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Port d’Alexandrie, Égypte


Parfaitement dissimulé derrière un créneau, le docteur Omar Aboud avait bien choisi son point d’observation, au sommet des remparts du fort Qaitbay. Les touristes visitant le monument pouvaient le prendre pour l’un d’entre eux. Il avait simplement la particularité d’être équipé de très puissantes jumelles.

Il surveillait avec intérêt O’Connor et Aleta qui se préparaient à plonger. Il nota l’endroit qu’ils avaient sélectionné, une petite crique bien à l’abri à l’ouest du fort ; il ne lui avait pas non plus échappé qu’ils étaient équipés de recycleurs Dräger LAR V, du même type que celui utilisé par les US Navy Seals. Intéressant, se dit Aboud. O’Connor, lui avait-on dit, avait suivi l’entraînement au combat sous-marin de cette unité d’élite. Appréciait-il simplement les Dräger, se demanda-t-il, ou bien cette plongée obéissait-elle à d’autres motifs ? Il s’agissait là d’un équipement de premier ordre : l’air exhalé était recyclé pour être à nouveau respiré, ce qui offrait au système une endurance bien supérieure à des dispositifs plus communs à circuit ouvert. Fait tout aussi notable, les Dräger ne laissaient échapper aucune traînée de bulles.

 

 

O’Connor scruta les abords du fort Qaitbay et ses fortifications, mais Alexandrie était un site de plongée reconnu et personne ne semblait leur porter une attention particulière. En 1961, un amateur égyptien avait par hasard découvert plusieurs statues au large du fort, sur le site de l’ancien phare, et depuis lors, Jean-Yves Empereur, Honor Frost, Franck Goddio et d’autres avaient mené de nombreuses explorations. Avec les années, une image de l’ancienne cité – telle qu’elle avait dû être – avait commencé à émerger des flots. Aleta n’avait cessé de suivre ces travaux, mais elle était néanmoins décidée à conduire ses propres recherches. Pour l’heure, elle se sentait d’humeur taquine.

— Alors, monsieur l’espion, le KGB est à nos trousses ?

— Espérer le meilleur, se préparer au pire… c’est un vieux dicton de la CIA et une seconde nature chez moi. Bon, qu’espères-tu trouver ? fit O’Connor, préférant changer de sujet.

— Ce que les archéologues du passé ne pensaient pas découvrir dans cette région, dit-elle. Pendant des décennies, ils se sont concentrés sur la vallée des rois et d’autres sites le long du Nil. Ce n’est que dans les années 1990 que nous avons compris un point fondamental : l’Alexandrie antique était bien plus étendue qu’on ne le croyait jusque-là ; on s’était contentés de fouiller sur la terre ferme où subsistent encore les restes d’un ancien système de distribution d’eau, mais un nombre impressionnant de ruines est encore immergé. Même si quelques-unes, comme un sphinx ou des colonnes, ont été ramenées à la surface, il y a encore des milliers d’objets au fond de la mer. Certains de ces blocs immenses faisaient sans aucun doute partie du phare.

— Il devait être impressionnant.

— Plus que ça, même. Et puisqu’on parle de visiter les fonds marins… si tes activités d’agent très secret t’en laissent le temps un jour, j’aimerais que nous allions plonger un peu plus loin au large : à environ 13 kilomètres d’ici se trouve l’épave du SS Aragon, qui a été coulé par un sous-marin allemand en 1917 avec plus de 2 500 matelots à bord.

— Je crois me souvenir qu’il y avait un autre navire britannique non loin.

— Le HMS Attack… venu à leur secours et qui a été quasiment coupé en deux. Ils gisent tous les deux par le fond, pas très loin l’un de l’autre… mais voyons ce que nous pouvons trouver aujourd’hui, reprit Aleta. Une fois que nous aurons exploré la zone qui se trouve sous le fort, il nous faudra revenir dans le port intérieur et pour cela je compte sur toi. Il y a plus d’un kilomètre jusqu’à la digue est et la visibilité ne sera pas très bonne.

— Pas de problème, j’ai enregistré le cap là-dedans, dit O’Connor en montrant sa montre boussole. Mais s’il y avait quoi que ce soit d’autre à découvrir du côté est, ça aurait déjà été fait, non ?

Elle sourit.

