Il leur avait fallu des mois d’entraînement, de préparatifs et de repérages mais, enfin, les cellules dormantes en Grande-Bretagne, en Australie et aux États-Unis étaient prêtes à passer à l’attaque.
Le général Khan sentit l’adrénaline inonder son corps alors qu’il relisait l’unique mot envoyé par Crowley :
Exécution
Ils allaient frapper à nouveau. Le général se brancha sur stampgeekcol.com pour laisser un commentaire sous son nom de code : « Je viens d’acquérir un deux schillings de 1971 de la République d’Autriche, commémorant les vingt ans de la nationalisation de l’industrie, et qui représente l’usine d’azote de Linz. » Il ajouta l’image de la fabrique avec un nuage de fumée s’échappant de ses cheminées.
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À 11 000 kilomètres de là, confortablement installée dans son bureau impénétrable au quartier général de la NSA à Fort Meade, Barbara Murray essayait de trouver un sens au dernier post du général Khan sur le site de philatélie. Elle passa un appel sécurisé à Tom McNamara.
— Les attaques sur le Leila et l’Atlantic Giant ont été précédées par un post anodin sur ce site, dit-elle, mais je ne suis pas sûre de comprendre ce que signifie ce message, en dehors du fait qu’il y a tout lieu de craindre quelque chose. Je doute que cela ait lieu en Autriche.
— Je suis d’accord. Mais c’est très loin de suffire pour déclencher une alerte maximale. Pour le moment, nous parlons d’un attentat éventuel sur un lieu inconnu. Je vais, bien sûr, briefer le président et le Conseil de sécurité nationale, mais il nous faut des éléments plus substantiels… Du nouveau sur le système de cryptage de Crowley ?
— Toujours pas, mais j’y travaille.
Tout en étant persuadée de l’imminence d’un attentat de grande envergure, Murray comprenait la position de McNamara. Il était impossible de réagir à chaque info suspecte, de mettre en branle toutes les forces de sécurité du pays sur un simple soupçon ; si ce message ne concernait pas une action terroriste mais une autre activité – aussi illégale fût-elle –, il serait cloué au pilori pour avoir crié au loup. Ses doigts volaient sur le clavier tandis qu’elle entrait un tout nouvel ensemble de critères dans les ordinateurs gigantesques de la NSA. Elle n’avait pas renoncé à casser le cryptage des systèmes de Crowley.
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De l’autre côté de l’Atlantique, Sadiq Boulos et Gamal Nadar déroulaient leur tapis de prière dans leur petit deux-pièces d’un immeuble de Peckham, à moins de 5 kilomètres au sud de la cathédrale Saint-Paul. Nadar, qui avait été chargé de provoquer la détonation de la bombe, dirigeait la prière. Les deux hommes étaient convaincus qu’elle serait leur dernière avant leur entrée triomphale au paradis. Ensemble, ils se prosternèrent en sujood, à genoux sur le tapis. Ils avaient depuis longtemps déterminé que la Qibla était au sud-est. Différente selon l’endroit du monde, il s’agissait de la direction de La Mecque vers laquelle tout musulman devait adresser ses prières, le lieu de naissance du prophète Mohammed et, par voie de conséquence, le plus saint de l’islam.
— Allahou Akbar… Allah est grand…
— Soubhana roubbiyal a’ala… Mon Seigneur est parfait…
— Assalamou aaleikoum oua rahmatoullah… Que la paix et la miséricorde d’Allah soient sur toi.
Après leurs prières, Nadar et Boulos s’étreignirent. Il était temps de partir.
— Bientôt nous rejoindrons Mohammed, que la paix soit avec lui, dit Nadar, extrayant le petit container bleu de cobalt 60 de sa cachette au fond d’une penderie.
Il ouvrit la mallette spécialement conçue qui, en complément de l’emplacement réservé au matériau radioactif, contenait aussi 20 kg d’explosifs, avant de se tourner en souriant vers Boulos tandis qu’il ouvrait le container puis soulevait la protection en plomb. Le cobalt brillait d’un bleu profond, irréel, et les deux hommes furent sur-le-champ contaminés par l’intense rayonnement gamma. D’ici quelques heures, ils tomberaient gravement malades, dévorés par un cancer fulgurant, mais la bombe était prévue pour exploser bien avant.
— Et l’Infidèle aura perdu toute sa ville, dit Boulos.
S’étant renseigné sur la substance mortelle, ce qu’il avait découvert l’avait ravi.
Nadar inséra le métal radioactif dans le logement prévu.
— Il tient parfaitement, Sadiq, Alhamdoulillah… Allah soit loué !
Il referma la mallette et la verrouilla.
— Le paradis n’est plus très loin, Sadiq.
Ils avaient souvent discuté de ce lieu d’éternelle béatitude et voilà qu’ils tenaient enfin leur chance d’y entrer.
