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Lolo, Montana


La brume frôlait les arbres. Ruger vérifia le silencieux de son M110 avant de se diriger vers la maison, sans jamais se mettre à découvert. À 50 mètres de la porte de derrière, il posa le fusil à lunette contre un grand peuplier, s’assura de la présence du garrot dans sa poche et reprit son approche. Il gravit sans bruit les marches de bois, mais cette précaution était inutile. De la country, jouée à un volume assez fort, provenait du salon. Il put enfin distinguer sa proie à travers les rideaux. Une femme opulente que cette Abigail. Pour l’heure, elle préparait son dîner dans la cuisine. Il vérifia la serrure du balcon, c’était un modèle ancien. Préparé à toutes sortes d’éventualités, il sélectionna une série de passes dans son sac à dos. Au moins, la musique couvrirait le bruit de l’ouverture de la porte, pensa-t-il en essayant une première clé. La quatrième fut la bonne.

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Susan Murkowski paya le chauffeur de taxi et regarda autour d’elle. Un décor digne d’un mauvais film d’horreur, se dit-elle en frissonnant, avec cette brume qui enveloppait les peupliers et rampait sur le sol. Sortant son iPhone, elle vérifia qu’elle captait bien avant de le passer sur silencieux. Elle remonta la longue allée et appuya sur le bouton de la sonnette, un vieux machin en céramique qui émit un bruit à réveiller un mort.

Ruger proféra un juron étouffé. Retirant son passe de la serrure, il se plaqua contre le mur.

Abigail jeta un coup d’œil par le judas. Reconnaissant Murkowski, elle ouvrit aussitôt.

— Susan ? Je suis Abigail Roxburgh. Entrez. Merci d’être venue jusqu’ici, dit-elle avec nervosité.

— J’avoue que votre message était très succinct, mais si les sondages ne mentent pas, il concerne peut-être le prochain président des États-Unis. C’était donc important.

— À vrai dire, je suis folle d’inquiétude. Le gouverneur Davis n’est pas du tout l’homme que l’on croit. J’ai préparé du café, nous pouvons le prendre ici, dit Abigail en baissant la musique. Mais c’est toujours agréable de s’installer sur la terrasse derrière, malgré la brume.

Ruger n’avait aucun mal à les entendre par la porte entrouverte. La refermant, il sauta en bas des marches et battit en retraite parmi les arbres. Crowley n’allait pas être ravi si la cible vidait son sac avant qu’il n’ait pu l’abattre.

— Va pour la brume… dit Murkowski en suivant Abigail à l’extérieur. Ça ne vous rend pas nerveuse d’habiter seule ici ? Les plus proches voisins sont assez loin, non ?

— Non, pas vraiment, dit Abigail en s’installant sur une des chaises en bois pendant que Murkowski prenait l’autre. Du moins, pas jusqu’à présent. Mais commençons par le commencement. Le gouverneur Davis et moi…

Ruger stabilisa le M110 contre le gros peuplier et ajusta la lunette dotée d’un système de vision nocturne qui lui offrait un grossissement de 8,5. Il amena la mire sur la tempe d’Abigail et pressa lentement la détente.

La balle fit éclater la boîte crânienne. Du sang et des fragments d’os jaillirent, aspergeant Murkowski et la terrasse. D’abord pétrifiée, la journaliste ne sortit de sa transe qu’en raison d’une irrépressible envie de vomir. Main sur la bouche, elle tomba à genoux avant de comprendre soudain qu’elle aussi pouvait être la cible d’un assassin. Reculant à quatre pattes vers la maison, elle sortit son iPhone, composa son code puis le 911. C’est alors qu’elle entendit un moteur démarrer au loin, derrière les arbres.

— Merde ! jura Ruger en prenant le risque d’allumer ses feux pour foncer sur la piste.

En arrivant sur River Drive, il entendit les sirènes au loin. Il bifurqua dans Glacier Drive et continua à allure modérée jusqu’à Bitterroot Road où il s’inséra et disparut dans la circulation.

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Quelques heures plus tard, Murkowski essayait de retrouver son sang-froid alors qu’elle s’apprêtait à passer à l’antenne pour le dernier bulletin d’info de la soirée.

— Ça va, Murk ? lui demanda le producteur.

— Un peu secouée, mais ça ira.

— Dans cinq, quatre, trois, deux, un…

— Nous sommes en direct avec Susan Murkowski à Lolo, Montana, où un meurtre effroyable vient d’être commis. Susan, c’est à vous.

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Rachel Bannister regardait la télé à San Francisco. Elle envoya un texto à Crowley et à Davis leur disant de se brancher sur-le-champ sur CNC, tandis qu’elle écoutait le reportage avec une inquiétude croissante.

« Mme Roxburgh faisait partie de l’équipe du gouverneur Davis, déclarait le présentateur, et juste avant qu’elle ne soit assassinée sous vos yeux, elle vous avait envoyé un message disant qu’elle avait des révélations à vous faire sur le gouverneur… Lors de votre rencontre ce soir, vous a-t-elle donné le moindre indice qui permettrait de comprendre pourquoi elle a été tuée ? »

Rachel nota les trois éléments de langage les plus compromettants cités par Murkowski : « Je suis folle d’inquiétude » ; « Le gouverneur Davis n’est pas du tout l’homme que l’on croit… » ; « Le gouverneur Davis et moi… ». Ce dernier était facile à traiter – il faudrait juste réfuter ce que les tabloïds allaient en déduire. Elle réfléchissait à toute allure. Mieux valait organiser une conférence de presse sur-le-champ, plutôt que laisser les médias s’emballer. Traité de façon adéquate et avec promptitude, cet événement ne serait qu’un feu de paille. Mais qui se cachait derrière ce meurtre ? Elle avait peur de connaître la réponse à cette question. Crowley n’avait jamais été un tendre en affaires, mais était-il prêt à de telles extrémités ? Déjà, le jour où elle avait été exclue de cette conversation avec Ruger – un individu doté d’un très lourd casier –, elle avait éprouvé un réel malaise et un sentiment de peur très désagréable. Peut-être l’heure était-elle venue de demander des comptes à Crowley… Bientôt peut-être, mais pour l’instant elle avait des problèmes bien plus urgents à régler.

