Le monoxyde de carbone est incolore, inodore, insipide et non irritant. S’il avait l’apparence de quoi que ce soit, celle-ci serait aux antipodes de la crise assourdissante, irisée, puante, d’une ville bombardée. Stig Dagerman voit des constructions décliner vite derrière les fenêtres. Il a le temps d’hésiter sur la nature de l’image. Des façades qui tombent dans une tempête de feu ou le mouvement de ses paupières occultant un pare-brise ? Plus rien. L’apport insuffisant en oxygène a empêché l’oxydation complète en dioxyde de carbone. Il meurt, le 4 novembre 1954, à Danderyd. On l’a retrouvé dans son garage, au volant de sa voiture, portes closes, le moteur tournant au ralenti.
Stig Dagerman, écrivain et journaliste suédois, commença sa carrière en 1941. Il traitait alors de sujets culturels dans le journal anarcho-syndicaliste Arbetaren. En août 1943, il épousa Annemarie Götze, fille de réfugiés allemands, afin qu’elle puisse bénéficier de la nationalité suédoise et demeurer en Suède, elle et sa famille étant menacées en Allemagne. Nul ne sait ce qu’ils furent l’un pour l’autre. Y eut-il plus de commisération que d’amour dans ce mariage ? Résistance politique ou attachement sentimental, l’union en question semble s’être consumée avant d’avoir été identifiée. Il l’appelait Hermione. Il fut pour elle un trop jeune Oreste. C’était pendant la guerre. Pour lui, pendant la guerre c’était avant la guerre, puisqu’il n’y combattit pas. Du moins le pensa-t-il, lui l’habitant du pays neutre, l’habitant du pays hors du monde, puisque la guerre était mondiale et qu’il n’en était pas, de la guerre et donc pas plus du monde. En 1946, il est envoyé par son journal en Allemagne pour rendre compte de l’état du pays vaincu, de ses villes rompues par les tapis de bombes. Dagerman s’interdit tout discours moralisateur. Il se pencha au-dessus des plaies, archiva les odeurs, consigna la misère, visita les caves, les gens comme des rats dans ces caves, les enfants de ces rats dormant dans l’eau croupie de ces caves. De Hambourg, il constata la disparition : « […] si l’on aime les records, si l’on veut devenir experts en ruines, si l’on veut voir non pas une ville de ruines mais un paysage de ruines, plus désolé qu’un désert, plus sauvage qu’une montagne et aussi fantastique qu’un rêve angoissé, il n’y a peut-être, malgré tout, qu’une seule ville allemande qui soit à la hauteur : Hambourg. Il existe une partie de la ville de Hambourg qui était jadis un quartier aux larges rues rectilignes, avec des places, des squares, des maisons de cinq étages bordées de pelouses, des garages, des cafés, des églises et des chalets de nécessité. Elle commence à une station du chemin de fer de banlieue et s’étend un peu au-delà de la suivante. De ce train, on a pendant un quart d’heure le spectacle ininterrompu de quelque chose qui ressemble à un dépotoir gigantesque de pignons déchiquetés, de murs isolés aux fenêtres vides qui regardent le train de leurs yeux écarquillés, de débris de bâtiments indéfinissables portant les larges traces noires de fumées d’incendie, tantôt grands et richement ornementés comme le monument commémoratif de quelque victoire, tantôt petits comme une stèle funéraire de taille modeste. […] À vitesse normale, le train met à peu près un quart d’heure pour traverser cet immense désert et, de la fenêtre, mon guide silencieux et moi-même ne découvrons pas pendant tout ce temps un seul être humain dans ces parages qui étaient jadis parmi les plus peuplés de Hambourg. Comme tous les trains allemands, celui-ci est bondé mais, à part nous deux, pas un seul voyageur ne regarde par la fenêtre pour avoir un aperçu de l’un des champs de ruines les plus affreux peut-être de toute l’Europe et, quand je lève les yeux, je rencontre des regards qui disent : “Quelqu’un qui n’est pas d’ici.” L’étranger se trahit tout de suite par l’intérêt qu’il porte aux ruines1. »
Ce moment où il a été vu, reconnu, comme l’étranger visitant le champ des ruines allemandes, Dagerman n’aura de cesse de vouloir l’oublier. Lui qui ne désirait pour rien au monde arpenter en ennemi la nation châtiée, avait été trahi par son regard. Parce qu’il n’était pas un bateleur arrogant à la Malaparte, qu’il n’était pas un ogre noceur à la Kessel, qu’il n’était pas un idéologue halluciné à la Ehrenbourg, qu’il n’était pas un collectionneur de guerres et de bars à la Hemingway, il ne désira, à hauteur d’homme, qu’approcher ce que ressentent les hommes défaits. Il aspirait à ne pas juger, ne voulait pas être l’ennemi. Mais devenir l’étranger c’était devenir l’ennemi, parce que l’Allemagne, toute la guerre durant, ne s’était fait que des ennemis. Tout ce qui était étranger à l’Allemagne était son ennemi. C’est cela même pour quoi elle avait œuvré. Sacrifiant sans rémission tout le trésor de sa compassion pour ne pouvoir être rien d’autre aux yeux de l’étranger que l’ennemi, l’ennemi du monde. Dagerman quitta donc l’Allemagne ennemi de l’Allemagne. Il lui était évident, du moins, qu’il était apparu comme un ennemi. Alors que venant après la guerre, il avait cru au moment juste. Il avait cru que le temps était venu pour paraître décemment sur la scène de la guerre. Cette guerre, il croyait naïvement ne pas l’avoir faite tandis qu’il auscultait ses effets. Tant qu’il pensait n’avoir pas fait la guerre, il était demeuré une sorte d’Oreste innocent aux mains pures. De retour de Hambourg, il était persuadé d’être Agamemnon, destructeur de ville. Cela devint son obsession.
