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Le Caire


Le Musée égyptien du Caire se trouvait de l’autre côté de la rue, sur la rive orientale du Nil.

— Je viens de recevoir un texto de mon ami, dit Aleta alors qu’ils traversaient la chaussée. La datation au carbone du papyrus correspond bien à l’époque d’Alexandre et de Ptolémée Ier… aux alentours de 330 à 300 avant notre ère. Il est authentique ! murmura-t-elle avec excitation.

Quand ils arrivèrent au musée, son directeur, le professeur Hassan Badawi, la peau recuite par les innombrables heures d’exploration passées dans le désert, les attendait devant l’entrée pour leur épargner les contrôles de sécurité.

— Ahlan wa sahlan… Bienvenue, bienvenue, dit-il en embrassant Aleta sur les deux joues. Cela fait bien trop longtemps, mais je crois savoir que vous avez été très, très occupée ces derniers temps… d’abord le Codex maya et maintenant la cité perdue de Païtiti. C’est extraordinaire !

— Vous êtes trop bon, Hassan, mais je n’y serais pas parvenue sans cet homme. Je vous présente mon collègue, le docteur Curtis O’Connor.

— J’ai lu tant de choses à votre sujet, docteur O’Connor, que j’ai l’impression de déjà vous connaître, dit Badawi en lui serrant la main avec enthousiasme. Venez… suivez-moi.

— « Docteur » ? chuchota O’Connor tandis qu’ils suivaient le professeur dans le musée.

— Question de crédibilité, répondit Aleta, elle aussi à mi-voix. Ici, tes talents d’espion et de tueur pourraient ne pas être appréciés à leur juste valeur, mais pour des archéologues de la trempe du professeur Badawi, un doctorat, même s’il avait pour sujet les virus mortels, offre un certain standing.

O’Connor lui flanqua un petit coup de coude dans les côtes.

— Alors… qu’est-ce qui vous amène au Caire ? demanda Badawi, une fois le thé servi dans son bureau.

Cette pièce aux murs entièrement tapissés de livres d’archéologie et d’égyptologie avait abrité tous les directeurs du musée depuis sa fondation en 1902. Derrière Badawi, des photos le montraient en train de donner des explications à de nombreux éminents hommes d’État devant la grande pyramide de Gizeh ; sur l’une d’entre elles, on le voyait rencontrant le pape au Vatican.

Un peu plus loin dans le même couloir, son directeur adjoint, le docteur Omar Aboud, enfila le casque relié au dispositif d’écoute qu’il avait installé dans le bureau de son supérieur.

— À vrai dire, nous sommes en vacances, mais en fouinant dans une fabrique de papyrus à Alexandrie, j’ai trouvé ceci, dit Aleta, ouvrant une chemise protectrice pour en sortir le papyrus qui précédait d’environ trois siècles la naissance du Christ.

Elle le posa sur le bureau de Badawi.

Celui-ci s’empara d’une loupe. Il sursauta dès qu’il se pencha sur le document, mais poursuivit son examen pendant un bon moment encore. Finalement, il s’exclama d’une voix étouffée :

— Le Papyrus Horus… vous avez découvert le Papyrus Horus ! Le premier document qui établit les extraordinaires similitudes entre la religion des anciens et les récits de la Bible… ce qui risque de provoquer un émoi certain chez les chrétiens et la fureur de quelques intégristes.

O’Connor, qui n’accordait plus depuis longtemps le moindre crédit aux religions organisées, considérait avec un intérêt interloqué les deux archéologues : tous deux semblaient persuadés que cette découverte allait provoquer d’immenses bouleversements.

— Nous aimerions en faire don à votre musée, Hassan, mais à la condition que vous gardiez le silence pendant quelques semaines, car nous devons vous montrer quelque chose de plus important encore, et attirer l’attention des médias serait la pire des choses.

— C’est très généreux de votre part. Je le garderai enfermé dans notre coffre jusqu’au moment venu… mais que peut-il y avoir de plus important que le Papyrus Horus ? s’enquit Badawi, aussi surpris que fasciné.

Aleta sortit le cliché de la carte qu’O’Connor et elle avaient pris.

