Le gouverneur Davis s’épongea le front. Le tumulte qui régnait dans l’immense église s’insinuait dans le bureau grandiose – pourtant insonorisé – de Matthias B. Shipley. Celui-ci avait tenu sa promesse et les premiers rangs de l’auditorium d’une capacité de 10 000 places étaient occupés par un bon millier de pasteurs, Evran s’étant chargé de les faire venir en première classe depuis tout le pays. Derrière eux, le public était composé de paroissiens ordinaires, excités à l’idée de pouvoir adresser quelques questions au « prochain président chrétien des États-Unis ». Après deux heures de coaching intensif par Rachel, le gouverneur n’aspirait qu’à quelques verres de pur malt du Montana, mais cette pause bien méritée allait devoir attendre encore un peu. Le plus dur commençait.
— Dernière question : que répondrez-vous si on vous demande comment vous parviendrez à convaincre le Seigneur de vous laisser entrer au paradis ? fit Rachel.
— Ils ne vont quand même pas me demander ça ! gémit-il.
— Le pasteur Jerry Falwell était un des plus puissants télévangélistes que ce pays ait jamais connus, et c’était une de ses questions préférées aux candidats à la présidence.
— Eh bien, j’imagine que je dirais que toute ma vie j’ai suivi les enseignements de la Bible.
Rachel ne broncha pas.
— Pour les évangéliques, ce n’est pas la bonne réponse, dit-elle en lui tendant une autre feuille de papier annotée. Prenez exemple sur George W. Bush pendant sa campagne de réélection : voici ce qu’il a déclaré en 2004.
Elle consulta sa montre.
— Le maquillage est au bout du couloir, et ensuite ce sera à vous de jouer.
— Mes amis, le danger nous guette de toutes parts ! tonna le pasteur Shipley, bien décidé à chauffer son public.
Le réalisateur dans la régie située au-dessus des derniers sièges demanda un changement d’angle.
— Caméra six, zoom avant.
Shipley exigeait qu’à chaque gros plan on utilise son meilleur profil, le gauche. Les immenses écrans au-dessus de la scène et sur les parois de l’auditorium affichèrent son visage, quelque peu bouffi par la bonne chère. Mais l’homme était habité par son sermon : ses yeux bleus brillaient. De nombreux spectateurs suivaient la diffusion en direct sur des tablettes ou des ordinateurs portables grâce au réseau wi-fi de Hermit Road.
— Il nous faut un chrétien convaincu à la Maison-Blanche, quelqu’un qui soit un véritable serviteur du Seigneur, car, en vérité je vous le dis, nous approchons de la fin des temps ! Ceux d’entre vous qui ont consulté le Rapture Index ce matin ont vu qu’il atteignait maintenant 186 points. C’est pratiquement un record. Dieu est en train de nous lancer des avertissements très clairs, mais même la patience du Tout-Puissant a des limites.
Rachel suivait ce discours avec intérêt. Quoi qu’on pense de ces chrétiens, leur croyance indéfectible en leur Dieu était palpable. Un site Web, le Rapture Index, l’Index de la Béatitude, tenait à jour une sorte de baromètre de l’accomplissement des prophéties bibliques, s’appuyant sur quarante-cinq catégories prenant en compte différents facteurs comme la situation économique, le climat, les ressources pétrolières, le chômage, les standards moraux, la situation politique dans divers pays tels que la Russie ou même l’Iran, l’éventualité d’un gouvernement mondial et par-dessus tout, le processus de paix entre Israël et les Arabes. Rachel, elle aussi, avait consulté cet Index, mais uniquement pour affiner sa préparation du candidat sur ces questions. Pour elle, une catégorie cruciale manquait : celle des « complètement mabouls ».
— Il suffit de voir ce que ces fous de musulmans viennent d’accomplir dans le détroit d’Ormuz, vociféra Shipley. La Bible nous avertit que la fin des temps approche et que nous verrons, de notre vivant, un terrifiant nouvel ordre mondial au service des riches et des puissants. C’est écrit là, dans le livre VII du Livre de Daniel, fit-il en brandissant sa vieille bible en cuir usagé. Quand Daniel demande à un ange d’interpréter son rêve, celui-ci lui explique qu’il y aura un quatrième empire après ceux des Babyloniens, des Perses et des Grecs. Ce quatrième empire n’était pas simplement l’Empire romain, mais sa résurrection que nous voyons se dresser aujourd’hui.
