— Ça commence à bouger.
McNamara afficha une image satellite sur son écran mural.
— Ce cliché a été pris il y a moins de deux heures. On peut voir l’Evran I à nouveau sur l’Amazone faisant route pour Manaus. Soit dit en passant, vous avez fait du bon boulot : ils ont dû le remorquer jusqu’à Rio de Janeiro pour le mettre en cale sèche. Il leur a fallu neuf mois pour le réparer, fit McNamara, visiblement enchanté. Crowley a dû en être malade. Nous ne sommes pas parvenus à infiltrer quelqu’un chez Evran Timbers mais nous avons maintenu une surveillance constante. Si les missiles sont là, je pense que Crowley ne prendra pas le risque de les balader sur autre chose que son propre navire, mais nous verrons. Ils vont entamer le chargement dès l’arrivée du cargo. Oliveira à Brasília a bien travaillé, lui aussi : il s’est procuré le manifeste qui indique que le bateau doit se rendre à Karachi et un de ses gars a repéré dix mercenaires lourdement armés à son bord.
— Ce qui confirmerait la présence des missiles, dit O’Connor. On n’embauche pas des mercenaires pour protéger une cargaison de bois.
— Précisément, dit McNamara en affichant maintenant une vue plus rapprochée du bateau. Ce n’est pas un bâtiment énorme – environ 20 000 tonnes. À l’avant, les containers sont empilés sur trois niveaux, et à l’arrière, ce sont des rangées de quarante sur dix et quatre en hauteur. Votre mission est de monter à bord, d’éliminer toute résistance et de trouver ce qui s’y cache.
— Avant ou après le petit déjeuner ?
— À vous de voir, répliqua McNamara avec un large sourire, mais je suggère les toutes premières heures de la matinée. Maintenant, s’il n’y a rien à bord, on est morts, et Crowley ne se privera pas de nous enterrer mais, à en juger par les interceptions que Murray a effectuées entre Khan et les talibans, on devrait toucher le gros lot.
— De quelles forces disposons-nous ?
— J’ai briefé le chef d’état-major, le chef des opérations navales et le commandant du Marine Corps et nous sommes tombés d’accord : inutile de mettre le président dans le coup tant que nous n’avons aucune certitude… à la condition, si ça tourne mal, que je sois le seul à porter le chapeau.
— Plutôt correct de leur part.
— Le destroyer USS Lassen devait rentrer à Norfolk pour maintenance, mais l’équipage vient de voir sa permission annulée.
Située au sud de Washington, en Virginie, la base navale était la plus vaste du monde, abritant plus de soixante-dix navires de guerre et cent trente aéronefs.
— Je parie qu’ils ont été contents d’apprendre ça, fit O’Connor.
Le public ignorait souvent les sacrifices auxquels devaient consentir les jeunes hommes et femmes appartenant aux forces armées.
— Donc, je n’aurais pas droit à un porte-avions ni à un petit sous-marin nucléaire ? reprit-il.
Même après toutes ces années passées à travailler avec Tom McNamara, celui-ci arrivait encore à le surprendre par ses contacts et sa capacité à mobiliser des moyens étonnants.
— Ils sont occupés dans le golfe en ce moment. Et puis, s’il avait fallu les mobiliser, cela aurait signifié que la flaque de merde dans laquelle on patauge se serait transformée en océan. Le Lassen devrait arriver du côté de Belém en ce moment même.
La capitale de l’État de Pará au nord du Brésil était la porte de l’Amazone.
— Un de nos jets vous attend à Andrews pour vous emmener à l’aéroport de Val de Cães d’où vous rejoindrez le Lassen. À son bord se trouvent déjà un équipage de remplacement pour l’Evran I et la petite bande qui vous accompagnait dans la vallée de Korengal.
Et c’est reparti pour un tour, se dit O’Connor.
— Le Lassen suivra l’Evran I à sa sortie de l’Amazone. Dès qu’il aura quitté les eaux territoriales brésiliennes, vous pourrez déclencher une VBSS (pour Vessel Boarding, Search and Seizure, des opérations d’abordage et de perquisition auxquelles les forces navales, les marines et les gardes-côtes américains étaient entraînés à des degrés divers).
O’Connor et McNamara savaient tous les deux qu’arraisonner un navire dans de telles circonstances comportait des risques très élevés.
— Des remarques ? demanda McNamara.
O’Connor connaissait ce ton : il était temps d’être sérieux.