Les années qui suivirent furent celles de sa gloire. Il s’imposa comme le maître de la nouvelle vague littéraire suédoise. Chacune de ses publications rencontrait le succès. Puis, il cessa d’écrire. Il chuta, pour ne plus jamais remonter, dans une faille, qui était la forme propre à sa schizophrénie. Excavation qui a fini par constituer le décor unique de son délire, au sein de quoi il constata sans fin l’effondrement de villes qui ne cessait plus, et tombaient toujours plus bas, de son seul fait. Lui, Agamemnon, l’Atride obstiné, commandant dix ans durant l’armée achéenne dans son labeur de sape et de meurtre sous les murs de Troie. Son tombeau est situé à Mycènes et à Amyclées. « Ma tombe ? écrira Dagerman, Qu’on la cherche à Hambourg et à Danderyd. »
Divorcé d’Annemarie en 1950, Dagerman se remarie en 1953 avec l’actrice Anita Björk. Il se suicida un an après son nouveau mariage, tandis qu’Anita Björk interprétait Clytemnestre dans Oreste, tragédie d’Euripide, qui suit le parcours d’Oreste après le meurtre de sa mère. Or, Dagerman, revenu de sa guerre, convaincu de sa culpabilité, voyant comme une lâcheté de sa part d’avoir fait mine de commenter pacifiquement la guerre tandis qu’il était lui-même la guerre, qu’il l’avait incarnée, qu’il avait porté le fer et le feu comme tout homme, ou davantage que les autres, que tous les autres réunis, n’était plus Oreste mais Agamemnon, le sacrificateur de murailles et le violeur de toute chose. Il se vit comme le guerrier revenant dans son foyer, souillé de sang jusqu’à ses coudes, le fer électrisé à force de coups, à peine apaisé de la destruction d’Ilion, de Hambourg ou de Gomorrhe. Il écrivit douze pages d’un essai dont le titre disait son état : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Il songea que sa femme ne jouait pas le rôle de Clytemnestre, qu’elle était Clytemnestre. Et qu’elle l’avait attendu, de retour de sa campagne destructrice, pour le tuer. Et parce qu’il l’aimait, Dagerman préféra se tuer seul. Seul avec la conscience de sa responsabilité dans les raids aériens sur Hambourg qui pulvérisèrent trois cent cinquante mille habitations et tuèrent quarante mille civils. Des civils morts dans les incendies multipliés jusqu’à constituer la première tempête de feu : un souffle titanesque mélangeant air et gaz inflammables, une tornade de flammes atteignant jusqu’à deux cent quarante kilomètres à l’heure et une température de plus de huit cents degrés, consommant alentour l’essentiel de l’oxygène de l’air. Dans les caves, les abris anti-aériens, ce fut surtout d’asphyxie que moururent les habitants : la mort que choisit l’inconsolable Stig Dagerman pour mieux se représenter cette guerre qu’il avait prétendu ne pas avoir faite. Le suicide qu’imagina Agamemnon semeur de funérailles, afin de saisir au plus près, à la fin, ce qu’était la mort dans une ville en proie à la destruction.
1. Stig Dagerman, Automne allemand, « Ruines », Traduction du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud, 1980, coll. Babel, pp. 34-36.