Au début de la guerre de Succession d’Espagne, qui a opposé de 1701 à 1714 la France et l’Espagne à une coalition européenne, les Provinces-Unies craignaient une attaque sur Amsterdam. Une ligne de défense fut mise en chantier. Le fort de Pampus, sur l’îlot artificiel du même nom, construit sur quatre mille piliers fichés en pleine mer, était l’un de ces points fortifiés.
Peter Aloysius Tromp (1671-1742), officier spécialiste des fortifications, fut chargé de concevoir cette place forte. Il était le petit-fils de l’amiral Maarten Tromp, l’un des amiraux les plus célèbres de la marine néerlandaise. Quinze années durant, Peter Aloysius Tromp se consacra exclusivement à cette construction. Ce fut sa vie en somme. Car cela nécessite bien une vie que d’inventer une île en pleine mer, et une vie encore que d’y dresser une forteresse. Le jeune officier, dont la seule passion était l’art, se trouva engagé dans cette entreprise au gré d’un malentendu. Le poids de l’héritage militaire dans sa famille l’avait contraint plus que séduit. C’était davantage par devoir que par vocation qu’il était entré dans la carrière des armes. Il lui avait fallu, avec constance, exercer un effort sur lui-même, pour ne pas oublier que la guerre était son métier. Il pensait savoir ce que l’on attendait de lui tandis que tout le portait à croire que ce qu’il construisait était une sorte d’épopée en vers. Comment aurait-il pu interpréter selon d’autres critères que ceux du sublime cette mission de construire un palais à même la surface des flots ? Aussi ce fort de Pampus constitua-t-il son unique mission militaire comme sa seule œuvre d’art. Il en fit les plans et en suivit les travaux sous l’emprise d’une maniaquerie qui confinait à la folie. Progressivement, il se prit de passion pour des détails qui n’avaient plus grand-chose à voir avec la fonctionnalité du site. On peut estimer que dès 1706 le fort était achevé. Pendant les huit années qui suivirent, il donna à ses cent cinquante ouvriers des ordres et des missions qui ne relevaient plus du génie militaire.
Il fit polir méticuleusement le rebord des banquettes, qui sont ces plateformes au sommet du rempart protégées par le parapet, destinées à mettre l’infanterie ou l’artillerie en position de tir. Il créa des motifs différents pour orner les murs de chacun des bastions, qui sont ces ouvrages de forme pentagonale et de profil remparé. Dans les fossés, qui sont précédés d’un glacis, et protègent la crête du bastion, il fit planter des jardins à l’ornementation compliquée. D’abord timidement, puis avec une passion irrépressible. À l’intérieur des caponnières qui sont, dans la fortification bastionnée du XVIIIe siècle, un masque en terre placé dans le fossé pour protéger un passage, Peter Aloysius Tromp commanda des fresques peintes inspirées de l’antique. Il fit doubler en marbre l’appui de toutes les meurtrières. Sur les murs extérieurs de toutes les casemates qui sont, par extension, toutes les pièces protégées des projectiles de siège, à vocation de chambre de tir ou non, il commença, à partir de 1711, à faire réaliser de vastes ensembles de fresques en ronde-bosse. Ces ensembles, au nombre de trente-deux, avaient chacun pour sujet une guerre célèbre ou une bataille fameuse.
