Tombouctou était demeuré un rêve que personne n’avait jamais fait mais dont le récit s’était transmis depuis Ptolémée. Mirage fantastique d’une contrée inaccessible, couchée loin sous les sables du Sahara, entre des fleuves gigantesques dont on mélangeait les noms et les méandres. Au centre de l’image se dressait une ville-palais où l’or se respirait, un or dont les Garamantes, mystérieux habitants du Fezzan, nourrissaient déjà la puissance de Carthage et des autres villes du golfe de Syrte. Tombouctou où tout est d’or. Une Babylone dont l’isolement aurait prévenu toute insulte, Babylone plus réelle que celle de Nabuchodonosor, et aux véritables jardins suspendus. Ce mirage avait mis en marche, à la fin du XIXe siècle, des aventuriers, des marchands, des savants, des militaires, tous persuadés d’atteindre la gloire et la fortune en conquérant cette ville. Louis Archinard est l’un d’eux. Depuis qu’il est sorti de l’École polytechnique, il songe au fait d’armes qui lui vaudra sa renommée. Il rejoint en 1880 le Soudan français, y marche dans des déserts, à la tête de colonnes décimées par des maladies incurables. Ses hommes meurent de soif, de malnutrition, de typhus, de morsures de serpents, d’insolation. Il se perd, dépourvu de cartes, égaré entre les lits du Niger que ses crues rendent chaque jour méconnaissable. Il dort des nuits abruptes entre les murs insalubres de fortins construits aux abords de pistes théoriques et de marécages qui ne le sont pas. Il veut croire en son destin. Il sacrifie des hommes à son ambition qu’absolument rien ne justifie, ni militairement, ni économiquement. Il enfreint les ordres. Il court pour lui-même. Il ne veut rien savoir d’autre que ce désir de conquête qui n’est pas la guerre, ou l’est à peine, qui s’apparente plutôt dans son esprit à un pari sportif, un délire dandy, une forme criminelle du tourisme. Louis Archinard marche vers un leurre. Depuis des siècles, plus rien de ce rêve ne correspond à une quelconque réalité. Un sultan marocain et ses six mille soldats ont effacé Tombouctou dans les dernières années du XVIe siècle. On ne voudra pas le croire, encore moins l’entendre. Les premiers explorateurs européens, René Caillié, Heinrich Barth et Oskar Lenz, ont pourtant amplement décrit l’accablante réalité d’une bourgade de poussière, d’un tas de cailloux faisant maisons, d’un bled désolant qu’aucun charme ne sauve. Mais Tombouctou rayonne encore. Perchée très en hauteur, protégée par des déserts intransigeants, elle continue de briller à la manière d’un objet céleste dont la nouvelle d’une mort déjà ancienne ne nous serait pas parvenue. Sa magnitude apparente est un mensonge.
Archinard est un militaire, autrement dit un homme qui croit en la littérature. Il n’existe pas à ses yeux d’autre histoire des lettres que celle des récits de bataille. Il est un colonel dans un désert africain, il est l’empereur Aurélien défaisant les troupes de Zénobie à Antioche, s’emparant de Palmyre avant de la détruire et d’emporter à Rome les ornements de son temple du Soleil. La saveur des songes de gloire permet d’avancer dans la carrière. Abruti de la puanteur de ses bottes, saisi de doute à force d’horizons vides, il veut être Aurelianus Tombouctus Maximus, célébrant son triomphe sous l’arc des grues du port du Havre. Des théologiens se sont déclarés formellement : si Dieu privait de son attention soutenue et perpétuelle le moindre détail de sa création, celle-ci s’évanouirait. Le Seigneur ne quitte pas des yeux les pas du colonel Archinard dans son équipée douloureuse. À moins que ce ne soit le souci de la renommée qui maintienne ainsi constamment les hommes en mouvement et n’évite à leurs gestes de retomber au néant. Louis Archinard ressemble déjà aux gravures ornant les pages des livres édifiants qui seront bientôt, ou tard après lui, écrits sur le génie colonial français, sur l’héroïsme des troupes de marine, sur le drapeau national planté sur la plus haute mosquée de Tombouctou.
Le colonel Archinard buta le 18 février 1889, à la pointe du jour, sur l’une de ces anciennes fortifications de l’Afrique de l’Ouest nommées Tata. Il ne savait pas ce qu’était ce carré de cent cinquante mètres de côté, flanqué de tours aux angles, cet obstacle de quatre mètres de hauteur, sur trois d’épaisseur, présentant plusieurs étages de créneaux. La chose n’avait pas de nom, ne représentait que du retard sur le chemin de la gloire. Ce retard s’appelait Koundian et formait une enclave toucouleure au milieu du territoire français. Il fut demandé aux gens de Koundian de se soumettre. Ceux-ci refusèrent, pensant que les petits canons français, qui avaient eu certes raison des places bambaras, en terre crue, comme devaient être les enceintes de Jericho, seraient impuissants contre leurs épaisses murailles en pierres. L’état-major s’installa sur un mamelon discret, à cinq cents mètres de la forteresse. Le premier coup de canon, tiré vers huit heures, fut accueilli à l’intérieur du village par un tonitruant « Allah ! » À dix heures, une brèche de sept mètres de largeur avait été pratiquée. Après en avoir fait balayer les abords par l’artillerie, le commandant Archinard lança la compagnie Besse de Fromental à l’assaut. Celle-ci franchit, sans difficulté, le rempart. À une heure, l’opération était terminée.
Le colonel Archinard avait lu tous les livres que la guerre avait écrits depuis cette laborieuse affaire des Grecs coalisés sous les murs de Troie. Dans l’effort de la destruction qui est aussi une excitation, le colonel Archinard lit la bataille à laquelle il contribue comme un chapitre écrit par la guerre elle-même. Il s’efforce humblement, en tant que personnage, d’en estimer le style. Il lit ce chapitre, tel que saint Augustin décrit Ambroise lisant, parcourant les lignes du regard, imprégnant son âme du sens, sans proférer une parole, ni mouvoir ses lèvres. Les hommes d’Archinard prennent Koundian. Misérable victoire que l’on célèbre en faisant transporter à Paris, pour l’Exposition universelle de 1889, la porte du village, d’un poids respectable de six cents kilos, percée de trous d’obus. En place de cet idéal intact, la conquête inouïe d’une Tombouctou héritée de la plus haute antiquité dans sa virginité et son opulence inentamées, en place des trois couleurs plantées sur un dôme doré surpassant le continent, la guerre entreprit l’écriture d’une page qui ne ferait pas chapitre mais serait reléguée en une laconique note de bas de page. De l’épopée privée de lettrine, du bruit sans le bruire des légendes, un addendum parcimonieux et négligeable relatant la prise d’un fortin de terre et l’envoi en métropole, pour tout trophée, non pas de monceaux d’or fin, non plus de convois d’argenteries, d’armes incrustées de pierres inimaginables, d’épices à pleines soutes, de couples de tigres blancs, mais d’un pan de porte défoncée, d’un paquet de planches fracassées.