La troisième guerre punique commence par une offensive romaine en Afrique. Carthage est épuisée par un siècle de guerres contre Rome. Elle s’est rendue dans un premier temps. Le parti aristocratique, au nom de la cité, s’est remis à la discrétion de Rome en prononçant la formule de la deditio. Après avoir demandé des otages, les Romains exposent leur volonté à une délégation punique à Utique. Carthage doit livrer ses armes, ses glaives courts en fer, ses onagres, ses éléphants dont certains étaient des vétérans des campagnes italiennes. Les consuls romains, après avoir désarmé leurs adversaires, leur ordonnent d’abandonner Carthage et d’aller fonder une autre cité loin du rivage. Cette exigence était inspirée par la philosophie platonicienne qui enseignait que le voisinage de la mer développe dans les cités la tendance au désordre : il s’agissait en somme de guérir les Carthaginois des tares qui, selon les Romains, les empêchaient de s’intégrer dans un ordre raisonnable. Ces principes philosophiques ne convainquirent pas le peuple, qui massacra les partisans de la capitulation, rappela ses chefs de guerre. Les citoyens offrirent leur or afin de reconstituer les armements qu’ils venaient de livrer, les femmes sacrifièrent leur chevelure pour tresser des câbles aux nouvelles catapultes. La guerre flamba de nouveau. Trois années furent nécessaires au nouvel écrasement de Carthage. Les légionnaires forcèrent l’enceinte des ports dans le quartier aujourd’hui appelé Salammbô. Et la Carthage punique, rasée, son sol voué à l’exécration, disparut de la surface de la Terre, quitta la table de jeu de l’Histoire, pour n’avoir pas accepté de devenir une autre ville.
Celui qui fait disparaître Carthage, c’est Scipion Émilien, aussi dit le Second Africain. En 149 av. J.-C., il est envoyé en Afrique en tant que tribun militaire. L’année suivante, un nouveau consul prend le commandement de l’armée et Scipion Émilien revient à Rome. Appien relate, dans Les Guerres civiles à Rome, que l’armée souhaite le voir revenir vite car un oracle prétend que lui seul peut prendre Carthage. Le Sénat lui accorde alors le commandement de l’armée d’Afrique. Après quelques victoires, Scipion Émilien met le siège devant Carthage. Les Carthaginois sont repliés dans la citadelle de Byrsa, commandés par Hasdrubal. C’était la troisième époque, très lassante, très épuisante, d’un combat recommencé, répété. Cela devait finir. Cela ne pouvait qu’être sauvage. Polybe appelle « sauvage » la guerre menée par Carthage contre ses mercenaires, suite à la première guerre punique. Certains traducteurs avancent le terme « inexpiable ». Il s’agit de décrire des guerres menées en dehors des règles que l’on observait en Grèce et ailleurs. Toute possibilité de négocier ayant été écartée, ces affrontements devaient être menés jusqu’à l’anéantissement d’un des adversaires. Disons alors que le siège de Carthage eut tout d’un phénomène sauvage et inexpiable. Après une résistance héroïque des Carthaginois et une lente progression des Romains, maison par maison, la citadelle tombe. La vengeance s’exerce sans frein. L’incendie persévère dix-sept jours. Scipion Émilien fait raser toute construction et consacre le sol aux divinités infernales. Il aurait pleuré en voyant le sort de la cité qui avait failli abattre Rome. Les historiens se plaisent à voir ou à imaginer pleurer les généraux vainqueurs dans le moment où ils détruisent leur conquête. Tite Live rapporte que Marcellus aurait sangloté après la prise de Syracuse en contemplant la ville qui était sans doute la plus belle du monde à cette époque : larmes de joie, parce qu’il avait réussi mais aussi d’émotion, à cause du passé glorieux de ces murs. La vue de cette cité illustre lui évoquait tant d’images, de légendes, qu’il craignit qu’une fois réduite en cendres, tous ces souvenirs disparaissent de sa mémoire. Quels qu’aient été ses sentiments, mélange de vanité et de miséricorde, le Second Scipion Africain regagna Rome pour célébrer le triomphe le plus grandiose qu’ait connu l’Empire. Ensuite, lui revinrent-ils au cœur, ces sentiments mélangés ? Et ces prétendues larmes versées sur la révocation d’une nation ennemie, en garda-t-il le goût ? Tout cela finit-il, tard dans sa vie, par ne lui paraître qu’un épisode de sa carrière, qu’un moment d’une pensée, qu’une période d’un discours, qu’un aspect d’un paysage ? Comment imaginer ce que Scipion Émilien avait à l’esprit lorsqu’il voua Carthage aux gémonies, la défigura et la déracina ?
