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Melbourne et Dallas


Qureshi et Said contemplaient la baie de Port Phillip. Deuxième ville la plus peuplée d’Australie, Melbourne était la capitale sportive et culturelle de la nation-continent ; ici, depuis la fin du XIXe siècle, les tramways du plus vaste réseau au monde grinçaient autour du splendide front de mer jusqu’aux lointains faubourgs.

Qureshi regarda autour de lui. La terrasse au sommet de l’Eureka Skydeck était balayée par le vent et seuls quatre touristes s’y trouvaient, tous admirant la vue. Mais même ceux qui étaient restés à l’abri derrière le sas en verre étaient déjà soumis au bombardement mortel des radiations, tout comme les occupants de l’immeuble lui-même.

— Maintenant, murmura-t-il à l’adresse de Said, nous allons rejoindre le Prophète, que la paix soit sur lui.

Il inséra tranquillement le cordon du détonateur dans la fente de la mallette avant de la serrer contre lui.

Alerté par cet étrange comportement, un garde de sécurité à l’intérieur se précipita vers la porte d’accès.

— Hé vous ! s’écria-t-il en courant vers les deux jeunes hommes.

Qureshi se retourna et sourit en appuyant sur le détonateur.

L’explosion ravagea la terrasse, les tuant, le garde, Said et lui, sur le coup.

Le vent n’eut aucun mal à ramener les particules fines de cobalt 60 vers la Yarra River et le centre-ville. La radioactivité se concentra essentiellement autour de Flinders Street et en bas des rues Queen et Elizabeth, mais elle se répandit aussi sur les allées piétonnes serpentant entre les immeubles de bureaux beaucoup plus loin vers le nord jusqu’à Lonsdale Street, à l’est jusqu’à Exhibition Street et à l’ouest jusqu’à William Street.

Des sirènes se mirent à hurler dans les rues gracieuses de Melbourne tandis que des équipes d’urgence se précipitaient vers l’Eureka Skydeck, ignorant encore le rayonnement gamma qui en émanait. Mais il ne fallut pas longtemps pour que l’on apprenne qu’il s’agissait d’une bombe « sale » ; dès lors, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Le chaos s’empara soudain de la ville, ceux qui ne pouvaient monter à bord des tramways bondés s’enfuyaient à pied. Des parents en larmes essayaient de courir aussi vite que possible derrière la poussette de leur bébé ; les employés quittaient leurs bureaux pour se ruer dans les parkings en sous-sol récupérer leurs voitures. Ils restaient alors coincés sur les rampes d’accès aux rues, de toute manière bloquées par d’effroyables embouteillages. Certains abandonnaient carrément leurs véhicules sur place qui devenaient autant de barrages improvisés.

*
*     *

Après l’appel d’Aboud, Crowley prit celui de Khan.

— La première partie de la phase deux a commencé, Sheldon. Et c’est un succès.

— Vous vous êtes bien débrouillé, Farid.

— Il reste à régler votre part du marché, Sheldon. Je suis prêt à récupérer le Van Gogh.

Crowley pinça les lèvres. Comparé au Concert de Vermeer et au Christ dans la tempête sur la mer de Galilée de Rembrandt, les Coquelicots étaient une acquisition mineure ; il n’avait pourtant aucune envie de s’en séparer. Mais Khan pouvait encore lui être utile.

— Je serai probablement très bientôt en Corse. Sans doute avant l’élection. Je vous ferai savoir quand vous pourrez venir le chercher.

Il raccrocha au moment où Miranda revenait avec la bouteille de grand cru.

— Je baisse la lumière, Sheldon ?

— Non.

Il n’était pas encore rassasié du spectacle qu’offraient ses courbes insolentes. S’installant sur le canapé, il servit deux verres de Romanée-Conti.

— À nous, dit-il en trinquant avec son assistante.

Elle but une gorgée avant de reposer son verre en cristal sur la table basse, ses seins dansant librement sous sa robe de soie.

— Où en étions-nous… murmura-t-elle d’une voix rauque en glissant ses doigts dans la chevelure grise de Crowley.

Quatre-vingt-deux étages plus bas, Rachel pianotait son code d’accès quand son téléphone sonna.

L’appel de Murkowski la laissa sidérée. Le dimanche précédant l’élection, ce crétin de Davis s’était bourré la gueule avec l’une des plus célèbres journalistes de la planète et il avait quasiment tenté de la violer tout en lui balançant le rôle d’Evran dans la campagne. Elle tapa un autre code pour emprunter l’ascenseur privé de Crowley menant directement à son penthouse en se demandant combien de temps leurs dénégations allaient tenir.

En sortant de l’ascenseur, elle se figea. Les bruits émanant du bureau ne laissaient pas le moindre doute.

— Alors, c’est comme ça que tu t’occupes quand je ne suis pas là ?

Abandonnant Miranda, Crowley se retourna.

— Ce que je fais quand vous n’êtes pas là, Bannister, ne vous regarde pas, répliqua-t-il, glacial.

Il s’était déjà remis de sa surprise et se rhabillait avec la même désinvolture que s’il avait été en train d’allumer une cigarette, mais son cerveau tournait à toute allure.

Miranda, ravie quant à elle d’une situation qui mettait définitivement une rivale sur la touche, s’esquiva discrètement, se réfugiant dans ce qui était autrefois le bureau de Rachel.

Son pantalon boutonné, Crowley regagna son bureau et déverrouilla le tiroir où il gardait son arme.

— Puisque vous n’aurez plus besoin de moi désormais, je démissionne, fit Rachel, les dents serrées, contrôlant sa rage au prix d’un effort insensé. Espèce de salopard ! Après tout ce que j’ai fait pour vous, c’est comme ça que vous me remerciez !

Crowley haussa les épaules.

— Et puisque votre petite pute semble avoir pris ma place, qu’elle s’occupe de gérer la fin de la campagne de Davis. Je vous annonce qu’elle a déjà un gros problème sur les bras. Avant de venir ici, j’ai raccompagné cet abruti que vous voulez installer à la Maison-Blanche. Il était déjà complètement bourré. Je ne sais pas comment le Secret Service a autorisé cette Murkowski, oui, Murkowski, la journaliste, à monter. Jusqu’à présent, j’étais parvenue à lui faire garder sa bite dans son caleçon, mais ce soir, il s’est lâché, tout en lui révélant votre rôle et celui d’Evran dans sa campagne, l’ampleur du financement illégal. Il s’est complètement déboutonné. Les autorités de régulation vont vous tomber dessus à la première heure demain matin. Ça va vous coûter l’élection. Vous avez claqué un milliard pour rien. Enfoiré ! J’espère que vous pourrirez en enfer !

Elle fit volte-face vers la sortie.

— Restez où vous êtes !

Elle se retourna. Voyant Crowley qui la braquait avec un revolver, elle comprit aussitôt son erreur. Pour lui, elle était la femme qui en savait trop. Une peur atroce lui retourna le ventre.

— Assise !

Crowley décrocha son téléphone. La situation pouvait dégénérer très vite. Mieux valait filer et disparaître… Avant que le FBI et les autres ne découvrent qu’il s’était planqué en Corse, l’élection serait déjà passée. Une fois Davis élu, et à sa botte, il ne serait pas difficile d’orchestrer son retour. En attendant, Miranda n’aurait qu’à tenir le bureau pendant quarante-huit heures.