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Ploutos Park, Dallas, Texas


Le jet privé transportant Rachel Bannister et le gouverneur du Montana, Carter Davis, s’immobilisa devant le Business Jet Center de Love Field. Le chauffeur personnel de Crowley les attendait devant une des Cadillac DTS blindées d’Evran. En dépit de sa discrétion dans les médias, Crowley n’était pas devenu ce qu’il était sans se faire de nombreux ennemis ; les engins de 3 tonnes dotés de puissants V8 de 4,6 litres étaient là pour minimiser des risques que la Zone 15 évaluait à « élevés ». Les voitures étaient protégées par un acier renforcé capable d’encaisser des balles de 7,62 ainsi que celles de 5,56 millimètres de fusils à grande puissance. Le plancher et le toit pouvaient résister aux mines et aux grenades et les vitres teintées étaient faites de plusieurs couches de verre blindé. Les réservoirs d’essence, les unités électroniques et les batteries étaient eux aussi blindés et les pneus étaient à « roulage à plat ». Crowley tenait à ce que sa flotte de véhicules sécurisés soit aussi proche que possible de The Beast – « la Bête » – la Cadillac spéciale du président des États-Unis.

Dix minutes à peine après l’atterrissage du Gulfstream, Rachel et Davis étaient installés sur la banquette en cuir de la limousine.

— Alors… qu’est-ce qu’une femme aussi séduisante que vous aime faire quand elle ne travaille pas pour Crowley ? demanda-t-il aussitôt en lui posant une main sur la cuisse.

Elle soupira de façon ostensible. Dans l’avion, elle était parvenue à éviter cette séance de pelotage en veillant à ce qu’ils prennent place dans des fauteuils se faisant face séparés par une table basse. Elle lui prit le bras pour le reposer fermement sur sa propre cuisse assez flasque. Il se croyait peut-être toujours doté de son corps d’athlète d’antan, mais l’opulence et le luxe l’avaient singulièrement ramolli. Un double-menton commençait à se former et ses cheveux blond-roux grisonnaient aux tempes.

— Travailler pour M. Crowley est une occupation à plein temps, gouverneur. Maintenant, si vous regardez sur votre droite, nous arrivons aux Mayflower Estates de Preston Hollow… Comme vous le savez sans doute, George W. Bush et son épouse viennent de s’y installer, rejoignant ainsi des gens comme Ross Perot et beaucoup d’autres personnalités du monde des affaires.

— Crespi Hicks, c’est par ici ? demanda Davis dont la paume rampait à nouveau sur le siège.

Il faisait allusion à une des plus célèbres résidences privées des États-Unis, située sur un domaine d’une dizaine d’hectares et estimée à 135 millions de dollars.

— Oui, mais tout cela n’est rien en comparaison de Ploutos Park, répondit Rachel en chassant à nouveau sa main.

Tirant son nom du dieu grec de la Richesse, la propriété de Crowley couvrait plus de 30 hectares. Le manoir de cinq étages comprenait quinze chambres à coucher, vingt salles de bains, une bibliothèque, une salle de bal où dix immenses lustres en cristal pendaient d’un plafond en voûte, un grand bar Art déco, une cuisine principale aux murs recouverts par un carrelage de Delft du XVIIIe siècle ainsi qu’une autre destinée aux traiteurs pour les événements rassemblant un public plus important. Le cinéma occupait la moitié du deuxième étage, l’autre étant réservée aux salles de jeu.

Ralentissant, le chauffeur manipula une télécommande et les immenses grilles en fer forgé s’ouvrirent sans bruit sur l’allée principale.

— Impressionnant, déclara Davis quelques minutes plus tard alors qu’ils s’immobilisaient sous un portique en pierre soutenu par quatre immenses piliers d’inspiration grecque.

Le chauffeur vint lui ouvrir la portière et le salua. Sheldon Crowley les attendait devant la porte d’entrée en cèdre.

— Bienvenue à Ploutos Park, Carter, dit-il, main tendue. Ma femme Lillian vous présente ses excuses, mais elle nous rejoindra plus tard. Nous vous avons installé dans un des pavillons. Hank s’occupera de vos bagages. En attendant, le chef nous a préparé un déjeuner que nous prendrons à la cave.