Comme par crainte des terribles moments à venir, il baissa soudain la voix :
— « Quant à la quatrième bête », dit-il lisant Daniel, « il y aura un quatrième royaume qui sera différent de tous les autres ; il s’étendra sur la terre entière et il la ravagera et la réduira en miettes ». Et nous voyons bien que cela est déjà en train de se produire, mes amis. Ne vous y trompez pas, de puissantes forces sont à l’œuvre en coulisses ; la recrudescence des incendies de forêts, des tsunamis, des éruptions volcaniques, des raz-de-marée et des inondations n’a que très peu à voir avec le changement climatique, sachez-le. Les scientifiques s’obstinent à négliger les prophéties de la Bible ; s’ils ne le faisaient pas, ils en arriveraient à la même conclusion que vous et moi. Tous ces signes ne sont que des avertissements que le Seigneur nous envoie.
Beaucoup dans l’assemblée hochèrent la tête.
— L’ouragan Katrina était un châtiment en réponse à la prolifération des jeux d’argent et de la sodomie qui règnent partout à La Nouvelle-Orléans, ce lieu de perdition où chaque année gays, lesbiennes et transgenres ont même droit à leur parade annuelle lors du Southern Decadence Labor Day. Dieu hait les gays ! Dieu hait les lesbiennes et transgenres et quiconque en doute n’a qu’à lire la Genèse, le premier livre de la Bible : « Dieu fit pleuvoir le soufre et le feu sur Sodome et Gomorrhe… et il détruisit ces villes ! » Dans Lévitique, Dieu nous dit : « Ne couche pas avec un homme comme tu couches avec une femme, car c’est détestable ! » Les homosexuels sont une abomination, et pourtant personne ne s’en rend compte.
Le pasteur Shipley arpentait maintenant la vaste scène.
— Dieu a inondé le Colorado, une zone où les païens de cette fausse religion qu’est le New Age prospèrent, et Il a fait coïncider ces inondations avec les tentatives de Washington pour séparer Israël de Jérusalem, afin de permettre aux Arabes et aux musulmans de former un État palestinien, avec Al-Qods, Jérusalem-est, pour capitale. Nous sommes en train de nous opposer à la volonté de Dieu !
Rachel secoua discrètement la tête.
— Voilà pourquoi il nous faut un chrétien à la Maison-Blanche, pour que l’Amérique revienne sur le droit chemin avant qu’il ne soit trop tard. Beaucoup d’entre vous ont entendu la rumeur : Hailey Campbell compte se présenter.
Shipley baissa à nouveau la voix pour souligner le danger.
— Mes amis, nous ne pouvons permettre qu’elle soit élue. Quand Campbell milite en faveur du mariage homosexuel, quand elle regrette de ne pas s’être opposée à la guerre contre les musulmans en Irak, elle défie la volonté du Tout-Puissant ! Alors, accueillez comme il se doit le véritable candidat de Dieu, le prochain président des États-Unis d’Amérique, le gouverneur Carter Davis !
Le pasteur Shipley avait peut-être accordé sa bénédiction à Davis, mais ses collègues et les paroissiens de Hermit Road restaient encore à convaincre : Davis fut salué par des applaudissements polis mais réservés.
*
* *
— Branchez-moi la diffusion de l’annonce de la candidature.
Il fallut cinq bonnes minutes à la nouvelle assistante personnelle de Crowley pour y parvenir, mais il réprima sa frustration. Miranda Vanderberg possédait d’autres atouts. Grande, des jambes interminables, des yeux bleus et de longs cheveux blonds, elle compensait l’intellect qui lui manquait par une certaine fourberie. Elle avait très vite évalué certains besoins de Crowley, et avec précision.
— Coupez le son, dit-il quand son téléphone sécurisé sonna. Dans le frigo de la cuisine de la salle de réunion, vous trouverez du champagne, du Louis Roederer… millésime 1982. Farid… que puis-je faire pour vous ?