— Il va falloir que je voie ça avec l’équipe Seal, mais nous disposons des options habituelles. Je présume que le Lassen aura deux Sea Hawk à son bord, mais les hommes de Crowley ne plaisantent pas : si on tente une approche par hélico, on sera soumis à un feu intense. La meilleure solution sera un abordage de nuit en nous servant de canots gonflables, le Lassen et les hélicos nous fournissant une diversion. Bien sûr, on demandera d’abord à l’Evran I la permission de monter à bord mais…
— Ouais, j’y crois pas trop non plus. Il va sans doute vous falloir utiliser les grands moyens.
Ni l’un ni l’autre ne se doutaient à ce moment-là à quel point leurs prévisions étaient justes.
*
* *
L’Evran I quitta l’embouchure de l’Amazone un peu avant minuit, suivant un cap sud-est dans l’océan Atlantique qui devait l’amener à contourner le cap de Bonne-Espérance, d’où, repartant vers le nord dans l’océan Indien et la mer d’Arabie, il remonterait vers Karachi au Pakistan. Wisal Umrani, commandant de bord, consulta l’écran radar dans la passerelle. Le trafic entrant et sortant du fleuve avait été plus important un peu plus tôt, mais à présent le nombre de signaux sur l’écran avait diminué. En dehors d’un contact à 5 milles par l’arrière et de trois autres bien plus loin au nord et au sud, les mers étaient plutôt dégagées. Il poussa un soupir de soulagement : le voyage semblait parti pour se dérouler normalement. À Manaus, il avait eu la surprise de se voir adjoindre un contingent de dix gardes lourdement armés. Quand il avait voulu en savoir la raison, on lui avait répondu qu’on redoutait d’éventuelles attaques pirates. Cette crainte ne lui paraissait guère justifiée, mais on ne lui avait pas demandé son avis. Bah, encore quelques jours de mer et il serait chez lui. Umrani se languissait de retrouver sa jeune famille à Karachi.
*
* *
O’Connor acheva la présentation de l’équipe 6 des Seals au capitaine du Lassen, le commandant Tom Guivarra, avant que celle-ci n’effectue une dernière vérification de son matériel. Aucun des hommes ici présents n’aurait préféré se trouver ailleurs, que ce soit Rudy Kennedy, Louis Estrada ou Alejandro « Chico » Ramirez.
Le Lassen, un bâtiment de 9 000 tonnes, était armé de Harpoon, de Tomahawk et d’autres missiles sol-air, de systèmes de lancement vertical, de canons 127 millimètres, 25 millimètres et 12,7 millimètres ainsi que de Phalanx 20 millimètres, un dispositif de défense à courte portée. L’équipage de l’Evran I était sur le point de connaître une soirée intéressante, se dit O’Connor en contemplant la surface placide et sombre de l’océan.
Une heure plus tard, le capitaine pivota dans son fauteuil sur la passerelle.
— Il vient d’entrer dans les eaux internationales, annonça Guivarra, on y va quand vous voulez.
— Disons… tout de suite, alors, répliqua O’Connor avec un sourire, ses dents luisant étrangement sur son visage noirci.
— En avant toute !
— En avant toute !
Guivarra adorait mettre les gaz à fond. La vitesse maximale du Lassen était top secret, mais elle dépassait les 30 nœuds, grâce à ses puissantes turbines General Electric. Très vite, un énorme sillage d’écume se forma tandis que les deux grosses hélices atteignaient leur révolution maximale.
À 3 milles nautiques de leur proie, Guivarra ralentit le destroyer pour permettre le lancement de deux RHIB de 11 mètres transportant O’Connor et ses hommes. Les canots pneumatiques rigides et gonflables étaient capables d’atteindre la vitesse ahurissante de 70 nœuds.
O’Connor était accroupi à l’avant du premier d’entre eux, accompagné par quatre Seals. La mer autour d’eux formait des creux d’un mètre et le canot filait au sommet de la houle, volant un bref instant avant de s’écraser sur les flots dans un choc brutal, des nuages d’écume volant de part et d’autre de la proue. Kennedy dirigeait la deuxième équipe dans l’autre canot.
*
* *
— Commandant… Un navire non identifié approche.
Le premier officier de l’Evran I guettait depuis un moment le signal sur l’écran radar qui semblait fondre sur eux. En temps normal, il aurait hésité à réveiller son chef dans sa cabine, mais cela n’avait rien d’ordinaire.
Les yeux encore lourds de sommeil, Umrani apparut peu après sur la passerelle.