Scipion Émilien, avant de devenir le destructeur de Carthage, et de Numance encore, reçoit une éducation soignée. Il a une passion pour la culture grecque. Il fait en sorte, tout au long de sa vie, d’être fidèle à cette curiosité et de l’approfondir en toute occasion. Il réunit autour de lui un cénacle constitué de penseurs grecs ou latins, parmi lesquels l’historien Polybe ou le philosophe Panétius. On attribuera d’ailleurs à Scipion Émilien la composition de nombreuses comédies de Térence. Il n’est pas qu’un soldat, ou s’il n’est qu’un soldat, il l’est selon des principes, suivant des doctrines qui ne concernent en rien la polémologie, par quoi on désigne la science de la guerre. Le propre de la mythologisation est – en mettant en récit le chaos de la guerre et l’injustifiable désordre du meurtre – de traduire la figure du conquérant, du violeur de frontières, en créateur d’ordre. Le tumulte des batailles, tenu comme une note, tout au long de la vie du guerrier, est ainsi envisagé au travers de ses caractères d’unité et de continuité harmonique. Le temps de la guerre est le temps d’une cohésion que la paix laisse s’effondrer. D’Alexandre le Grand, on a pu dire qu’après lui la terre était retombée dans le chaos. On peint le querelleur en médiateur, le destructeur en fondateur. La discorde ferait que les temps s’accordent. La guerre ne serait bruit et fureur que dans son allure, nullement dans sa fonction. Le conflit entraîne les peuples à ne se préoccuper que les uns des autres, à se rencontrer tant que la diplomatie ou l’éreintement définitif ne les ont pas contraints à la paix. La guerre comme culture en partage dans la durée de son règne. Cette préoccupation, totale, exclusive, tient les nations, comme un chœur, dans une temporalité, une climatologie communes tant que durent leurs débats. Ce en quoi Scipion Émilien croit, c’est que tout guerrier s’envisage comme l’artisan d’une harmonie universelle. C’est le sens exact du mot « pacificateur », qui aspire à donner de la guerre un autre visage que celui de ses désastres. Ce en quoi Scipion Émilien croit, c’est que le bouclier d’Achille décrit par Homère est la seule vraie représentation du monde. De fait, la peinture du monde qui orne ce disque de métal est considérée comme la première représentation grecque de l’espace. Elle préfigure une représentation qui allait s’imposer. La carte comme révolution se manifeste sous la forme du blason d’un guerrier de légende. Du modèle idéal du guerrier comme créateur d’une unité, comme bâtisseur d’un temps où les différences, les quiproquos babéliens, l’incuriosité et toutes les distances se voient abolis dans le carnage. La première image d’un monde cohérent, tenu ensemble, lié par les organes de sa géographie, par l’haleine de ses climats, Scipion Émilien l’a découverte, comme tous les hommes qui vécurent avant lui, et après lui aussi, sur le bouclier d’Achille sapeur de murailles. Voilà ce à quoi dut songer le destructeur de Carthage tandis qu’il la détruisait, à l’ordre qu’il instituait, à cette race punique qu’il désirait préserver de son irrationnelle instabilité, à ces hommes qu’il avait punis pour leur inculquer le sens de l’harmonie. Il pensait à Héraclite, figure cardinale dans son panthéon intellectuel. Mieux, il citait Héraclite. Détruisant maison après maison, pierre après pierre, il lui semblait recopier pour lui-même une phrase qui depuis toujours le hantait parce qu’elle lui plaisait et qu’il n’en pouvait saisir le sens : « Un tas de gravats déversés au hasard : le plus bel ordre du monde. »