Trois heures du matin. O’Connor essayait de ne pas penser à Aleta alors qu’il franchissait le pont de la Calle Ghetto Vecchio. La place du Ghetto Nuovo était déserte ; il la traversa sans un bruit pour pénétrer dans une étroite allée pavée menant à l’entrée de la Galleria d’Arte Rubinstein, fermée par une lourde porte en bois.
S’il avait été d’humeur, il aurait souri. Rien n’indiquait l’existence d’une galerie d’art, aucun sigle, aucune plaque et pas de pancarte non plus signalant la présence d’un système de surveillance. Rubinstein, n’ayant sans doute aucune envie que la police italienne, entre autres, fourre son nez dans ses affaires, comptait sur cet anonymat pour éviter toute curiosité. La porte était vieille et la serrure à peine moins âgée – un modèle à cinq goupilles. Il récupéra dans son sac à dos un petit crochet et une sélection de diamants. Deux minutes plus tard, le battant pivotait silencieusement sur ses gonds parfaitement huilés. Le refermant derrière lui, O’Connor tendit l’oreille. Rien. Il alluma sa torche et traversa une salle d’exposition étrangement vide ; un petit couloir l’amena dans une arrière-salle. À nouveau, il referma la porte derrière lui et, assuré qu’on ne pouvait le voir de l’extérieur, il alluma le plafonnier.
L’ordre n’était pas le talent principal de Rubinstein, constata-t-il, en contemplant les deux grands bureaux sur lesquels s’empilaient dossiers, paperasses diverses et revues d’art. Le mur du fond s’ornait d’une lourde porte en acier : un ancien modèle de coffre avec molette pour composer la combinaison.
Cette fois, il se servit d’un stéthoscope. Après avoir tourné la molette pour dégager les goupilles, il posa la membrane de l’engin sur la porte près du mécanisme. Il manœuvra la molette très doucement vers la droite jusqu’à ce qu’il entende la clenche s’engager avec un petit clic. Un 25 standard comme premier chiffre, se dit-il.
Travaillant lentement, comme le lui avait enseigné un vieux casseur recruté par la CIA, il repartit dans l’autre sens jusqu’à ce que retentisse un nouveau déclic : 68. Il renouvela l’opération dans le sens opposé, 52, et finalement le dernier clic retentit dans ses écouteurs, 33. Il dégagea rapidement les clenches et composa la combinaison. La poignée rouillée tourna avec difficulté et la porte s’ouvrit enfin, révélant une petite pièce.
O’Connor laissa échapper un sifflement en reconnaissant un Picasso, un Monet, un Gauguin et un Matisse, produits d’un cambriolage à la Kunsthal de Rotterdam ; mais ce fut la vieille malle verrouillée dans un coin qui attira son attention.
La serrure ne résista pas bien longtemps. Il feuilleta le premier d’une pile de plusieurs carnets en cuir pour découvrir qu’il venait de mettre la main sur les véritables livres de comptes de Rubinstein ; les entrées étaient classées par client, en ordre alphabétique. Il lui fallut moins d’une minute pour trouver les transactions concernant Crowley et, une fois encore, il émit un sifflement. La liste des chefs-d’œuvre volés était impressionnante : un Rembrandt et un Vermeer, provenant du Isabella Stewart Gardner Museum de Boston, auxquels s’ajoutaient le Paysage du Devonshire de Turner et les Coquelicots de Van Gogh. Le monde criminel ne surprenait plus O’Connor depuis très longtemps, mais l’audace de la dernière entrée était néanmoins sidérante : « Masque funéraire de Toutankhamon, 110 millions de dollars ». Il examina cette liste plus attentivement et finit par y trouver l’indice qu’il espérait : trois ans auparavant, un objet antique égyptien relativement mineur avait été délivré par courrier dans une villa située au nord de Sartène en Corse.
Il photographia les pages relatives à Crowley avant de s’intéresser à Khan. Sa liste n’était pas aussi impressionnante mais, encore une fois, la plus récente entrée faisait son effet : « Faucon Toutankhamon 60 millions de dollars ».
Il prit un nouveau cliché et referma la malle.
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Alors que le Gulfstream de la CIA volait à 30 000 pieds, O’Connor prit place à l’un des postes de communication sécurisés et enfila un casque pour appeler Langley. Il briefa McNamara à propos de ses découvertes dans la galerie Rubinstein avant d’écouter son rapport sur la descente du FBI chez Evran.
— Ils ont découvert un système d’espionnage commercial et industriel qui n’a rien à envier à ce que nous avons ici, expliqua McNamara. Même si ce n’est pas en soi illégal, il semblerait que Davis avait en sa possession les questions de Walter Cronkwell avant le débat télévisé. Ce qui va créer de sacrés remous dans les médias et remettre en cause toute sa campagne et sans doute sa candidature, mais ce n’est pas notre problème. La question est de savoir où Crowley s’est planqué. Parce que j’espère bien qu’en le débusquant, nous trouverons aussi Badawi et Aleta, à vous.
— Hopi Un Quatre, bien reçu… l’adresse que je vous ai donnée pour sa villa en Corse se situe dans les montagnes au-dessus de Sartène, et si l’avion de Khan doit se poser à Figari, je serais enclin à penser que lui aussi se rend là-bas. S’il n’est pas à Dallas, Crowley pourrait être en Corse. En tout cas, espérons-le, à vous.
— Bien reçu… J’ai pris contact avec Paris. Ils sont d’accord pour une perquisition, mais ils se sont déjà renseignés et cette villa est protégée par un impressionnant dispositif de sécurité. Ils nous fournissent l’assistance d’un détachement de leur Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale.
O’Connor hocha la tête. Il avait déjà travaillé avec le GIGN, une unité d’intervention spécialisée dans les opérations de contre-terrorisme et de libération d’otages qui faisait partie des meilleures du monde.
— Étant donné les circonstances, les Français ont accepté une mission commune qui sera lancée depuis Figari Sud-Corse, à environ 50 kilomètres de la villa de Crowley. Je ne voulais pas que vous vous sentiez trop seul, et puisqu’elle est avec vous depuis le début, je vous ai envoyé votre équipe de Korengal. Elle est déjà sur place. Quant au groupe Pharos, les opérations de rachats de Crédit Group vont être épluchées par, entre autres, la Sec à qui nous avons envoyé un rapport très confidentiel qui l’a apparemment beaucoup intriguée. De plus, notre chef de station au Caire est en liaison avec les autorités pour lancer un raid sur le palais Kashta à Alexandrie.
O’Connor revint s’installer dans l’un des confortables fauteuils en cuir de la cabine alors que les pilotes changeaient de cap pour faire route vers la Corse. Il essayait de ne pas trop penser à Aleta.