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Siège d’Evran, Dallas, Texas


Crowley était de très mauvaise humeur quand il arriva au quatre-vingt-deuxième étage.

— Où est Reid ? fit-il, le visage congestionné de fureur.

— À la Zone 15, répondit Miranda, surprise.

— Envoyez-le-moi tout de suite et je veux Costa sur la ligne sécurisée !

Quelques secondes plus tard, il explosait au téléphone pendant que Reid prenait place face à lui.

— Qu’est-ce qui se passe chez vous ? demanda-t-il à Costa. Qui a osé nous foutre une bombe ?

— Nous ne le savons pas encore avec certitude, monsieur Crowley, dit Costa, mais la police enquête et je ne lui laisse pas le choix… croyez-moi.

— Que foutaient les gardes, à part être assis sur leur gros cul ?

— La sécurité était en place, monsieur Crowley, mais pour autant que nous puissions en juger, les explosifs ont été implantés sous la ligne de flottaison ; il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail de professionnel. Nous avons eu une grosse manifestation hier… la bande habituelle d’adorateurs de la nature, mais je doute qu’ils y soient pour quelque chose.

— Quels sont les dégâts ? gronda Crowley.

— Je n’ai que les rapports initiaux des plongeurs et des ingénieurs, mais la coque a été percée à bâbord et à tribord, ce qui a provoqué l’inondation des compartiments de la ligne d’arbre et l’hélice a elle aussi été gravement endommagée. Nous en saurons davantage d’ici vingt-quatre heures, mais il est clair que le bâtiment est immobilisé pour plusieurs mois. Il va sans doute nous falloir le remorquer dans un port beaucoup plus grand disposant d’une cale sèche… ce qui pose la question de la cargaison sensible. Voulez-vous qu’elle soit livrée à Karachi coûte que coûte ?

— Non. Ce serait beaucoup trop dangereux. Karachi attendra. Pendant ce temps, je veux un rapport complet sur les dégâts et je veux qu’on retrouve les fumiers qui ont fait ça !

— Nous y travaillons, monsieur Crowley.

Costa gâchait sa salive, Crowley avait déjà raccroché.

— Une idée, Reid ?

Le chef de la Zone 15 secoua la tête.

— J’ai effectué quelques recherches préliminaires mais rien n’apparaît sur les radars.

— Continuez à chercher. Bon, et qu’est-ce qui se passe avec cette salope de Campbell ?

— Elle a réuni son équipe de campagne au complet au Carlyle à New York. Nous sommes parvenus à planquer quelques micros dans leur suite, dit Reid en jetant un coup d’œil vers la nouvelle assistante personnelle de Crowley. Ils partent pour le caucus de l’Iowa demain, mais ils ont prévu une réunion stratégique qui doit commencer… d’ici peu. Si vous voulez l’écouter en temps réel…

*
*     *

Crowley s’installa devant un bureau entouré d’un impressionnant matériel informatique. La rencontre au Carlyle venait tout juste de démarrer et le son qui sortait de son casque était aussi clair que si ces gens s’étaient trouvés dans la pièce.

*
*     *

— Résumons, conclut Chuck Buchanan, tout au long de cette campagne, nous devons garder à l’esprit ce à quoi ressembleront l’Amérique et le monde en 2016.

L’arrogant ex-chef de cabinet de la Maison-Blanche s’exprimait avec concision devant le petit groupe réuni dans la suite Empire de l’hôtel Carlyle. En compagnie de leur meilleure candidate, Hailey Campbell, et de sa conseillère, le professeur Megan Becker, spécialiste des questions environnementales, dix caciques du parti assistaient à ce qui n’était que la première de plusieurs centaines de réunions de campagne visant à permettre à Campbell de gagner l’investiture du camp démocrate et, après cela, la Maison-Blanche. Tous turbinaient déjà à plein régime.

— Il faut nous concentrer sur nos forces et sur les faiblesses des républicains, reprit Buchanan. La dernière fois, le vote hispanique leur a été fatal, nous devons donc continuer à garder une ligne modérée sur l’immigration. Pour l’instant, les Hispanos sont avec nous et il faut que cela continue. C’est la minorité à plus forte croissance démographique du pays. Elle représente 16 % de la population avec 24 millions de personnes inscrites sur les listes électorales. Il suffit de regarder l’élection de 1996 pour comprendre son poids : Bill Clinton a réuni 72 % d’entre elles contre 21 % pour Bob Dole. Ces gens-là comptent. Et c’est pareil pour le mariage gay, pour la simple raison que, quoi qu’on puisse en penser, il est soutenu par une majorité d’Américains.