— Les Bourses commencent à remonter, Sheldon. Quand comptez-vous lancer la phase deux ?
Irrité, Crowley prit une longue inspiration. Le réseau était sécurisé, mais dans son monde, les communications devaient se limiter à l’essentiel.
— Les équipes sont en place ?
— Oui… le matériel est arrivé, confirma Khan.
— Et les équipes pour la phase trois ?
— Elles sont prêtes elles aussi, mais nous attendons encore les missiles.
— Je vous tiendrai au courant dès qu’ils auront quitté Manaus, dit Crowley d’une voix glaciale. Dites aux vôtres d’être patients. C’est un marathon, Farid, pas un sprint.
Il raccrocha brutalement, mais son humeur se radoucit avec le retour de Miranda.
— Ramenez-moi Reid et dès que j’en aurai fini avec lui…
Miranda posa le Roederer sur la table de cèdre verni, remonta le son de la télévision branchée sur la chaîne de l’American Christian Broadcast Foundation et retourna à son poste sur le canapé, sa minijupe remontée de façon suggestive…
*
* *
Davis agrippa le pupitre à deux mains.
— Zoom avant, caméra cinq, ordonna le réalisateur.
— Mes chers compatriotes, commença Davis en se tournant vers le contingent non négligeable de journalistes rassemblés dans un coin de l’église. Je suis venu aujourd’hui annoncer mon intention de me présenter à la présidence des États-Unis et ainsi, je l’espère, répondre à vos prières. En tant que gouverneur du Montana, j’ai eu le privilège de conduire un programme qui se résumait à deux mots, « Foi et Famille ». Désormais, j’y ajoute aussi le mot « Travail ». Si vous me faites l’honneur de me confier cette noble et grande tâche, je m’appuierai sur les valeurs qui m’ont toujours soutenu, aussi bien dans ma vie publique que dans ma vie privée.
Rachel avait insisté sur cet ajout, mais en écoutant le gouverneur en mode campagne, elle songea aux dédommagements non négligeables qu’il avait fallu verser à une certaine Abigail et à quelques autres de ses maîtresses. Si une seule d’entre elles se décidait à parler, Davis serait instantanément cramé et, avec lui, le grand projet de Crowley.
Pour l’heure, le gouverneur se tournait vers l’immense bannière rouge et bleu déployée derrière lui qui proclamait :
DAVIS POUR PRÉSIDENT
Travail, Famille et Foi
— Zoom sur la banderole, caméra cinq.
— L’économie et l’emploi seront les deux mots d’ordre de cette campagne, reprit Davis. Dans le Montana, j’ai mis l’activité économique au centre de mes préoccupations et mes résultats parlent d’eux-mêmes. Les forages pour le pétrole et le gaz de schiste dans la formation de Bakken n’ont jamais été aussi nombreux et il suffit de regarder les milliers de nouveaux emplois… de nouveaux emplois… que nous avons créés dans les comtés de Park et de Sweet Grass. Bientôt, grâce à nous, l’Amérique sera autosuffisante quant à ses besoins en pétrole et en gaz, et si le peuple de ce pays me confie la Maison-Blanche, je consacrerai jusqu’à mon dernier souffle à rebâtir ce que les démocrates ont détruit. Ensemble, et avec l’aide de Dieu Tout-Puissant, nous redonnerons sa grandeur à l’Amérique !
Tandis que Davis se lançait dans l’exposé que Rachel lui avait rédigé, bien évidemment entrecoupé de références au Tout-Puissant et à notre Seigneur Jésus-Christ, elle écoutait les applaudissements de plus en plus chaleureux avec un respect réticent. Elle n’avait pas changé d’avis sur le QI de Davis, mais dans le genre vendeur de bagnoles, il était impressionnant. Ce type était capable de faire passer une tondeuse à gazon pour une Ferrari. Elle commençait – presque – à se dire qu’ils allaient peut-être réussir. Après tout, on avait vu des choses bien plus étonnantes arriver.
— Assassin ! cria soudain un homme en proie à une grande agitation qui s’était dressé d’un bond en plein milieu de l’auditorium.