Crowley les précéda dans l’entrée dallée de marbre noir et blanc où quatre tableaux acquis de façon tout à fait légitime occupaient une place de choix : un Renoir, un Manet, un Raphaël et un Cézanne. Il traversa ensuite la bibliothèque lambrissée de noyer italien, où une des parois transformée en mur d’exposition avait coûté la bagatelle d’un million de dollars par m2, avec diamants, perles, coquilles d’ormeaux et onyx. Ils passèrent devant des vitrines où étaient présentés des artefacts égyptiens d’une valeur inimaginable – parmi lesquels une véritable momie – avant d’emprunter l’escalier qui descendait à la cave.

— J’ai demandé qu’on prenne pour modèle la salle des barriques de Château Margaux. Vous connaissez ? demanda Crowley.

— Pas vraiment, dit Davis en contemplant l’immense salle, l’air un peu abasourdi.

Pas très surprenant, se dit Rachel. Le gouverneur devait être incapable de faire la différence entre un chardonnay et un chablis. Des piliers supportaient le plafond et un jeu de lumières complexe et tamisé en éclairait les voûtes. Le chef se tenait prêt à découper une pièce de bœuf rôti, le sommelier personnel de Crowley à servir le vin. Le reste du repas, incluant des crabes et des huîtres fraîchement écaillées, attendait sur une longue table d’aspect rugueux disposée au centre de la cave. Les murs s’ornaient de casiers taillés à même la pierre et contenaient certains des vins les plus rares au monde.

Crowley attendit que le premier plat, une soupe de palourdes de la baie de Chesapeake, soit servi et que le sommelier leur ait versé un verre de Tyrrell’s Vat 1 2004, un sémillon provenant d’un des meilleurs terroirs de la Hunter Valley en Australie.

— Alors, comment ça se passe là-haut dans le Montana ? s’enquit-il.

— Ça irait nettement mieux sans ces écolos qui tiennent à nous expliquer ce qu’on peut extraire du sol ou pas, répondit Davis en vidant la moitié de son verre en une seule lampée.

Discrètement, Rachel fit signe au sommelier de le remplir à nouveau.

— Il y a assez de pétrole de schiste dans le Montana pour assurer l’autosuffisance de l’Amérique pendant un siècle encore, mais ces types n’arrêtent pas de geindre à propos des nappes phréatiques, des déchets toxiques, du méthane et de l’eau contaminée… on dirait un disque rayé.

Crowley sourit. La conversation prenait exactement le tour qu’il espérait.

— Washington vous file un coup de main ?

— Washington ? Vous plaisantez, Sheldon. Washington a la trouille du progrès. Washington n’arrive même pas à pondre une loi sur les loups gris. Ces mecs ne sortent jamais de la ville. Tout ce qu’ils connaissent de la nature, c’est leur pelouse qu’ils font tondre une fois par semaine. Quand on leur parle des loups, ils pensent au toutou de leur bonne femme. Le Congrès continue à les garder sur la liste des espèces protégées et, pendant ce temps-là, ils déciment nos troupeaux. Les ranchers en ont marre de Washington et moi aussi, grommela Davis, tout en essayant d’avaler en même temps son vin, un bout de crabe et un morceau de bœuf. Ils adorent peut-être ces bestioles en Pennsylvanie et sur Connecticut Avenue, mais là d’où je viens, les loups sont de la vermine, un point c’est tout.

Crowley fit signe au sommelier. Celui-ci, ayant choisi de rester sur un thème australien, leur servit un Kellermeister 2008, un shiraz de la Barossa dans le sud de l’Australie qui n’avait pas seulement été élu « Meilleur shiraz de la Barossa » et « Meilleur shiraz d’Australie », mais avait même été considéré comme « Meilleur shiraz du monde » par plus de 400 juges lors du London Wine Show. Une distinction qui ne ferait ni chaud ni froid à Davis, jugea Crowley, aussi préféra-t-il en venir immédiatement au cœur du problème.

— Il y a peut-être un moyen d’arranger ça.