— Je suis en faveur du mariage gay, intervint Campbell, tout à fait consciente de l’homophobie viscérale de Buchanan. Près de 9 millions d’Américains sont gays, lesbiennes ou bisexuels, la plupart d’entre eux sont en âge de voter et ils méritent notre soutien. Tant que le Parti républicain et les évangéliques s’acharnent à proclamer que le mariage ne peut concerner qu’un homme et une femme, c’est toute une communauté qu’ils frappent d’exclusion.

Cet argument ne parut guère émouvoir Buchanan qui enchaîna :

— Et finissons par notre carte maîtresse. Le Parti républicain a perdu le vote féminin, même si leur dernier prétendant en date, Carter Davis, semble beaucoup plaire à ces dames du Montana. À moins que les républicains ne sortent une candidate de leur chapeau, cela aussi joue en notre faveur.

— Je ne suis pas là parce que je suis une femme, répliqua sèchement Hailey Campbell, une lueur glaciale émanant de ses yeux bleus perçants.

N’ayant jamais apprécié ce personnage égotiste, elle avait néanmoins dû concéder une faveur au Comité national démocrate en lui octroyant la direction de sa campagne.

— Bien sûr, répondit Buchanan sans sourire, mais c’est une de leurs faiblesses et il ne faudra pas manquer de l’exploiter à chaque fois que ce sera possible.

— Vous n’avez pas du tout mentionné le réchauffement climatique, déclara Campbell sur le même ton sec.

— Pour de très bonnes raisons, répondit-il. Ce sujet est un vrai bâton merdeux. Non seulement ce n’est pas ça qui nous fera gagner des voix, mais si vous insistez là-dessus, ça pourrait vous coûter l’élection. Les sondages de la semaine dernière indiquent peut-être que 54 % des Américains estiment que le réchauffement est dû aux activités humaines, mais la plupart d’entre eux sont des démocrates. Les républicains indécis – ceux qui pourraient être tentés de voter pour vous et faire pencher la balance – ne le resteront pas longtemps si vous leur promettez une taxe carbone. Regardez ce qui s’est passé en Australie : deux Premiers ministres sont passés à la trappe à cause de ça. Cette campagne doit être conçue selon ce à quoi ressemblera l’Amérique dans un avenir proche, pas selon ce qu’elle est aujourd’hui, insista Buchanan, et toute notre dynamique doit porter sur l’économie. Autrement dit l’emploi, toujours l’emploi et encore l’emploi.

— Au contraire, Chuck, les plus récents sondages montrent que 65 % des Américains sont en faveur d’une taxe carbone, intervint Becker, parce qu’ils savent que c’est le seul moyen de forcer les gros émetteurs comme Evran et les autres à remettre un peu d’ordre dans leurs affaires.

La jeune scientifique rejeta avec colère les quelques boucles rousses qui griffaient son front. Maîtrisant parfaitement ses sujets, elle était largement de taille à affronter Buchanan, l’idéologue. En échange de sa participation à la campagne, Campbell lui avait promis qu’ensemble elles auraient une influence significative sur les atermoiements du monde politique face au changement climatique.

Buchanan lui lança un regard noir.

— J’ai moi aussi vu ces sondages commandés par des écolos, dit-il, incapable de masquer son mépris, mais vous oubliez une donnée essentielle : les Américains seraient prêts à soutenir une taxe sur les émissions à la condition que cela aide à créer des emplois et à réduire la pollution. Si vous vous imaginez qu’une taxe carbone va permettre de créer des emplois, il faut arrêter de fumer les machins illégaux qui poussent dans votre jardin. On peut faire dire ce qu’on veut aux sondages, tout dépend de la question et de sa formulation. Marcus Ahlstrom en personne, le Prix Nobel, vient de rejoindre le camp de Davis. Si quelqu’un de son envergure lui apporte son soutien, même un crétin comme Davis saura démolir toute idée de taxe carbone. Quand vous ferez campagne pour la Maison-Blanche, Hailey, et si l’économie ne se relève pas d’ici là, 50 millions d’Américains recevront des bons alimentaires, je vous conseille donc d’oublier toute politique qui pourrait, même de façon très indirecte, menacer l’emploi.

— Je crois que Chuck a raison, Hailey. Vous feriez mieux de laisser tomber le changement climatique, en tout cas, jusqu’à ce que vous soyez installée dans le bureau ovale.

Adlai K. Washburn, le président corpulent et rougeaud du Comité national démocrate, était aussi connu à Washington que n’importe quel membre du clan Kennedy et, en dépit de son amour immodéré pour le whiskey de son Tennessee natal, il était tout aussi puissant.

— Pour ma part, je pense qu’il a tort, répliqua Hailey sans se démonter. Si les États-Unis ne prennent pas la tête d’un mouvement mondial sur le réchauffement, il n’y aura bientôt plus d’emploi pour personne… point final.