Il enleva sa veste pour révéler un tee-shirt noir sur lequel étaient imprimés un crâne et des os croisés.
— Au Montana, vous êtes en train de provoquer un véritable désastre ! Plus de 400 000 camions-citernes traversent maintenant l’État chaque année et, à ce jour, trois trains chargés de brut de Bakken ont déraillé, provoquant la mort de cinquante personnes et l’incendie de millions de tonnes de pétrole. Les flammes se sont élevées jusqu’à 100 mètres de hauteur. À Lac-Mégantic au Québec, c’est une ville entière qui a disparu. Le brut de Bakken est dangereux ! Il est léger, son taux en méthane est très élevé et il prend feu facilement !
Shipley avait déjà donné des ordres pour que le perturbateur soit chassé, mais l’homme avait bien choisi sa place au beau milieu d’une rangée ; les gardes de sécurité avaient du mal à l’atteindre. Il en profitait :
— Quant à vous, gouverneur Davis… vous, Evran et tous ceux qui roulent pour le lobby pétrolier, vous êtes des menteurs ! Vous prétendez qu’on pratique la fracturation depuis des décennies, alors que c’est faux ! Les forages horizontaux en profondeur et l’utilisation de produits chimiques toxiques n’ont commencé qu’en 2011 dans l’Ohio et, contrairement à ce que vous dites, on ne sait rien encore des dégâts infligés aux nappes phréatiques et à notre eau potable ! Evran envoie ses équipes de représentants duper de vieux couples retraités et les inciter à vendre leurs fermes pour une misère. Vous êtes à la solde d’Evran et des compagnies pétrolières !
Les gardes avaient enfin réussi à l’atteindre. Pour le plus grand inconfort des spectateurs installés dans cette rangée, ils le délogèrent manu militari.
— Mais en Pologne, ils savent ! cria-t-il malgré cela par-dessus son épaule. Demandez aux paysans à la frontière de l’Ukraine ce qu’ils pensent de l’usage de 180 000 litres de produits chimiques à chaque fracturation. Demandez-leur combien de mercure et d’acide chlorhydrique se retrouvent dans les nappes phréatiques !
Ses cris se turent enfin alors qu’il était littéralement éjecté de l’église.
Rachel nota qu’il leur faudrait identifier ce type. Qui que ce soit, il était très bien renseigné.
— Il y en aura toujours qui résisteront au changement, reprit Davis en haussant les épaules d’un air apparemment désinvolte. Au passage, notez simplement que je ne suis à la solde ni d’Evran, ni de je ne sais quelle autre compagnie pétrolière. Non, en fait, si je suis au service de quelqu’un, c’est à celui de notre Seigneur Tout-Puissant !
Il s’interrompit et sourit. Il avait réussi son effet : un frisson de plaisir parcourait l’assistance. Des rires et des applaudissements retentirent ici et là.
— Et parmi toutes les récompenses qu’Il m’a accordées, je lui suis surtout reconnaissant de ma femme bien-aimée. Nous allons fêter notre vingt-huitième anniversaire de mariage le mois prochain.
Les rires se transformèrent en acclamations.
— Pour ceux qui ne seraient pas au courant, la fracturation est un procédé assez simple dont nous nous servons depuis des décennies.
Rachel scrutait le public pendant qu’il parlait. Il avait su habilement tirer profit de l’intervention du perturbateur et il était évident à voir l’expression de nombreux visages que rares étaient les personnes qui avaient la moindre idée de ce dont il parlait. Les gens suivaient ses explications avec attention.
— Mais il ne s’agit en aucun cas d’une opération hasardeuse. Les forages pour le pétrole et le gaz sont strictement encadrés par des réglementations environnementales.
Rachel grimaça. Avec de telles affirmations, Davis pouvait s’en sortir ici, ou dans le Montana, mais dans un débat pointu avec Campbell, il lui faudrait se montrer bien plus prudent.