— Imagine, Gamal, toutes ces vierges… ces houris d’une beauté incomparable ! dit Boulos, se référant à son hadith préféré, le Al-Itqan fi Ulum al-Qur’an de Jalaluddin Sūyūti.
Le célèbre théologien égyptien du XVe siècle avait tenu une chaire à la mosquée de Baybars au Caire et son interprétation du Coran sacré était une de celles en lesquelles Nadar et Boulos croyaient profondément. Boulos se mit à lire la page 351 :
Chaque fois que nous dormons avec une houri,
nous découvrons qu’elle est vierge.
Et jamais le pénis de l’Élu ne se ramollit.
L’érection est éternelle ; la sensation que tu ressens
à chaque fois que tu fais l’amour
est prodigieusement délicieuse et inconnue en ce monde,
car si tu devais la connaître en ce monde, tu t’évanouirais.
Chaque Élu épousera soixante-dix houris,
en plus des femmes qu’il a épousées sur terre,
et toutes auront d’appétissants vagins.
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Nadar et Boulos s’étaient procuré des vêtements décontractés et élégants, conscients que de longues robes flottantes et des sacs à dos attireraient l’attention, surtout chez des hommes de type moyen-oriental. Comme espéré, dans la cathédrale, personne ne s’intéressa à eux, pas plus qu’à leur mallette, et ils gravirent sans encombre les 528 marches, dépassant la galerie des Murmures et la galerie de Pierre pour rejoindre la galerie Dorée quasiment au sommet du dôme.
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Nidal Basara et Jibral Maloof avaient loué un modeste appartement à Burnham-on-Sea, une petite ville du Somerset à l’embouchure de la Parrett dans la baie de Bridgewater. Sa proximité avec la centrale nucléaire d’Hinkley Point la rendait très intéressante.
Basara guidait leur barque de pêche hors de l’estuaire pour remonter la côte vers l’ouest. Leur embarcation ne semblait pas plus déplacée dans ce paysage que les mouettes qui la survolaient et ils s’engagèrent tranquillement dans le canal de Bristol, en restant à distance de la rive.
— La voilà, Jibral ! Ce sera la chute de l’Infidèle, dit Basara, examinant l’immense réacteur à travers ses jumelles. Une fois que nous aurons provoqué la fusion du cœur, les vents transporteront le nuage radioactif jusqu’à sa ville la plus grande.
— Inch’Allah ! répondit Maloof avec enthousiasme.
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Abdul Qureshi et Shahib Said étaient des terroristes endurcis. Tous deux avaient passé douze mois à se battre aux côtés des Frères musulmans sunnites dans l’interminable guerre civile syrienne contre le président Bachar el-Assad et sa minorité alaouite. Les Alaouites, une branche de l’islam chiite, étaient alliés à l’Iran et au Hezbollah d’Hassan Nasrallah. Ce conflit n’avait fait qu’enraciner les convictions des deux jeunes hommes : les chiites étaient des chiens d’hérétiques, les sunnites étaient les seuls vrais croyants.
Cette fracture remontait à la mort du Prophète lui-même. Illettré, Mohammed n’avait laissé à sa mort, en 632, aucune directive écrite quant à l’identité de son successeur. Une controverse éclata alors entre ceux qui pensaient que celui-ci devait être un de ses parents liés par le sang et ceux qui préféraient le meilleur théologien. Les partisans du lien du sang étaient les Shia-t-Ali, les disciples d’Ali, à la fois le cousin du Prophète et son gendre, puisqu’il avait épousé Fatima, sa fille. Dans le camp d’en face, les supporters du théologien le plus qualifié étaient les sunnites, ce qui en arabe signifie « Ceux qui suivent la tradition du Prophète ». Ils soutenaient l’ami et conseiller de Mohammed, Abou Bakr, qui finit par l’emporter et devint le premier d’une longue liste de califes ; un poste qui ne fut aboli que par Mustafa Atatürk, le père de la Turquie moderne, en 1924. À l’image des protestants et des catholiques en Irlande du Nord, sunnites et chiites s’entre-tuaient depuis des siècles. Mais ils avaient un ennemi commun auquel ces deux jeunes fanatiques avaient décidé de s’attaquer : l’Occident.
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Un peu après 15 h 30, Qureshi et Said émergèrent de la célèbre station de métro Flinders à Melbourne.
— Le vent souffle du sud, Shahib. Nous allons nous servir de la Skydeck.
Même si la plate-forme panoramique de la Skydeck faisait face au sud, Qureshi avait conçu la bombe de telle sorte que le cobalt soit projeté vers l’extérieur, persuadé que les vents sauraient ramener le nuage mortel autour de l’immeuble pour qu’il se dissipe au-dessus du centre-ville. Ils empruntèrent l’allée le long de la Yarra River pour rejoindre l’Eureka Skydeck qui possédait la plate-forme extérieure la plus élevée de l’hémisphère Sud. L’ascenseur rapide les amena au sommet et ils empruntèrent aussitôt le sas donnant sur la terrasse, à plus de 300 mètres au-dessus de la ville.
