Depuis la chute de Napoléon 1er, la Pologne était partagée entre Russie, Prusse et Autriche. Le XIXe siècle consista, dans ce pays inexistant, en une suite d’insurrections. En janvier 1863 s’allume une nouvelle révolte dans la partie russe. Le mouvement est écrasé et Romuald Traugutt, le dernier chef de la rébellion, est pendu le 5 août 1864, dans la citadelle de Varsovie. Les membres du Gouvernement national meurent à ses côtés après que 30 000 hommes ont été décimés. Wlodzimierz Bogacki fit cette guerre aux côtés de Romuald Traugutt. Originaire d’Opatów, une ville polonaise sur les rives de la Vistule, il dirigea en tant qu’officier d’état-major des troupes spécialisées dans la logistique et le transport. Une sorte de corps du génie au sein d’une armée approximative dénuée de toute discipline. Il fut marqué par les désastres éprouvés par les villages et les villes. En particulier par la destruction de Kamenets et le sac de Mohiliv. Afin de rendre compte de son émoi et d’en saisir pour lui-même la nature, il entreprend de faire des croquis de ces cités dévastées. Ce sont des vues d’ensemble dans un premier temps. Il s’attache ensuite à restituer des détails de plus en plus discrets de ces scènes. Il amorce là une sorte de typologie des décombres en termes de matériologie : poutres calcinées, fresques de tuiles brisées, constellations de vitres en éclats… C’est dans le même temps qu’il découvre le livre du capitaine D’Arpentigny, La Chirognomonie, publié en 1843, dont la théorie s’avère une extension de la chiromancie. Jour après jour, les carnets de dessins de Wlodzimierz Bogacki changent d’aspect et, sans qu’il puisse le deviner encore, de fonction. En marge de ses esquisses viennent s’agglomérer, en paragraphes compacts, des notes qu’il prend au fil de sa lecture de D’Arpentigny. Ce sont surtout des citations, puis, de plus en plus nombreuses, des notations personnelles. Et ce qu’il découvre, c’est un lien objectif entre sa curiosité pour l’aspect des ruines et la sympathie ressentie à l’endroit des thèses du militaire chiromancien français. Au milieu du troisième cahier, parmi les huit qui nous sont parvenus, en date du 4 janvier 1864, Bogacki note, en capitales et en appuyant le trait, le mot DESTRUCTIOLOGIE1. Ce qu’il nomme de la sorte, et qui devrait a priori désigner une « science de la dévastation », s’avère une mantique ; une science divinatoire, incluant, comme toutes les techniques de cette famille, la faculté de prédire, l’action de consulter un oracle et la capacité d’interpréter la réponse donnée. S’éloignant des préceptes de La Chirognomonie, il progresse seul dans l’élaboration d’une science à même d’éclairer l’avenir des nations et des êtres par l’interprétation des décombres de guerre.
Le plus surprenant, dans le cas de Bogacki, c’est que se trouvaient déjà à sa disposition des disciplines lui permettant de lier divination et divers aspects de la dévastation : la spondanomancie ou divination par les cendres ; la spathomancie ou divination par la lame d’une épée ; la skiamancie ou divination par l’étude des ombres ; la pyromancie ou divination par les flammes ; l’ostéomancie ou divination par les os ; l’hématomancie ou divination par le sang ; la capnomancie ou divination par la fumée, ou bien, plus proche encore de son obsession, la pétromancie ou divination par les formes des pierres. Ce ne fut pas délibérément que Bogacki créa cette science ex nihilo, mais du fait des contraintes de la guerre, d’une situation d’urgence et de danger, par l’absence de livres et de bibliothèques durant ces années de campagne. On ne trouve ainsi dans son manuscrit aucune référence bibliographique. Il semble ne rien savoir de l’Etrusca disciplina qui nous est rapportée par les auteurs latins. Or, il devient véritablement un haruspice. Le devin étrusque examinait les entrailles de l’animal sacrifié. Et sa science était le plus souvent sollicitée en temps de guerre, autre point commun avec la Destructiologie. Bogacki réinvente l’Etrusca disciplina et nombre de ses intuitions pourraient donner lieu à des hypothèses de plagiat. Il en va ainsi de ce que l’on nomme tripudium sonivivum dans la tradition étrusque, examen des chutes sans cause apparente d’une pierre ou de l’écroulement d’un édifice. Ces phénomènes y apparaissent parmi les auspices les plus alarmants et ce sont ceux-là mêmes que Bogacki va prioritairement étudier.