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La nouvelle s’était propagée à une vitesse ahurissante. Rachel attendit que l’énorme contingent de journalistes se soit installé avant d’annoncer le gouverneur Davis.

Elle lui avait soigneusement préparé son texte.

— D’abord, je tiens à exprimer mes plus profondes condoléances à la famille et aux amis d’Abigail Roxburgh pour cette tragédie qui les frappe et qui frappe aussi tout l’État du Montana, commença-t-il. Abigail était une employée modèle qui effectuait un travail colossal et sa disparition est un coup effroyable pour nous tous. Elle demeurera à jamais dans nos prières.

Rachel avait délibérément écrit une très brève déclaration, comptant sur les journalistes pour poser les questions essentielles. Elle ne fut pas déçue, dix d’entre eux se mettant à vociférer en même temps.

— Un à la fois, s’il vous plaît, dit Davis, mettant en application l’entraînement intensif auquel elle l’avait soumis. Oui, dit-il en montrant une séduisante jeune journaliste au premier rang.

— Gouverneur Davis, que voulait dire, selon vous, Mme Roxburgh en déclarant qu’elle était « folle d’inquiétude » dans la perspective de votre probable victoire mardi prochain ?

Davis hocha la tête, affectant l’air grave que Rachel lui avait fait répéter.

— Quand j’ai quitté le Montana pour annoncer ma candidature pour ce poste suprême, Abigail – Mme Roxburgh –, qui faisait partie de mon équipe, a demandé à me voir. Elle est arrivée en larmes dans mon bureau et ses mots exacts ont été : « Gouverneur Davis, je suis si inquiète. Les meilleurs présidents de ce pays ont été assassinés… et je ne cesse de penser à Kennedy. Vous avez été… », et pardonnez-moi, mais c’est exactement ainsi qu’elle s’est exprimée : « Vous avez été le meilleur gouverneur que le Montana ait jamais eu, et vous serez sûrement un grand président, mais je suis folle d’inquiétude à l’idée qu’un assassin ne vous prenne pour cible. » Je n’ai aucun doute qu’en contactant Mme Murkowski, Mme Roxburgh cherchait à m’envoyer un nouvel avertissement. Permettez-moi de le dire, je fais la plus grande confiance aux membres du Secret Service. Ces gars chargés de la protection du président sont les meilleurs du monde. Oui… je vous écoute, dit Davis en choisissant cette fois un journaliste assez âgé.

Lors de sa première conférence de presse, Rachel avait été furieuse. Il avait offert ses dix premières questions à des femmes séduisantes.

— Et que pensez-vous qu’elle voulait dire par : « Le gouverneur Davis n’est pas du tout l’homme que l’on croit » ?

Rachel avait anticipé cette question et lui avait expliqué comment réagir, non seulement de façon verbale, mais aussi par son langage corporel qui était tout aussi important. Davis s’autorisa un sourire affligé.

— C’est encore une chose que plus d’une fois Abigail – Mme Roxburgh – m’a dite. Si je me souviens bien, elle déclarait souvent : « Gouverneur Davis, vous n’êtes pas celui qu’on croit. Vous donnez l’impression, si vous me permettez l’expression, d’être une grande gueule et c’est ce que les gens apprécient chez vous » – encore une fois, pardonnez-moi, car l’heure n’est pas aux déclarations politiques, mais elle continuait en ajoutant que j’étais en fait très vif d’esprit et que les gens m’aimaient parce que j’avais l’air d’être comme eux. Je vais tenter de la citer le plus exactement possible : « En coulisses, vous faites preuve d’une intelligence incroyable face à tous ceux qui voudraient tirer profit des citoyens ordinaires. » Elle me manquera plus que je ne saurais le dire, dit Davis en sortant un mouchoir blanc de sa poche.

Comme le lui avait ordonné Rachel, il se tamponna les yeux.

— Et qui, selon vous, pourrait en vouloir à Mme Roxburgh, gouverneur ?

Rachel avait demandé qu’un des journalistes d’Omega Centauri pose cette question.

— Pour ce que j’en sais, Mme Roxburgh n’avait pas le moindre ennemi sur cette terre. Elle était toujours prête à aider quiconque était dans le besoin. Cela dit, nous avons pris des décisions importantes dans le Montana, des décisions fortes pour favoriser l’emploi et l’économie. Nous nous sommes aussi montrés très durs vis-à-vis de la corruption et des pots-de-vin, et ces gens qui préfèrent agir en marge de la loi ont une dent contre nous. J’espère que Mme Roxburgh n’a pas payé le prix de sa loyauté envers nous tous.

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Crowley éteignit la télévision et demanda à Miranda de convoquer Reid.

— Je veux une surveillance permanente sur ces trois personnes, dit-il en tendant au chef de la Zone 15 une liste portant les noms d’Emma Cooper, de Brooklyn Murphy et d’Harper Scott. Je veux savoir qui elles appellent, à qui elles envoient des textos, où elles vont et même quand elles respirent… Et si elles envisagent – ne serait-ce qu’en rêve – de donner une interview sur le candidat Carter Davis, je veux que vous m’appeliez… même à 3 heures du matin.