— Avant qu’O’Connor et moi ne quittions le Pérou, je suis tombée sur une édition originale du livre d’Howard Carter sur le tombeau de Toutankhamon… Ceci servait de marque-page.

Le professeur étudia la photo en silence.

— Où dites-vous que vous avez acheté ça ? demanda-t-il finalement. Il pourrait s’agir d’une découverte essentielle.

— Vous pensez donc que la carte représentée sur cette photo est authentique ? fit Aleta, évitant de répondre à sa question.

— Tout porte à le croire, la langue grecque utilisée, la disposition, répondit le professeur Badawi. L’existence même de cette photographie prouve que le document original a été retrouvé. Où dites-vous que vous avez acheté ce livre ?

— Chez un petit bouquiniste de Lima. Malheureusement, il va être difficile de remonter à son fournisseur, mais je ferai mon possible.

— Comme Aleta pourra vous le dire, intervint O’Connor, les civilisations antiques ne sont pas mon fort. Je dois confesser que je ne sais pas grand-chose sur la bibliothèque d’Alexandrie, mais en plus de nous donner sa localisation, ce document pourrait-il nous éclairer sur ce qu’il lui est arrivé ?

Le professeur Badawi sourit.

— C’est tout à fait possible. Alexandre n’a pas vu sa propre bibliothèque – cet honneur est revenu à un de ses généraux, Ptolémée Ier, et aux pharaons qui lui ont succédé. Ce sont eux qui ont achevé de la bâtir et de la garnir – mais nous savons qu’Alexandre avait fait le vœu que tous les ouvrages des nations qu’il soumettait soient traduits en grec et abrités sous un même toit.

— Quand il a conquis l’Égypte, ajouta Aleta, Alexandrie apparut comme un choix logique pour devenir un centre de rayonnement de la civilisation hellénistique et pour le commerce mondial de l’époque. Elle possédait un port naturel, de bonnes réserves d’eau et une assez forte colonie de Macédoniens parlant le grec.

— Précisément, renchérit Badawi avec enthousiasme, et Ptolémée Ier et ses successeurs étaient déterminés à faire d’Alexandrie le cœur d’un monde panhellénique…

Ses yeux sombres brillaient : c’était l’un de ses sujets préférés.

— Bien sûr, nous aimerions découvrir non seulement ce qui est arrivé à la bibliothèque, mais aussi ce qu’elle contenait… On parle parfois de 700 000 parchemins en papyrus, parmi lesquels la bibliothèque personnelle d’Aristote qui serait parvenue à Alexandrie depuis Athènes.

— Sans parler des nombreux savants très célèbres qui y ont étudié, dit Aleta en se tournant vers O’Connor. Archimède, Hérophile, sainte Catherine – qui a été décapitée parce qu’elle était chrétienne par l’empereur romain Maximilien – et Euclide.

Badawi acquiesça.

— Étrangement, certains des papyrus originaux d’Euclide ont été découverts dans un endroit nommé Oxyrhynchus – al-Bahnasa, de nos jours – qui se trouve à 150 kilomètres au sud d’ici, sur les rives du Nil, expliqua-t-il. Il est donc fort possible que certains documents de la grande bibliothèque aient échappé à sa destruction.

— Je croyais que Jules César l’avait incendiée ? fit O’Connor avec un sourire désarmant.

— Pardonnez-lui, Hassan, dit Aleta. Mon collègue est complètement fasciné par Elizabeth Taylor.

Badawi leva les yeux au ciel.

— Ah… Hollywood ! Depuis la sortie de Cléopâtre, César… comment s’appelait l’acteur qui jouait son rôle ?

— Rex Harrison, indiqua O’Connor.

— Il est bien plus calé en cinéma, fit Aleta.