On oppose depuis Cicéron la divination en deux branches : la voyance et la mantique. La voyance est dite naturelle, intuitive : transe des Sibylles et des Pythies. La mantique est artificielle, inductive : examen des entrailles d’animaux, astrologie, cartomancie. Or, ce qu’invente Wlodzimierz Bogacki est une technique hybride. Ses premières intuitions vont le porter vers une approche analytique, mais, peu à peu, s’imposeront à lui des postures proprement sibyllines l’entraînant à « dire l’avenir d’une bouche délirante ». « J’observe en premier lieu la disposition générale des poutres maîtresses et les lignes que dessinent les faîtes des maisons affaissées. Les dessins que forment ces objets, je suis porté à croire qu’ils peuvent être interprétés dans le panorama général d’un village détruit. » Bogacki se fait plus précis, dans son troisième cahier, sur l’interprétation des poutres : « Il faut partir du principe que le point de vue du destructiologue est conditionné par la victoire, victoire du moment, fût-elle ponctuelle et éphémère. Ceci signifiant simplement que pouvoir observer une ville détruite suppose que celle-ci soit en notre possession. J’ai constaté, au seuil de mon étude, que les vecteurs de bois que sont les poutres se forment en faisceaux lors de leur affaissement. Ces faisceaux esquissent des flèches. Ces flèches peuvent être plus ou moins “affirmatives” selon qu’elles sont constituées d’un agglomérat de deux, trois, ou quatre pièces de charpente, voire davantage. Je préciserai plus loin l’importance que l’on se doit d’accorder, dans cet exercice, à la nature de ces éléments, en sachant, par exemple, qu’une pièce de bois comme un bastaing, plus petite qu’un madrier mais plus grande qu’un chevron, doit également être différenciée d’une faîtière ou d’un longeron. » Selon sa première théorie, le point de l’horizon indiqué par la majorité de ces faisceaux indique la direction dans laquelle la campagne militaire va se développer. Puis il en vient à songer au fait que cet axe désigne nécessairement une frontière, et donc un pays. Il imagine que le pays limitrophe ainsi signalé finira par être conquis. La ville, dans son anéantissement, parle. Elle chuchote son destin. Et le devin l’interprète en termes de stratégie.
Le 21 février 1864, les Russes réussirent à briser les partisans polonais à la bataille d’Opatów. Bogacki, qui avait été envoyé sur place pour élaborer les plans de défense de la cité, assista à la bataille. Il est fait prisonnier. Soumis à la torture, il passe une semaine dans une cellule, hébété, affamé, presque fou. C’est là qu’il écrit son dernier cahier. De sa fenêtre grillagée, au rez-de-chaussée de la citadelle, il a sous les yeux les débris d’une maison écroulée et incendiée. Ce plan rapproché auquel il se trouve contraint lui impose un nouveau mode d’interprétation. Il prétend dès lors que le choix du panorama global d’une ville comme sujet d’étude était une erreur, et qu’il vaut mieux se concentrer sur l’observation du détail de l’une de ses habitations. Il précise son postulat : « Pour des raisons pratiques comme symboliques, l’observateur sera plus à même de “lire” les décombres d’une demeure comme l’on a pu, durant des siècles, interroger les viscères d’un poulet. Le parallèle n’a rien de gratuit et ce n’est aucunement un réflexe poétique qui m’y a conduit. C’est au soir d’une bataille que l’on demandait à l’haruspice de déceler dans le foie d’une victime s’il fallait poursuivre l’ennemi ou se replier. C’est de la même manière, en des moments similaires, que les organes révélés d’un édifice sacrifié sont susceptibles de livrer la vérité sur l’avenir d’une guerre. »
Mais le propos se resserre. Quand il pensait pouvoir décrypter le destin d’une nation dans les entrailles de l’une de ses cités démantelées, il en vient à songer que c’est le devenir d’un homme qui peut être déchiffré dans l’apparence d’une maison. Il entreprend d’observer scrupuleusement les restes de celle qu’il a sous les yeux. Il fait des croquis des constellations brillantes de ses vitres brisées. Il étudie la manière dont les dernières fumerolles de l’incendie montent vers le ciel, les silhouettes qu’elles esquissent une fois pressées par le vent. Il compte le nombre de pierres demeurées scellées au bas des murs. Il se lance dans des équations qui évoquent l’herméneutique kabbalistique. Dans la numérologie qu’il invente, numérologie primaire à neuf nombres, les nombres renvoient également, réellement, à des lettres. Ces moignons de murs, il les traduit en textes, en de multiples versions d’un seul et même message qu’il transcrit définitivement au soir du 3 mars 1864, tel qu’en témoigne son cahier : « Le temps a commencé à cesser2. » Les Russes abandonnent la ville le lendemain, après avoir égorgé les prisonniers dans leur cellule. Bogacki meurt tandis qu’il écrit encore, fasciné par le spectacle immobile de cette ruine dans laquelle il ne put ou ne sut reconnaître la maison familiale, le toit sous lequel il était né vingt-sept ans plus tôt.