— Quant aux allégations de notre ami sur le méthane, il se trompe complètement. Ce gaz existe partout à l’état naturel. On le trouve dans tout le pays. Même les vaches produisent du méthane ! Non, nous devons nous concentrer sur les bénéfices du merveilleux cadeau que nous a fait le Seigneur. Nous avons déjà créé 200 000 emplois, et beaucoup de ces travailleurs appartiennent à de bonnes familles croyantes et sincères, celles qui font la fierté de cette grande nation.
Rachel maugréa à mi-voix : « Bon Dieu, Davis, je vous ai dit de penser à votre public, pas d’en rajouter des tonnes. »
Le reste du discours, qui se concentrait essentiellement sur l’emploi et l’économie, se déroula sans autre incident. L’évocation d’initiatives qui permettraient à des organisations telles que celle regroupant les paroissiens de la megachurch de Hermit Road d’entrer en compétition avec les fonds gouvernementaux reçut un soutien enthousiaste. Ce que Rachel nota avec plaisir… avant de se préparer à la partie la plus délicate de ce meeting. Elle avait coaché Davis de son mieux, mais la religion n’était pas son sujet de prédilection et, désormais, il allait devoir travailler sans filet et sans notes.
— Et maintenant, mes amis, intervint le pasteur Shipley en offrant à l’orateur un siège devant une fausse cheminée reconstituée sur la scène, le gouverneur Davis sera ravi de répondre à quelques questions.
La première vint d’une dame élégante assise au deuxième rang.
— Gouverneur Davis, il semble de plus en plus évident que les musulmans voudraient imposer la charia à l’Occident. Pouvez-vous nous dire quels sont vos sentiments à propos de l’islam ?
Rachel retint son souffle. Parmi toutes les questions pièges imaginables, celle-ci était l’une des pires.
— Je ne suis pas le premier à le dire, commença Davis, mais l’islam est, sans le moindre doute, une religion maléfique. Quand les musulmans disent qu’ils veulent imposer la charia, ils sont sérieux. Ils veulent abolir notre système judiciaire et remplacer nos palais de justice par des tentes et des dromadaires. Ils veulent dominer le monde, mais si je deviens votre président, je ne le permettrai pas. Il n’y a qu’une seule vraie religion et un seul vrai Dieu : le Seigneur Jésus-Christ incarné comme le Fils du Père.
Les applaudissements étaient plus francs, plus sincères désormais, tandis que Rachel se disait qu’elle allait devoir faire des recherches sur le vote musulman. Les questions continuaient et Davis réussissait, pour le moment, à éviter le moindre faux pas.
Pour la dernière, un monsieur corpulent, vêtu d’un costume de très bonne facture, se leva au premier rang.
— Gouverneur Davis, pourriez-vous nous donner une indication sur ce que vous direz à notre Seigneur Jésus-Christ quand vous le rencontrerez à la fin des temps ? Comment allez-vous le convaincre que vous avez gagné votre place au paradis ?
« Oui ! », se dit Rachel. Dans ce genre de débats, l’un de ses grands talents était sa capacité à prédire les questions délicates, et elle éprouvait toujours la même joie quand ses prévisions se réalisaient, d’autant plus dans un milieu qui lui était aussi étranger. Pour elle, ces gens auraient tout aussi bien pu débarquer d’une autre planète.
— Nous sommes tous des pécheurs, dit Davis, mais quand on accepte que Jésus est notre Sauveur, comme je l’ai fait, comme vous l’avez fait, alors nous savons… nous savons… que nous sommes sauvés. Nous sommes en paix avec Dieu.
Même Rachel en resta stupéfaite. L’auditorium entra en ébullition : les paroissiens se dressèrent comme un seul homme, l’acclamant et l’applaudissant à tout rompre.
— Alléluia ! Alléluia !
— Amen ! Amen !
*
* *
Crowley but son champagne, éteignit la télé et se laissa aller dans le confortable canapé de son bureau.
— Tu es bien installée dans ta nouvelle maison ? demanda-t-il à Miranda, la tutoyant subitement pour lui faire comprendre qu’ils passaient maintenant à un autre stade de leur relation professionnelle.
— Oui, monsieur Crowley. Je ne vous remercierai jamais assez.
Elle posa la coupe sur la table et se colla contre lui.