Peter Aloysius Tromp avait passé commande d’esquisses auprès de différents artistes. C’est le sculpteur Gabriel de Grupello qui fut finalement choisi. Et ce pour deux raisons. La première, c’est qu’aux yeux de Tromp, cet artiste des Pays-Bas du Sud, dont le style formait comme une transition entre le baroque flamand sévère et le néo-baroque plus élégant d’influence française, était depuis longtemps son favori. La seconde, c’est que Gabriel de Grupello se permit de lui faire une contre-proposition singulière quant au thème envisagé. Il songea à réaliser trente-deux ensembles dont le sujet, à chaque fois, était la dévastation d’une cité en temps de guerre. Une histoire de l’humanité au travers du saccage des villes. La première était l’évocation de la destruction d’Albe la Longue par Rome, pour ne plus jamais être reconstruite. Tite Live nous dit qu’« une heure suffit à détruire et à ruiner l’œuvre accomplie pendant les quatre siècles où Albe resta debout ». La seconde représentait la destruction de Carthage par Scipion Émilien à l’issue de la troisième guerre punique. On pouvait ensuite assister au siège et à la ruine de Maogomalcha durant l’invasion de l’Assyrie par Julien ; à la prise et au sac de Dinant par Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, en août 1466, édictant « qu’on ne tirerait rien de la ville, qu’elle serait pillée le jeudi et le vendredi, brûlée le samedi, démolie, dispersée, effacée » ; à l’une des mises à mort de Milan dont aucune maison ne resta debout après sa prise, en 539, par les Goths de Vitigès ; au supplice d’Ithoria par Philippe qui, ayant saccagé le territoire de Cônôpé, s’en prit à cette ville, dont Polybe nous dit que « le Macédonien la fit raser de fond en comble » ; à la déchéance des citoyens de Sagonte vendus comme esclaves et leur ville rasée par les Romains durant leur campagne de 213 en Espagne ; à l’effacement de Magdebourg, capitale de la Saxe-Anhalt, en 1631, par les troupes du comte de Tilly.
Lorsqu’une escadre anglaise se présenta en vue de l’île de Pampus, le 26 janvier 1714, Peter Aloysius Tromp n’eut pas une hésitation. De peur que son œuvre soit détruite, mû par le désir orgueilleux de la faire visiter à son ennemi, il ordonna à sa garnison de se rendre sans avoir tiré un coup de canon. Il avait depuis longtemps perdu de vue cette réalité fonctionnelle des objets dévolus à la guerre qui leur vaut de n’être créés que pour détruire ou être détruits. Tromp accédait dès lors à un cénacle choisi et rare – que se partagèrent les époques – d’hommes de guerre qui, sans renier jamais leur engagement dans la carrière martiale, en avaient amendé les lois. Ou comment faire la guerre sans en accepter son lot de ruines.
C’est l’innocence, ou la folie, qui mena Tromp dans cette voie quand, un siècle plus tard, c’est l’idéalisme qui gouverna le fameux Ling, officier de l’armée napoléonienne. En 1806, celui-ci commandait un bataillon chargé d’incendier, par représailles, la ville de Hersfeld. Comme son ordre lui prescrivait de mettre « le feu aux quatre coins de la ville », il l’exécuta au sens littéral en faisant incendier quatre maisons aux quatre coins de la ville. Ainsi les ordres de l’Empereur avaient-ils été exécutés à la lettre sans qu’il en advînt de mal irréparable pour les habitants.
Peter Aloysius Tromp fit ainsi l’honneur d’une visite à l’amiral anglais, lui présentant avec amour et de manière exhaustive les trésors de son palais. Car ce qu’il s’était fait bâtir était devenu une architecture unique dont on pouvait deviner la genèse militaire mais qui annonçait en quelque sorte les châteaux de Louis II de Bavière ou le Palais idéal du Facteur Cheval.
Dans la brève carrière militaire de l’officier Tromp, le motif l’avait emporté sur l’objectif. Une notice, publiée en ouverture d’un ouvrage français consacré aux fortifications militaires, traduit joliment ce quiproquo contre quoi était venue se drosser la carrière de cet officier poète : « C’est par ce motif que nous avons prescrit au graveur les différentes hachures dont on trouve implication sur la première planche. Ce lavis rendra les planches plus intelligibles, leur offrira également une beauté qui ne retranchera point à leur efficace technique. Car notre métier n’est pas d’art comme crut le comprendre Peter Aloysius Tromp qui se perdit dans ses cartes et plans tel un enlumineur, et qui, oubliant de servir Mars, rêva qu’il composait des odes en pierre et que la Muse était son général1. »
Les Anglais firent raser ces étranges fortifications rococo, non pour punir quelque faute de goût, mais pour des raisons stratégiques. Peter Aloysius Tromp ne se remit jamais de cet attentat, selon lui incompréhensible, contre un chef-d’œuvre.
1. Mémoires sur la fortification perpendiculaire. Par plusieurs officiers du corps royal du génie, Charles René Fourcroy de Ramecourt, Granier, De Francheville, Éditions Nyon aîné, 1786, pp. VII-VIII.