— Ah oui, et comment ?

— Vous pourriez être celui qui prend les décisions à Washington.

— Et par quel miracle, Sheldon ?

— C’est très simple. Présentez-vous à l’élection.

— Ouais, d’accord. C’est vrai que ça fait un bon moment que ces enfoirés s’arrangent entre eux et font leurs petites affaires dans leur coin. Mais bon, pour entrer dans la course, il faudrait que j’aie de très, très gros soutiens. J’ai vu les chiffres… la campagne de 2008 a coûté plus de 750 millions de dollars.

— Regardez autour de vous, Carter. Que voyez-vous ?

— Hein ? Du pinard.

— Pas juste du pinard, Carter. Il y a dans cette cave 8 000 bouteilles des vins les plus rares, y compris deux caisses de Henri Jayer Richebourg Grand Cru qui, si vous parvenez à en dénicher une, vous coûtera plus de 20 000 dollars la bouteille. Rien que le jet qui est venu vous chercher vaut dans les 70 millions.

— Et ?

Seigneur, pensa Rachel. Il est encore plus con que je ne le pensais.

— Quand nous en aurons fini ici, Rachel vous fera la visite, Carter, mais cette propriété n’a rien d’ordinaire. Ce soutien dont vous parlez, vous l’avez déjà. Il est ici.

Davis secoua la tête.

— Non merci, je suis très bien là où je suis. Je suis très content dans le Montana. J’suis juste un p’tit gars de la montagne, moi.

Et ça se voit à peine, se dit Rachel. Sérieusement, Sheldon n’allait pas insister ?

— Nous aimerions quand même que vous vous présentiez.

— J’ai bien peur que non, Sheldon, mais c’est vachement sympa d’avoir pensé à moi, fit Davis en vidant son verre.

Crowley renvoya le personnel avant de se tourner vers le gouverneur Davis.

— Ce n’est pas si simple, Carter. Vous comprenez, Washington et les écolos n’emmerdent pas que vous, les p’tits gars de la montagne… ils m’emmerdent moi aussi. Prodigieusement. Je vous l’accorde, le Montana est un État qui ne manque pas d’attrait. Des montagnes époustouflantes, une superbe vie animale, sans parler des indigènes… dont certaines sont très séduisantes, pour ne pas dire extrêmement bandantes.

Davis rougit violemment.

— De quoi est-ce que vous parlez, Crowley ? Sachez que ça fait dix ans que je mène campagne pour les valeurs familiales, pour une vie dans le respect de la foi chrétienne et je ne suis pas près de…

— Épargnez-moi le baratin, Davis, dit Crowley d’une voix glaciale. Vous faites peut-être campagne pour ces conneries, mais vous baisez tout ce qui bouge.

— Comment osez-vous… Vous vous prenez pour qui, bordel de merde ? Appelez-moi un taxi !

Il se leva, renversant sa chaise. Il ne semblait plus très bien tenir debout.

— Votre garçonnière principale se trouve à Helena, dans la résidence du gouverneur, au 2 North Carson Street, tout près du Montana State Capitol. Vous semblez aussi en avoir deux autres à Billings, ou alors ce sont Emma Cooper et Brooklyn Murphy qui les louent et vous y passez pas mal de temps. Détail intéressant : toutes deux font partie de votre staff, mais aucune n’est au courant de ce que vous fabriquez avec l’autre.

Davis se retint au bord de la grande table en bois massif. Il était livide.

— Et puis, bien sûr, il y a Harper Scott à Bozeman et Abigail Roxburgh à Missoula.

— Vous n’avez aucune preuve, Crowley, vous balancez juste des noms d’employées avec lesquelles je me dois de passer du temps dans l’exercice de mes fonctions.

— « L’exercice de vos fonctions » recouvre une très large définition dans votre dictionnaire personnel, Davis. Missoula est un endroit idéal pour les pique-niques – au confluent de la Clark Fork et de la Bitterroot – et vous êtes assez malin pour toujours vous garer à l’abri des regards. Sauf que ça ne suffit pas.

Crowley s’interrompit avant de porter le coup de grâce.