— Toi et moi allons passer beaucoup de temps ensemble… Quand nous sommes seuls, tu peux m’appeler Sheldon, dit-il en posant la main sur sa cuisse.
— Alors, oui, Sheldon, murmura-t-elle d’une voix rauque. Veux-tu encore un peu de champagne ?
— Le champagne peut attendre, non ? répondit-il en la prenant dans ses bras pour explorer le contenu de son soutien-gorge.
— Laisse-moi t’aider, dit-elle dans un soupir.
*
* *
À plus de 1 500 kilomètres au nord, dans le Montana, Abigail avait regardé la diffusion en direct. Son incrédulité n’avait pas tardé à se muer en fureur.
— Espèce de salopard ! Enfoiré, menteur ! jura-t-elle devant l’écran de télévision.
Un mois plus tôt, on avait frappé à sa porte en début de soirée. Elle avait d’abord été réticente, mais 200 000 dollars c’était beaucoup d’argent. Elle avait finalement accepté le fait que le gouverneur disposait d’amis puissants qui voulaient s’assurer que sa réputation resterait sans tache et elle avait signé l’accord stipulant qu’elle garderait le silence sur leur liaison. De toute manière, la réputation du gouverneur n’aurait rien risqué avec elle… jusqu’à aujourd’hui.
— Personne ne m’a dit que tu allais te présenter à la Maison-Blanche, espèce de fumier ! Et moi ? Tout ça pour que ta salope de femme devienne la first lady !?
*
* *
Dans le bureau du pasteur Shipley, Rachel suivait l’analyse de CNC.
« Dans une déclaration surprise, annonçait Walter Cronkwell, le gouverneur Carter Davis a annoncé son intention de se présenter aux primaires républicaines pour la présidence. Rejoignons notre spécialiste des questions politiques, Susan Murkowski, qui se trouve devant la megachurch de Hermit Road à Dallas. Susan, que penser de cet outsider inattendu ? »
L’image montra Murkowski debout devant un escalier monumental.
« En effet, Walter. Le gouverneur Davis n’avait jamais jusqu’ici fait part de son intention d’entrer dans la course, mais il est clair qu’il a insufflé une bonne dose d’énergie dans une campagne républicaine assez atone jusqu’à aujourd’hui, et si l’accueil qu’il a reçu ici peut nous donner une quelconque indication, il est très possible que le gouverneur Davis devienne rapidement bien plus qu’un outsider. Voici ce qu’un couple, visiblement ravi à l’idée d’un président dévot, nous a dit. »
Un couple de personnes âgées apparut à l’écran.
« Qu’avez-vous pensé de l’annonce du gouverneur Davis ? leur demandait Murkowski en tendant son micro à la femme.
— Je me suis dit que le Seigneur était enfin intervenu, dit celle-ci avec un fort accent sudiste. Tout comme Il était intervenu pour faire élire George W. Bush. Dieu va à nouveau bénir l’Amérique en lui offrant le gouverneur Davis. Pour être honnête, avant qu’il ne se présente, je ne savais pas trop pour qui voter, mais Dieu a décidé de donner une dernière chance à l’Amérique de se repentir de ses péchés avant la fin des temps et je sais que le gouverneur Davis sera notre guide moral et spirituel. »
Murkowski se tourna vers le mari qui hochait vigoureusement la tête à chacun des mots prononcés par son épouse.
« Et vous, monsieur ?
— Ruby et moi ne sommes pas toujours d’accord, dit-il avec un sourire, mais cette fois elle a raison. La course est maintenant lancée et nous allons soutenir à fond le gouverneur Davis, car c’est un vrai chrétien et il est l’un des nôtres. Ça se voit.
— Pardonnez-moi, mais comment en êtes-vous si sûr ?
— À sa façon de parler.
— C’est aussi simple que cela ?
— Un non-croyant ne peut pas comprendre, dit l’homme, l’air soudain grave, mais le gouverneur Davis nous a demandé de prier pour lui. Il va tous les écraser, car c’est un homme de Dieu et quand il sera à la Maison-Blanche, ce sera comme si Dieu gouvernait l’Amérique.