— C’est, au mieux, un sujet à traiter lors d’un second mandat, quand vous n’aurez plus le souci de devoir faire face à une nouvelle élection, dit Washburn.

— Et je n’ai pas besoin de vous rappeler, Hailey, insista Buchanan, les dernières statistiques du département du Commerce qui montrent que de nombreuses multinationales comme Evran et des patrons comme ce connard de Crowley – ces entreprises qui autrefois fournissaient du travail à plus de 20 % d’Américains – ont supprimé 3 millions d’emplois sur notre sol au cours de la dernière décennie, au nom de leur sacro-sainte rentabilité. En fait, ils ont juste transféré ces jobs dans des pays à faible coût de main-d’œuvre, pour la plupart situés en Asie… et pendant que nous payons des milliers de milliards de dettes et que notre économie s’essouffle, celle de la Chine croît à un rythme effréné. Crowley et ses petits copains des différents lobbys, qui ont investi de façon substantielle chez les gros pollueurs chinetoques, n’en ont rien à foutre du réchauffement. La seule fois où les Chinois ont fait un peu de ménage chez eux, c’est quand ils ont eu les jeux Olympiques et que le monde les regardait.

— Ne me parlez pas de Crowley, fit Campbell. Sa dernière lubie en Alaska, où Evran est en train de chercher du pétrole, va bousiller le dernier coin de nature encore vierge de cette planète. Il n’y a déjà plus assez de glace là-haut pour les ours polaires.

— Les ours polaires ne votent pas, répliqua Buchanan.

*
*     *

Il était tout juste 21 heures quand Crowley inclina son fauteuil en arrière pour regarder Walter Cronkwell sur CNC et son compte-rendu du caucus de l’Iowa.

Miranda apparut, dans une robe noire moulante judicieusement décolletée.

— Tu t’es changée, constata Crowley, admiratif.

— Comme tu l’as dit, Sheldon, on va passer beaucoup de temps ensemble, et il me semble que, selon les moments, certaines tenues sont plus appropriées que d’autres, dit-elle en se penchant pour poser sur la table basse le seau à glace contenant une bouteille de Montrachet Grand Cru 1995.

La voix de Walter Cronkwell emplit la pièce.

« L’Iowa nous a encore réservé quelques surprises, n’est-ce pas, Susan ?

— À vrai dire, Walter, une seule surprise, mais une très grosse, dit Susan Murkowski. Dans ce qui était généralement considéré comme une campagne assez morne de la part du camp républicain, l’entrée en lice du gouverneur du Montana, Carter Davis, a électrisé les partisans du Parti républicain dans tout le pays. Alors qu’il n’apparaissait même pas dans les sondages l’an dernier, pas plus que dans les débats des instances dirigeantes du parti, Davis a bénéficié d’une exposition maximale dans tous les médias Centauri, et on connaît leur influence.

— Oui. Ceux qui critiquent Davis pourraient dire que les questions posées par les correspondants d’Omega Centauri News ne servaient qu’à lui passer les plats, mais il n’en demeure pas moins que les habitants de l’Iowa l’ont adoré.

— Et cela se voit dans les résultats, confirma Murkowski. Ceux des 1 781 circonscriptions sont tombés. Il y a obtenu le score étonnant de 47,3 % des suffrages.

— Expliquez donc à nos téléspectateurs pourquoi le caucus de l’Iowa est si important. Pourquoi un État paisible, essentiellement agricole, possède-t-il une telle influence sur la vie politique de tous les États-Unis ?

— La manière la plus simple de comprendre l’importance de l’Iowa dans le processus de désignation des candidats démocrates et républicains, c’est d’abord de rappeler qu’il s’agit du premier État du pays à se prononcer. Il offre ainsi l’occasion à certains prétendants d’attirer l’attention des poids lourds de Washington. Ce phénomène remonte à l’époque du sénateur McGovern quand il s’est présenté à l’élection de 1972. Il avait obtenu ici des résultats bien supérieurs à ceux attendus, ce qui lui a valu un immense coup de projecteur de la part des médias et il en a toujours été ainsi depuis.

— Et qu’est-ce que les candidats arrivés en tête avaient à dire sur l’Iran et la récente crise d’Ormuz ? J’imagine que Carter Davis a été assez véhément ? »

Murkowski sourit.

« Pour le moins, Walter. La plupart des candidats républicains se sont montrés assez prudents, mais Carter Davis a condamné l’État iranien en des termes qui ne laissaient aucune place au doute… je vous propose de l’écouter. »

L’image changea pour montrer un Carter Davis remonté, debout sur la plate-forme arrière d’un gros pick-up Chevy rouge et entouré par une foule quasiment hystérique de supporters, brandissant le drapeau américain ou celui, bleu et rouge, des républicains et arborant des badges « VOTEZ DAVIS » sur la poitrine. Derrière Davis, Rachel avait fait stratégiquement placer son luxueux bus de campagne aux flancs bleu et rouge proclamant : « DAVIS PRÉSIDENT » et « FOI et LIBERTÉ ».