— Que se passe-t-il ?
— Regardez le radar, commandant.
Le premier officier lui montra l’écran. Un point vert accompagné d’un bip apparaissait à chaque fois que le balayage radar couvrait leur arrière.
— Je ne sais pas ce que c’est, mais il doit faire au moins du 30 nœuds et il arrive sur nous par tribord arrière.
— Maintenez le cap, dit Umrani en s’emparant de jumelles avant de gagner les vitres à tribord.
Il fit le point pour découvrir la fine proue du Lassen fendant les eaux et son sillage à l’arrière. Perplexe, il revint vers le poste de commande.
— C’est un bâtiment de guerre… un destroyer ou une frégate. Ils doivent nous avoir sur leur radar et, avec ce temps plutôt clément, ils ont déjà dû nous voir. Ah, attendez… ils nous demandent de mettre en panne, dit-il en déchiffrant les signaux lumineux sur le pont du destroyer. Répondez : Pourquoi ? Nous sommes l’Evran I, un cargo en route pour Karachi.
La réponse ne se fit pas attendre. Nous le savons. Nous sommes l’USS Lassen. Mettez en panne.
Umrani haussa les épaules.
— Ralentissez, ordonna-t-il, préférant éviter de soumettre son hélice tout juste réparée à une trop grande tension.
— Que se passe-t-il ? demanda Diego Sánchez.
Dès l’instant où cet individu avait mis les pieds sur son navire, Umrani ne l’avait pas aimé. Comme tous ses hommes, il portait un treillis noir dans lequel le jeune commandant voyait un mauvais présage.
— Je vais mettre en panne… j’ignore pourquoi mais c’est un navire de guerre américain qui nous l’ordonne.
— Qu’il aille se faire foutre… continuez.
— Je suis le seul maître à bord de ce vaisseau, señor Sánchez. C’est moi qui donne les ordres ici.
Sánchez lui braqua son pistolet sur la tête.
— En avant toute, ou vous ne donnerez plus jamais d’ordre ici ou ailleurs.
Le visage d’Umrani perdit toutes ses couleurs.
— En avant toute, dit-il enfin à son premier officier tout aussi ébahi.
— Tous les hommes sur le pont, ordonna Sánchez dans sa radio, López à la passerelle.
Quelques secondes plus tard, son second surgit.
L’officier de quart à bord du Lassen réagit immédiatement.
— Ils reprennent de la vitesse, monsieur.
— Ils ont choisi la manière forte, commenta le commandant Guivarra. Envoyez les oiseaux.
Un premier Sea Hawk, aussitôt suivi par son jumeau, décolla à l’arrière du destroyer. Ils adoptèrent un vol d’attente à 3 000 pieds, prêts à créer une diversion. Guivarra, installé dans son fauteuil de commandant de bord, prit ses jumelles et sourit. Ils doivent être drôlement secoués là-dedans, pensa-t-il en dénichant les RHIB qui volaient sur les vagues, rejoignant l’Evran I par bâbord.
— Ralentissez, ordonna O’Connor au barreur.
Ils arrivaient à hauteur de leur proie. Dégageant la sécurité de son M14, O’Connor se retourna. Le Lassen remontait par tribord arrière sur l’Evran I.
— Lassen, ici Hopi Un Quatre, en position, à vous.
— Lassen, bien reçu, terminé.
Soudain, le ciel nocturne s’illumina. Restant hors de portée des armes de petit calibre des mercenaires, les Sea Hawk lâchaient des fusées éclairantes, assez loin pour ne pas illuminer les abords du porte-container mais suffisamment proches pour attirer l’attention. Les mercenaires à bord de l’Evran I prirent position sur les plats-bords tribord.
— On y va ! ordonna O’Connor, et les deux barreurs lancèrent les RHIB à plus de 40 nœuds.
Ils longèrent la coque et, l’une après l’autre, les échelles de corde furent lâchées par leurs lanceurs à air comprimé. O’Connor et Kennedy les escaladèrent, suivis par leurs équipes.
Sur le pont, Sánchez, qui contemplait les fusées éclairantes depuis un moment, finit par se douter de quelque chose. Il se retourna juste à temps pour voir le dernier des Seals prendre pied sur le vaisseau.
!
— Mierda !
Il ouvrit aussitôt le feu sur les silhouettes furtives.
— López ! À bâbord ! Repoussez-les ! hurla-t-il dans sa radio.