— Si on souscrit à cette théorie, de nombreuses grandes découvertes seraient encore devant nous. Howard Carter a travaillé cinq ans dans la vallée des rois sans trouver grand-chose. Lord Carnarvon, qui le finançait, lui a concédé une dernière saison en 1922 au cours de laquelle un des ouvriers a, par le plus grand des hasards, trébuché sur le début d’un escalier qui les a finalement menés à la tombe de Toutankhamon.

— D’accord, allons donc voir ce sur quoi nous allons trébucher, dit O’Connor avec un large sourire avant de se diriger vers l’eau.

Ils effectuèrent un ultime test de pression, ouvrirent les vannes de leurs cylindres, contrôlèrent leurs jauges, les bouteilles de secours et les gonfleurs de leurs gilets stabilisateurs. O’Connor fit le signe « O » avec son pouce et son index, le signe international en plongée pour dire « Je vais bien ». Aleta lui répondit de la même manière et ils disparurent sous les douces vagues de la Méditerranée.

Dans cette zone et selon les circonstances, la visibilité pouvait tomber à moins d’un mètre, mais la météo avait été clémente, et pour le moment celle-ci était d’une trentaine de mètres. Ils quittèrent la crique, dérangeant au passage d’innombrables dorades et autres petits poissons. Aussitôt ou presque, les premiers des milliers de blocs brisés de colonnes grecques apparurent, pas très loin de l’endroit où avait été découverte l’imposante statue de la déesse Isis, mère d’Horus, le dieu de la Guerre à tête de faucon. Ici s’était autrefois dressée celle, tout aussi impressionnante, de Ptolémée, érigée à la base du phare, et qui, elle aussi, avait été retrouvée par des archéologues. Aleta changea de cap vers le nord-est et, peu après, ils aperçurent un énorme sphinx décapité reposant depuis des siècles. Pendant l’heure qui suivit, ils explorèrent les obélisques, plusieurs montants en pierre des portes du phare et des statues ptoléméennes. Soudain, Aleta se figea avant de se retourner, une main devant son masque imitant une nageoire, le signal pour un requin. Aussitôt, O’Connor se plaça devant elle pour la protéger. Un grand requin blanc avait choisi ce moment pour faire une de ses rares apparitions à Alexandrie. Le squale décrivait des cercles, ce qui n’était jamais bon signe, mais ne fonçait pas encore en zigzag, comme lors d’une attaque. Sans s’affoler, O’Connor fit signe à Aleta de nager à reculons vers le sphinx. Tous deux savaient que les requins possèdent des espèces de minuscules capteurs dans leur museau et dans leur mâchoire inférieure sensibles aux impulsions électriques, causées par les contractions musculaires, dans l’eau. Se précipiter, en cet instant, aurait reproduit les signaux envoyés par un phoque ou un poisson blessé.

Le grand blanc continuait à tournoyer un mètre au-dessus du fond. En se plaçant dos au monument, O’Connor l’avait obligé à une attaque frontale.

Il fit un geste de la paume de haut en bas, demandant à Aleta de rester calme, tandis qu’ils observaient la superbe créature. Malgré ses 4 mètres de long et un poids qui devait dépasser la tonne, ses mouvements restaient fluides et gracieux. Son corps en forme de torpille était d’un gris très prononcé sur la moitié supérieure pour devenir complètement blanc sur l’abdomen. Ses immenses yeux ronds étaient grands ouverts, même si au moment de l’attaque, ils rouleraient en arrière dans leurs orbites par mesure de protection.

L’animal disparut derrière le flanc du sphinx. Pour les deux plongeurs, l’attente commença. Aleta et O’Connor avaient déjà rencontré des grands requins blancs et, même si cela n’avait jamais été un moment zen, ils n’ignoraient pas que leurs proies préférées restaient les phoques, les dauphins et les raies qu’ils attaquaient en général par-dessous. Les agressions sur les humains étaient presque toujours dues à une méprise : un type sur sa planche avec les bras et les jambes qui dépassent pouvait ressembler à un mammifère marin en difficulté, mais avec plus de 3 000 crocs aiguisés comme des rasoirs plantés dans une gueule dont la morsure dépassait une tonne de pression, cela était généralement d’un piètre réconfort pour le surfeur.

L’animal réapparut de l’autre côté de la statue, beaucoup plus proche maintenant. Et soudain, nageoires pectorales rejetées en arrière, il chargea.