude.
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Au volant du dix tonnes flambant neuf Fuso, Ruger ralentit pour pénétrer dans l’enceinte d’un banal entrepôt d’Evran dans la banlieue de San Francisco. Deux autres camions, chacun muni d’un container de 6 mètres transportant une livraison de meubles destinée à l’exportation, l’attendaient. Ruger cacha les caisses de cobalt dans des cavités dissimulées au fond de grandes armoires en bois. Dès que le premier d’entre eux fut chargé, il partit pour Chicago.
Suivi par l’autre chauffeur, Ruger quitta l’entrepôt pour emprunter la Route 5 en direction de Los Angeles, respectant scrupuleusement les limitations de vitesse. Il allait leur falloir cinq jours pour couvrir les 3 500 kilomètres qui les séparaient de La Nouvelle-Orléans et du port de la Louisiane du Sud. À Los Angeles, ils obliqueraient vers l’est pour traverser les déserts de l’Arizona jusqu’à Phoenix ; puis ce serait Las Cruces au Nouveau-Mexique, San Antonio au Texas et enfin la Louisiane. Ce port n’avait pas été choisi au hasard. C’était le neuvième du monde, derrière ceux de Shanghai, Singapour ou Rotterdam, mais c’était aussi, de très loin, le plus grand des États-Unis. À eux trois, les ports de La Nouvelle-Orléans, de Louisiane du Sud et de Baton Rouge s’étiraient sur près de 300 kilomètres de côtes à l’embouchure du delta du Mississippi, ce qui était un sacré défi pour les autorités. Seule une petite fraction des cargaisons pouvait être contrôlée et le mobilier ne faisait nullement partie des catégories à risque. En Angleterre, la livraison serait déchargée à Felixstowe dans le Suffolk, le port à containers le plus important du Royaume-Uni ; en Australie, ce serait à Melbourne. Dans chacun de ces pays, moins de 1 % des containers étaient fouillés : les risques que la livraison soit interceptée étaient dès lors minimes.
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Sadiq Boulos et Gamal Nadar sortirent de la station de métro de Blackfriars à Londres pour descendre Fleet Street en direction de la cathédrale Saint-Paul.
— La maison du faux Dieu de l’Infidèle offre des possibilités, murmura Boulos tandis qu’ils approchaient d’un des plus grands lieux de culte du christianisme.
— On verra, dit Nadar en regardant autour de lui pour s’assurer que nul ne pouvait les entendre. La sécurité n’y est sans doute pas aussi renforcée que dans d’autres bâtiments du quartier financier, et s’il est possible de monter à la galerie dorée, ce serait l’idéal. Surtout si on frappe à l’heure du déjeuner… quand la plupart des gens ont quitté leurs bureaux et sont dans les rues. Mais, à vrai dire, ça ne fera pas une grande différence. Les rayons gamma traversent même les murs les plus épais.
Il prononça cette dernière phrase avec un large sourire.
Essentiellement composée des célèbres taxis londoniens et de bus, la circulation était intense et ils durent attendre avant de traverser pour rejoindre le vaste escalier qui montait vers l’édifice et ses colonnes corinthiennes. Victime de plusieurs incendies, la cathédrale avait souvent dû être rebâtie par le passé. Sa dernière version, conçue dans le style baroque par sir Christopher Wren, avait vu le jour après le grand incendie de Londres en 1666.
Elle avait bien failli être à nouveau détruite durant la Seconde Guerre mondiale. Sise sur Ludgate Hill, le point le plus élevé de la City, elle avait survécu à plusieurs attaques durant le Blitz, y compris lorsque les nazis avaient largué une bombe à retardement qui en avait crevé le toit le 10 octobre 1940. Celle-ci avait été désamorcée par deux soldats des Royal Engineers, le lieutenant Robert Davies et le sapeur George Wylie, qui s’étaient vus récompensés par la Croix de Georges si rarement accordée.
Ignorant de tels détails, Boulos et Nadar, un plan touristique à la main, payèrent leur droit d’entrée et prirent à peine le temps d’admirer le lustre stupéfiant, les superbes hauts plafonds et l’admirable travail de la pierre et du marbre dans les diverses chapelles, les nefs et les chœurs, préférant se diriger tout droit vers la première série de marches qui montaient vers le dôme. Ils en gravirent 257 pour arriver à la galerie des murmures, ainsi nommée parce qu’un murmure contre l’un des murs était audible sur le côté opposé. Encore 119 marches, et ils purent inspecter la galerie de pierre.
— On peut faire mieux, dit Nadar. Ici, nous ne sommes qu’à 50 mètres du sol.
Boulos acquiesça et ils grimpèrent encore les 152 marches qui menaient à la galerie dorée, située à l’extérieur, à la base de la lanterne, et qui offrait une vue saisissante sur Londres. Mais ils n’étaient pas là pour admirer la Tamise, le Shakespeare’s Globe Theatre ou la Tate Modern. Ils firent le tour de la galerie, protégés par la rambarde arrivant à hauteur d’épaule, pour s’arrêter côté nord d’où ils dominaient Paternoster Square.
— Même si le vent ne nous est pas favorable, l’effet restera dévastateur, souffla Boulos en prenant une photo de l’immeuble du London Stock Exchange qui occupait tout le côté nord de la place.
À l’ouest, par-delà l’océan Atlantique, et à l’est, au-delà de l’océan Indien, deux autres groupes semblables jouaient eux aussi aux touristes, calculant la direction probable des vents dans des villes clés des États-Unis et d’Australie afin d’améliorer la propagation d’une des substances les plus mortelles qui soient.