— Pour le moment, c’est impeccable, dit Rachel en éteignant la télévision, mais vous avez encore un long chemin à faire, alors ne vous réjouissez pas trop vite. D’une manière générale, vos réponses ont été bonnes, Carter, mais il faut que vous vous en teniez au message que nous voulons faire passer. Et quand nous nous retrouverons face à des publics plus larges, il faudra vous calmer sur Dieu et la religion. Enfin, ne répétez pas trop que vous n’êtes pas à la solde d’Evran. Aussi vague que cela soit, vous pourriez subir un retour de bâton. Dites seulement que vous prenez vos décisions tout seul. Ainsi, ils ne pourront pas vous accuser de mentir. »
Davis l’écoutait… à contrecœur.
« N’insistez pas non plus sur cette histoire de réglementations environnementales à propos de la fracturation. Ça marche peut-être devant un public conservateur, mais c’est des conneries, et quand nous nous retrouverons face à Hailey Campbell, elle vous taillera en pièces si vous tentez ce coup-là.
— Je voudrais bien savoir comment… »
Oh, Seigneur, pensa Rachel. Il comprend les grandes lignes, mais dès qu’il s’agit de dépasser ce qui est écrit noir sur blanc, il est complètement largué. Reste calme, se dit-elle.
« C’est un argument qui ne tient pas la route. Ce type qui a perturbé votre meeting et des tas d’autres comme lui savent que les républicains ont fait passer tout un tas d’amendements aux lois sur l’eau et l’air qui permettent à l’industrie pétrolière de bénéficier de statuts très particuliers et très profitables. Sortez ce truc devant Campbell et elle se fera un plaisir de vous les faire avaler l’un après l’autre. Il faut que nous nous concentrions sur l’angle économique, les emplois et le reste, parce que c’est le seul qui marchera auprès de la classe moyenne. »
Davis la contemplait d’un air narquois.
Dans le Montana, Abigail était en larmes, mais c’était des larmes de rage.
— Fumier ! Espèce de sale connard de fumier !
*
* *
Le deuxième mardi de chaque mois, le pasteur Matthias Shipley parcourait les 500 kilomètres qui séparaient Dallas de Little Rock dans l’Arkansas. Si un appel arrivait à l’église de Hermit Road, sa secrétaire répondrait très poliment selon les instructions qu’il lui avait laissées : le pasteur était parti dans un autre État pour se consacrer à sa mission d’évangélisation.
Bien moins connu dans l’Arkansas qu’il ne l’était au Texas, il faisait néanmoins en sorte de toujours arriver chez Christian après la tombée de la nuit.
— Matty… entre. Mets-toi à l’aise. Un verre de vin ? Ce soir, j’ai du chablis, à moins que tu ne préfères un verre de cabernet sauvignon ?
— Un cabernet sauvignon, merci, dit le pasteur Shipley en posant 800 dollars sur un guéridon.
C’était le prix habituel pour une nuit entière. Matthias n’aurait pu en expliquer la raison, mais même après six ans, il éprouvait encore de la nervosité à chacune de ses visites… ce qui n’en était que plus excitant. Christian était tout ce dont il rêvait : jeune, mince et athlétique. Ce soir, il ne portait qu’un bermuda. Matthias laissa son regard errer sur le torse bronzé et superbement dessiné, les épaules si larges. Ces muscles qui roulaient paresseusement sous la peau produisaient toujours leur effet sur lui.
— J’aurais peut-être dû te le demander il y a des années… mais comment as-tu eu mon contact ? demanda Christian en venant s’asseoir à ses côtés.
— Sur Internet. Je ne te l’ai jamais dit ? Grâce à un site qui permettait de filtrer selon nos préférences…
— Et tu m’as choisi tout de suite ? fit Christian en le caressant.
Le visage blafard et flasque du pasteur se colora.
— Euh… non, mais l’autre était bien trop brutal.
— Ouais, on s’éclate toujours, toi et moi, Matthias, dit Christian en se dirigeant vers la chambre à coucher.
Il revint bientôt avec deux costumes en fourrure que Matthias adorait.
— Renard ou loup ?
— Fais le renard. Et je serai ton loup, dit le pasteur Shipley au comble de l’excitation.