— Asseyez-vous, Davis.

Rachel releva la chaise, plus par esprit pratique que par sympathie. Ce type était vraiment pathétique, l’un parmi tous ces malades qui prêchaient la foi et la moralité et qui ne respectaient ni l’une ni l’autre. Et Crowley voulait l’installer à la tête du plus puissant pays du monde ? Pendant un bref instant, elle s’interrogea sur son propre dévouement à l’égard de son patron et de son empire. Ce n’était pas la première fois que le doute la saisissait. Ces interrogations revenaient invariablement dans ses moments de déprime, mais comme à chaque fois, elle se répéta qu’elle n’avait pas fait tout ça pour rien, qu’elle n’allait pas craquer maintenant. Cela faisait si longtemps qu’elle cherchait à évincer cette pauvre conne de Lillian. Ce n’était pas le moment de perdre de vue ses objectifs.

— Nous savons que ni votre femme ni vos trois enfants n’ont la moindre idée de vos infidélités, Carter, et vous avez beaucoup de chance que vos petites aventures n’aient pas attiré l’attention des médias… Mais si ça arrive, vous êtes fini, pas seulement en tant qu’homme politique, mais en tant que mari et père. Pas parce qu’on aura tout découvert – des tas de politiciens dans ce pays ont survécu à des scandales sexuels, mais je n’en connais aucun qui ait tenu le coup alors qu’il faisait campagne pour la famille et le respect de la religion.

— L’attention des médias ? Vous me menacez, Crowley ?

Celui-ci haussa les épaules.

— Prenez-le comme ça vous chante. Pour être franc, jusqu’à maintenant, je me foutais complètement de qui vous baisiez.

— Comment ça « jusqu’à maintenant » ?

— C’est très simple, Carter : maintenant, j’ai besoin de quelqu’un à la Maison-Blanche qui applique une politique favorable aux affaires. Une politique qui ne soit pas prise en otage par des opposants à la fragmentation ou au gaz de schiste, ni par tout autre lubie que les verts ou la gauche vont encore inventer. J’ai besoin de quelqu’un à la Maison-Blanche qui soit sans la moindre équivoque pour l’emploi et l’économie, et aucun des autres candidats républicains n’a la carrure. Ces mecs auraient un tramway dans le cul qu’ils ne s’en rendraient pas compte avant que les gens en descendent… donc ce quelqu’un c’est vous. Vous vous présenterez à l’élection et Evran financera votre campagne. Rachel ne déborde pas de joie à l’idée de la diriger, mais vous ferez exactement ce qu’elle vous dira de faire.

— Sinon ? osa demander Davis.

Rachel leva les yeux au ciel. Ce type ne comprenait décidément rien à rien. Gérer un crétin pareil pendant les primaires et obtenir la nomination du Parti républicain serait déjà un exploit monumental, mais gagner la Maison-Blanche ? Ça tenait davantage du miracle. Le général Dwight D. Eisenhower avait peut-être couché avec son chauffeur, une jeune dame nommée Kay Summersby, pendant la Seconde Guerre mondiale et Kennedy avec Marlene Dietrich et Marilyn Monroe, pour n’en nommer que deux, mais c’était tous deux des hommes intelligents. Pourtant, si Warren Harding, sans doute le plus idiot de tous les prétendants à la présidence dans l’histoire des États-Unis, avait réussi à se faire élire en 1920, et si Andrew Johnson, qui s’était pointé ivre à l’investiture d’Abraham Lincoln et était par la suite devenu un des deux présidents à subir une procédure d’impeachment, y était également parvenu, les miracles étaient possibles. Dès lors, mieux valait penser aux meilleurs moyens d’empocher les millions de dollars de bonus que Crowley lui avait promis en cas de victoire.

Celui-ci avait anticipé la réaction de Davis et il hocha la tête en direction de Rachel. La Zone 15 avait obtenu la vidéo en utilisant des moyens extrêmement sophistiqués. Mieux équipée que la CIA ou le Mossad, ses résultats étaient toujours impressionnants. La vidéo avait été prise à distance, mais la bande-son et les expressions faciales de Davis et d’Abigail, l’accorte blonde chargée des relations publiques à Missoula, ne laissaient pas le moindre doute.