— Merci – Rex Harrison, donc. Depuis le baiser échangé en Technicolor entre ce monsieur et Elizabeth Taylor, on accuse César d’avoir ordonné l’incendie qui a détruit la flotte égyptienne dans le port, ce qui est tout à fait possible, mais aussi de l’avoir laissé se propager. Je penche pour ma part pour une autre hypothèse : la disparition de la bibliothèque n’a pas eu lieu cette nuit-là, mais s’est étalée sur une durée de plusieurs siècles. De plus, il faut se souvenir qu’il n’existait pas qu’une bibliothèque. Celle dont tout le monde parle faisait partie du complexe du musaeum de la ville, mais il y avait aussi une « bibliothèque fille » au temple Sérapéum, qui avait été bâti par Ptolémée III en hommage au dieu Sérapis – une divinité à la fois grecque et égyptienne, protectrice d’Alexandrie. Cette deuxième bibliothèque contenait elle aussi des centaines de milliers de papyrus.

— Je compte lui en montrer les ruines quand nous serons à Alexandrie, affirma Aleta.

Badawi hocha la tête.

— Il n’en reste plus grand-chose, bien sûr, hormis la colonne de Dioclétien qui se dresse sur le site originel, mais des archéologues ont fait des fouilles et vous verrez sous terre les ruines des salles où les papyrus étaient conservés.

— Qu’est-il arrivé à cette bibliothèque ? s’enquit O’Connor.

— Le pape Théophile a ordonné sa destruction aux alentours de l’an 391… Il est souvent arrivé que l’Église fasse brûler des livres qui menaçaient son dogme, ajouta Badawi en secouant la tête.

— Les papyrus auraient-ils pu survivre jusqu’à nos jours ?

— Tout dépend de comment et où ils ont été entreposés. Toute la zone côtière autour d’Alexandrie a subi de nombreux tremblements de terre et raz-de-marée, ce qui explique pourquoi la cité antique se trouve à présent sous les eaux ; bien sûr, les papyrus ne peuvent survivre dans ces conditions, à moins d’être enfermés dans des récipients parfaitement hermétiques. Mais, dans le désert… c’est une tout autre histoire, dit Badawi. La sécheresse favorise leur conservation et il suffit de voir ce qui a été retrouvé à al-Bahnasa pour en avoir la confirmation. Quand les Britanniques ont envahi l’Égypte en 1883, deux jeunes archéologues anglais, Bernard Grenfell et Arthur Hunt, y ont entamé des fouilles et ont mis au jour des strates contenant des papyrus sous les décombres d’habitations plus récentes : des milliers de documents d’une valeur inestimable rédigés par Euripide, Sophocle et d’autres tragédiens grecs, ainsi que l’ensemble le plus complet des traités mathématiques d’Euclide. C’est l’un des plus importants sites archéologiques de toute l’Égypte et certains espéraient même y trouver le fameux Papyrus Euclide.

Aleta hocha la tête. Si le grand public n’en avait jamais entendu parler, il s’agissait, comme l’Arche d’alliance, d’une de ces rares découvertes dont rêvent tous les archéologues.

— Cela fait des années que je suis à sa recherche.

— Le Papyrus Euclide ? répéta O’Connor.

— Il aurait été rédigé par le père de la géométrie moderne à peu près à l’époque où il a écrit les Éléments, en 300 avant notre ère – il y aurait exposé la véritable raison de la construction des pyramides, répondit Badawi. Le débat est féroce parmi les savants : certains pensent qu’il ne s’agit que d’un mythe quand d’autres sont persuadés de son existence. Et dans ce cas, une copie en aurait certainement été conservée dans la grande bibliothèque. Selon une rumeur qui traîne dans les souks, un fragment en aurait été vendu au marché noir il y a quelque temps, mais nous n’en avons jamais eu la preuve…

Badawi sourit avant d’enchaîner :

— Comme Aleta ne le sait que trop bien, l’égyptologie est, certes, une science, mais c’est aussi un milieu où règnent parfois les pires intrigues. Si le Papyrus Horus représente une menace pour le christianisme, le Papyrus Euclide pourrait, lui, bouleverser nos croyances les plus ancrées quant aux pyramides de Gizeh.

Un peu plus tard, alors qu’ils sortaient du bureau, un homme à la silhouette dégingandée apparut dans le couloir.

— Je vous présente mon adjoint, le docteur Omar Aboud, annonça Badawi.

O’Connor remarqua aussitôt que le nouveau venu évitait de les regarder dans les yeux.