« Mes chers compatriotes, les prix de l’essence viennent d’atteindre un nouveau record à plus de 12 dollars le gallon – le triple de leur valeur avant le naufrage des deux super-pétroliers, le Leila et l’Atlantic Giant, et la fermeture du détroit d’Ormuz – et nous sommes en train de connaître la plus grave crise boursière que nous ayons connue depuis 1929. Tout accuse l’Iran et les fanatiques qui contrôlent leur religion diabolique ! tonna-t-il. Il s’agit d’une tentative délibérée de sabotage de notre mode de vie visant à priver de leur emploi des Américains qui travaillent dur, des femmes et des hommes qui obéissent à la seule vraie foi et qui ont fait de cette grande nation ce qu’elle est aujourd’hui. Si je deviens président, je n’accepterai pas cet état de fait et je ferai tout pour que cela ne se reproduise plus jamais ; ce qui signifie que toutes les options – je dis bien toutes les options – seront sur la table ! »

La foule l’acclama follement, scandant :

« Carter Davis ! Carter Davis ! Carter Davis ! »

Susan Murkowski réapparut à l’écran.

« Comme vous pouvez le voir, Walter, le gouverneur n’a pas mâché ses mots. Bien sûr, il est encore très tôt dans la campagne, mais il fait désormais la course en tête chez les républicains, et si les résultats de l’Iowa se répètent dans d’autres États, il est fort possible que Carter Davis devienne leur candidat.

— Le département de la Défense n’a toujours pas confirmé si un des F/A-18 du porte-avions USS Truman avait bien été abattu au-dessus des pétroliers en flammes dans le golfe, pourtant Carter Davis ne semble pas nourrir le moindre doute : pour lui, ce sont bien les Iraniens qui l’ont descendu. En savons-nous davantage à ce sujet ?

— D’autres sources indiquent qu’il s’agirait plutôt d’un simple accident, une collision avec un de nos propres drones. Comme vous l’avez indiqué, le département de la Défense ne dit mot sur ce sujet. Il a cependant confirmé que le pilote a bien été repêché en mer. »

Cronkwell hocha la tête.

« Oui, espérons que le pilote est sain et sauf. Passons maintenant aux démocrates : Hailey Campbell est toujours en tête, n’est-ce pas ? »

Murkowski lui rendit son sourire.

« Aucune surprise de ce côté-là, Walter. Le dernier sondage dans l’Iowa indique que 65 % des électeurs aimeraient la voir à la Maison-Blanche. Elle a largement remporté le caucus de l’Iowa avec 43 % des votes ; son rival le plus proche, John Bilson, est très loin derrière avec 18,5 %… 11 % des habitants de l’Iowa ignoraient même le nom de notre actuel vice-président.

— Campbell a-t-elle fait part de ses sentiments face à la crise ?

— Elle a, elle aussi, fait preuve d’une grande prudence, Walter, mais elle a néanmoins accepté de répondre à nos questions. »

L’image changea, montrant une conférence de presse improvisée sur les marches du Capitole de Des Moines.

« Madame Campbell, demandait Murkowski, en ce qui concerne le naufrage des supertankers dans le détroit d’Ormuz, le gouverneur Davis accuse ouvertement l’Iran… pensez-vous qu’il a raison ?

— J’ai vu la réaction du gouverneur Davis et sa rhétorique frise l’irresponsabilité… »

L’élégance de son tailleur-pantalon blanc Chanel ne faisait que renforcer l’assurance impressionnante que dégageait la candidate démocrate.

« D’abord, laissez-moi exprimer mes condoléances aux familles des victimes. L’attaque sur ces navires qui a provoqué la fermeture du détroit est un acte terroriste de la pire espèce, mais je remarque que l’Iran a très vite nié toute implication et a même condamné cet attentat. Avant de lancer des accusations, attendons les résultats des enquêtes menées par les Nations unies et par nos propres services. Je rappelle que nous disposons d’une base avancée là-bas, à al-Udeid au Qatar. D’après ce que j’ai cru comprendre, des plongeurs des Seals ont pu examiner les coques pour déterminer la cause de ces explosions. En attendant, j’ajoute ma voix à l’appel au calme lancé par le président. Il est absolument inutile de paniquer et d’acheter de l’essence à tort et à travers. Nos réserves ont été mises en place précisément pour faire face à ce type de situations, je demande donc à tous mes compatriotes de faire preuve de… »

Crowley coupa la diffusion.

— Ça s’annonce bien, dit-il en caressant la cuisse de Miranda.