Le gouverneur venait de garer sa grosse Chevrolet Tahoe dans les fourrés sur une des rives de la Bitterroot.

— Je te jure, mon cœur, qu’après la prochaine élection, je serai dans mon second mandat et un divorce n’aura plus aucune importance, mais il faut que tu sois patiente. Comprends ma situation. Tu sais bien que c’est toi que j’aime. Bientôt, nous serons ensemble.

— Tu le jures, Carty ?

Rachel réprima une envie de vomir.

— Je te le jure…

Très vite commença un concert de halètements. Malgré la buée qui ne tarda pas à couvrir les vitres de la voiture, la caméra saisissait leur étreinte dans les moindres détails. Davis plongeant une main dans l’ample décolleté d’Abigail, tout en se débattant avec la fermeture éclair de sa robe et les agrafes de son soutien-gorge…

— Ça vous suffit ?

— Enfoiré !

Davis était blême.

— Rachel va vous conduire dans votre chambre. Le dîner est à 20 heures, dit Crowley. Mon épouse, Lillian, et le pasteur Shipley se joindront à nous.

— Vous séjournez dans un des deux pavillons réservés aux invités, expliqua Rachel tandis qu’ils traversaient le patio à l’arrière de la maison en direction d’une allée de grès posée sur une pelouse impeccablement taillée.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda Davis en montrant une série de bâtiments à l’ombre de grands chênes.

— C’est le centre de remise en forme… piscine olympique, sauna, jacuzzi et studio de massage, ainsi qu’un centre de conférences.

Ce dernier était rarement utilisé par Crowley.

— Je pourrais avoir un massage ?

Pas celui auquel tu penses, ducon, se dit Rachel.

— Bien sûr. Ou si vous préférez, derrière le centre, nous avons deux courts de tennis et un parcours de golf de dix-huit trous homologué, où des professionnels vous équiperont en chaussures et clubs.

Une petite armée de jardiniers et d’horticulteurs veillait sur le golf, les courts de tennis, les haies, les rosiers, le potager et les serres, les maintenant en parfaite condition.

— Rien que ça ?

— M. Crowley n’a pas pour habitude de faire les choses à moitié, gouverneur Davis, dit Rachel alors qu’ils atteignaient le premier des opulents pavillons.

Aucun prix n’avait jamais été publié pour cette propriété mais Rachel savait qu’il aurait été bien supérieur aux 125 millions de la résidence Fleur de Lys à Los Angeles, de la Casa Casuarina à Miami et du Penthouse CitySpire à New York. Elle ouvrit la porte et s’écarta pour laisser entrer Davis.

— Un verre ? dit-il en la prenant par la taille.

— Mettons tout de suite les choses au clair, monsieur Davis, dit-elle en se libérant. Jusqu’au premier mardi de novembre, jour de l’élection, vous et moi allons passer beaucoup de temps ensemble et nos rapports resteront strictement professionnels.

*
*     *

— Ah, Carter, j’espère que vous êtes bien installé.

Au dîner, toute trace du vrai Sheldon Crowley avait disparu : il irradiait l’hospitalité.

— Permettez-moi de vous présenter ma femme, Lillian.

Celle-ci portait un impeccable twin-set de soie noir Aquascutum et des chaussures noires Stuart Weitzman incrustées de diamants. Son ample poitrine s’ornait d’un collier de perles Paspaley, récoltées sur la côte ouest de l’Australie et provenant d’une huître rare, la Pinctada maxima, réputée pour fournir les plus belles qui soient. L’assortiment était d’une telle qualité qu’il avait fallu plusieurs années pour le confectionner ; il était complété par des boucles d’oreilles composées, elles aussi, de perles Paspaley enchâssées dans de l’or rose à vingt et un carats.

— Ravi de vous rencontrer, m’dame, dit Davis, pas encore dessaoulé malgré une sieste de deux heures.

— Et voici le pasteur Shipley, ajouta Crowley. Matthias fait partie de la famille depuis de nombreuses années maintenant.

— Content de vous voir, pasteur, fit Davis.