— Parfait, murmura Qureshi tandis qu’il contemplait une dernière fois la vue magnifique sur la baie de Port Phillip. Il y a un tournoi de tennis à la Rod Laver Arena. Ces femmes qui se dénudent sont en train de jouer leur dernier match, ajouta-t-il, la voix chargée de mépris.
La vision de ces joueuses à peine vêtues dont on apercevait la culotte à chaque service l’avait plus d’une fois amené au bord de l’apoplexie.
— Et quand on aura imposé la charia ici, approuva Said, nos frères lapideront les autres à mort.
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À Sydney, Iqbal Safar et Hazim Gerges ignoraient tout des activités de leurs collègues à Melbourne. Al-Qaida, loin d’être l’organisation terroriste centralisée que dépeignaient parfois certains médias, était constitué de groupes disparates de jeunes fanatiques qui de plus en plus ne rendaient de comptes qu’à eux-mêmes.
Radicalisés très jeunes par un imam qui accusait les femmes victimes de viol d’être seules responsables de leur sort, Safar et Gerges haïssaient l’Occident avec passion et particulièrement sa moitié féminine. L’imam avait raison. Les femmes qui ne se couvraient pas et ne portaient pas le voile étaient comme de la viande abandonnée aux chacals. Elles méritaient ce qui leur arrivait. Comme leur imam, ils croyaient que les femmes étaient l’instrument utilisé par Satan pour contrôler les hommes. Maintenant, tous deux étaient impatients de connaître les vierges et les « appétissants vagins » qui les attendaient au paradis.
— La meilleure approche sera le long de la Heathcote Road, proposa Safar tandis qu’il étalait la carte sur la table de la cuisine de leur appartement de Liverpool. Si tu regardes bien, dit-il en affichant le réacteur nucléaire de Lucas Heights sur Google Earth, le chemin le plus court passe à travers ces épais fourrés au sud du périmètre. Ici, c’est l’ancien réacteur Hifar qui n’est plus en service et là, dans ce bâtiment, le nouveau cœur Opal.
— Oui, mais pourquoi faut-il encore attendre ? se plaignit le jeune Gerges. On les emmerde. On n’a qu’à y aller tout de suite !
— Du calme, Hazim. Mais si on ne reçoit pas de nouvelles très bientôt, je te garantis qu’on ira.
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Au sommet de la Willis Tower à Chicago, Nasib Touma crocheta la serrure de la porte de l’escalier menant au cent dixième étage qui n’apparaissait sur aucun des ascenseurs publics de l’ancienne Sears Tower – et pour une bonne raison. Le cent dixième était le nom que les électriciens avaient donné au toit situé à 442 mètres au-dessus du sol de ce qui était désormais le deuxième bâtiment le plus haut des États-Unis après le nouveau World Trade Center à New York. Vêtus de la combinaison kaki des électriciens marquée « Willis Tower », Touma et son complice, Hassan Botros, grimpèrent sur le toit du building.
— Nous avons de la chance aujourd’hui, Alahamdoulillah… loué soit Allah, dit Touma. Le vent vient du nord. Il va tout répandre sur le quartier des affaires.
— Allah est avec nous, Nasib, renchérit Botros.
Il marcha jusqu’à la corniche pour contempler la Chicago River en contrebas et l’immense cité.
— Près de 3 millions d’Infidèles vivent ici, dit-il, penché en avant pour lutter contre le vent.
— Tu peux y ajouter 100 000 touristes qui ne rentreront jamais chez eux, inch’Allah. Et regarde là-bas, c’est LaSalle Street avec le bâtiment de la Réserve fédérale et celui de la Bourse de Chicago.
Il dut se retenir à la rampe. Il souffrait déjà des radiations émises par le cobalt.
— C’est non seulement la deuxième plus grande ville d’affaires du grand Satan, mais c’est aussi une place financière mondiale. Soixante-six des compagnies les plus riches du monde y ont leur siège. On va dévaster leur système financier.
Touma avait fait des recherches, mais il aurait pu s’éviter cette peine. C’était Crowley en personne qui avait choisi Chicago.
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Kaliq Sarraf et Lufti Ghanem remontaient paisiblement l’Hudson dans le petit bateau à moteur qu’ils louaient depuis six mois. Ils dépassèrent le mémorial de la bataille de Stony Point sur la rive ouest, où, en 1779, durant la guerre d’Indépendance, un petit groupe de l’Armée continentale de George Washington, sous le commandement du général « Mad Anthony » Wayne, avait vaincu les Anglais lors d’un raid audacieux.
— Comme le général infidèle Wayne, nous allons les battre à leur propre jeu, dit Kaliq au moment où la centrale nucléaire apparaissait sur la rive est de la rivière.
— Regarde un peu ça, dit son compagnon, impressionné par les immenses réacteurs d’Indian Point.