O’Connor fit signe à Kennedy de couvrir le côté tribord avec trois de ses hommes, pendant qu’avec Estrada et les autres, il se faufilait entre les escaliers d’accès et les prises d’eau pour pénétrer à l’intérieur du navire. Deux mercenaires envoyés à leur rencontre surgirent. Il lâcha deux courtes rafales et les deux hommes s’effondrèrent, touchés en pleine poitrine. Les trois qui les suivaient se mirent aussitôt à couvert, tout en ouvrant frénétiquement le feu avec leurs AK-47. Soudain, une nuée de balles vola sur le pont, beaucoup d’entre elles ricochant en tous sens sur la superstructure en acier.
— Un homme à terre !
Un des Seals avait été blessé, mais O’Connor et Estrada continuèrent néanmoins leur progression, abattant les trois mercenaires avec de brèves rafales d’une précision mortelle.
— Et de cinq… il n’en reste plus que cinq ! s’exclama Estrada.
O’Connor réprima un sourire. Dans des moments pareils, les gars comme Kennedy ou lui étaient irremplaçables. Une nouvelle fusillade éclata à tribord où l’autre équipe Seal élimina deux ennemis supplémentaires.
O’Connor repartit en avant, plus prudemment maintenant. S’immobilisant derrière une paroi, il fit signe à Estrada de ne plus bouger. Ça recommença. Un mouvement à 20 mètres de sa position au pied d’un escalier. Il plongea au moment où l’autre se mettait à décharger furieusement sa kalachnikov. Dans cet espace confiné, le vacarme était assourdissant. Le type était vraiment déchaîné, tirant sans discontinuer jusqu’à vider son chargeur. Au moment où il dut s’arrêter, O’Connor le repéra et l’abattit d’une seule balle.
— Et de huit ! annonça-t-il à Estrada qui s’était planqué derrière une colonne d’acier.
Une nouvelle rafale à tribord précéda la voix de Kennedy dans leurs écouteurs.
— Non, neuf !
— Il ne doit plus en rester qu’un, dit O’Connor, et je suis prêt à parier qu’il est sur la passerelle. Couvrez le bâbord, on s’en occupe… quelles sont les pertes ?
— Une blessure au ventre – c’est moche, mais il est stable.
Tous les membres des Seals étaient entraînés aux premiers secours mais, pour cette mission, ils avaient emmené un infirmier qui avait déjà stoppé l’hémorragie.
O’Connor et Estrada ressortirent sur le pont pour progresser en direction de la superstructure abritant la passerelle. O’Connor ouvrit une écoutille avec prudence… pour découvrir un membre d’équipage terrifié qui se terrait contre la paroi. Il lui adressa un geste apaisant avec sa paume ouverte avant de continuer vers l’échelle menant à la passerelle. Des étincelles jaillirent quand Sánchez vida son pistolet depuis le poste de commande. O’Connor se baissa et attendit que les coups de feu s’achèvent. Puis il lâcha un tir instinctif et Sánchez roula dans l’escalier en fer pour atterrir à ses pieds, tenant toujours son arme à la main. O’Connor la lui enleva d’un coup de pied, avant de l’examiner. C’était cette crapule qui avait lâché ses sbires sur les manifestants devant Evran Timbers à Manaus.
— Il vit encore… attachez-le, ordonna O’Connor avant de monter sur la passerelle où il trouva le commandant, son premier officier et son timonier livides.
*
* *
Trois heures de fouille avaient été nécessaires, mais quatre containers sur le pont arrière avaient fini par livrer leurs secrets : trente-deux missiles Taipan et Scorpion flambant neufs cachés parmi un chargement d’ipé d’Evran.
— Je veux bien croire que vous n’aviez aucune connaissance de ce que vous transportiez, dit O’Connor à un Umrani très effrayé, mais ce sera à d’autres d’en décider. Votre équipage et vous êtes désormais confinés dans vos quartiers et vous devrez obéir aux ordres de l’équipe qui va prendre la relève pour ramener ce vaisseau à Norfolk. C’est compris ?
Du menton, il montra les matelots qui étaient déjà montés à bord.
Umrani hocha vigoureusement la tête.
Quatre heures plus tard, le Lassen accostait à Belém et O’Connor remercia son hôte.
— Dommage que vous ne puissiez pas rester. Ils ont de la bonne bière dans le coin, dit Tommy Guivarra en l’accompagnant sur la coupée.
— La prochaine fois, dit O’Connor avec un sourire en lui serrant la main avant de saluer son équipe.
Le jet de la CIA l’attendait.