L’air un peu gêné, il accepta la main tendue de l’ecclésiastique.

— Sheldon me dit que vous comptez vous présenter à la présidence, dit Shipley tandis qu’ils rejoignaient la plus petite et plus intime des deux salles à manger de Ploutos Park.

Le décor était à l’italienne avec des chaises à haut dossier tapissées de velours doré. La vaste table, soutenue par quatre chérubins taillés dans la pierre, était elle aussi incrustée d’or et d’argent. De part et d’autre de la pièce, deux énormes miroirs ovales surmontaient deux buffets identiques.

— Ce n’est pas encore officiel, dit Davis, mais Sheldon a eu l’extrême générosité de m’accorder quelques suggestions et son soutien.

Rachel ne broncha pas, mais la soudaine volte-face de Davis était assez saisissante. Était-ce la peur d’être livré en pâture aux médias ou bien avait-il réellement reconsidéré sa position ? Quelles qu’en soient les raisons, il ne faisait aucun doute que les bénéfices qu’offrait le poste de président des États-Unis pesaient lourdement dans son acceptation.

— Comment pensez-vous pouvoir convaincre les électeurs ? demanda Lillian, désireuse de mieux connaître ce candidat soutenu par son mari.

— J’ai été élu gouverneur du Montana voilà trois ans en faisant campagne sur la famille et les valeurs religieuses. Les gens là-bas ne portent pas leur religion en bandoulière mais, si on oublie les natifs, ils sont tous catholiques ou protestants. La foi m’a toujours été d’un grand secours, aussi bien dans ma vie personnelle que comme source d’inspiration pour prendre les décisions cruciales qui affectent la vie quotidienne de mes administrés.

Rachel observait ce nouveau credo avec intérêt. Davis était clairement revenu en politicien et s’il était parvenu à convaincre le Montana de sa sincérité, il serait peut-être capable d’embobiner le public américain juste assez longtemps pour s’offrir les clés du 1600 Pennsylvania Avenue. Bien sûr, tout dépendrait de sa capacité à garder sa bite dans son caleçon, ce qui n’était pas gagné.

— Nous allons, dit-elle, baser la campagne du gouverneur Davis sur l’emploi et l’économie, les problèmes essentiels pour l’Américain moyen. Mais je suis aussi persuadée de l’importance du vote évangélique et, à cette fin, toute aide que vous pourriez nous apporter, pasteur, sera grandement appréciée.

Shipley, apparemment plongé dans ses pensées, ne répondit pas immédiatement.

— Oui… Sheldon a déjà évoqué le sujet et je serai, bien évidemment, très heureux de vous apporter mon soutien, dit-il finalement en se tournant vers Davis. Un slogan de campagne « Famille et Foi » convient peut-être à l’électeur de base, mais il y a environ 40 millions de chrétiens évangéliques dans ce pays, et ils sont très perspicaces. Si vous voulez vous assurer leurs voix, Carter, tout dépendra de votre relation personnelle avec le Christ notre Sauveur ; si vous devenez notre président, ils s’attendront à ce que vous placiez Dieu au centre de votre administration. Votre mandat devra obéir à la morale chrétienne.

Rachel gémit intérieurement. Cette campagne allait être très hypocrite. Mais face au probable candidat démocrate, l’impressionnante Hailey Campbell, pas question de faire la fine bouche : elle avait besoin des bons offices du pasteur Shipley.

— Je vais organiser une réunion d’un millier de prêtres dont l’influence couvre le pays tout entier et même au-delà – des gens comme Bobby Calhoun qui dirige l’American Christian Broadcast Foundation. Avec ses programmes de télévision et de radio, il touche 70 millions d’Américains. C’est un homme très puissant qu’il vaut mieux avoir de son côté.

Le même Bobby Calhoun qui avait décrit l’islam comme une religion maléfique, songea Rachel, et qui avait déclaré que l’ouragan Katrina « était la vengeance du Seigneur contre la dépravation de La Nouvelle-Orléans, du Mississippi et de l’Alabama ». La situation politique en Amérique allait devenir bien plus étrange qu’elle ne l’était déjà.