Shang Yang, homme de lois et de guerre dans la Chine des trois Royaumes, fut un grand bâtisseur d’idées autant qu’un efficace destructeur de provinces. En 341 av. J.-C., après avoir convaincu le duc Xiao des avantages d’une agression contre le Royaume de Wei, il est chargé du commandement de l’armée du Qin pour mener cette campagne. Le siège de Luoyping fut le premier acte de celle-ci. Luoyping, sans être une capitale, était réputée pour la puissance intimidante de ses fortifications. Shang Yang s’attendait à une résistance opiniâtre. Mille deux cents chariots, qui formaient l’intendance, et continuaient à arriver à la suite de l’armée, devaient procurer à celle-ci cinq mois de vivres. Par ailleurs, des partis de cavalerie, essaimant en corps imposants, allaient se fournir en fourrage loin dans le pays occupé.
Plusieurs jours d’affilée, l’armée de Shang Yang fut mise en ligne, offrant vainement la bataille à l’adversaire. L’armée de Luoyping ne se présenta pas. Aucun mouvement de troupes, nul cliquetis d’armures ne se faisait entendre à l’intérieur des murs. Shang Yang voulut voir dans cette absence de réaction un heureux présage. La panique paralysait les décisions de l’armée adverse. La terreur insinuait déjà dans leur esprit la certitude de la reddition. Le septième jour, à l’aube, des officiers vinrent réveiller Shang Yang sous sa tente pour l’amener aux limites du camp assister à un spectacle équivoque. Des hommes étaient sortis de la ville. On crut en premier lieu que c’était l’armée adverse qui se déployait. Mais le mouvement qui se dessinait dans la brume matinale évoquait plus une lente procession que la trépidation de troupes prenant leur formation de combat. Le silence surtout de ce défilé de spectres impressionnait. Shang Yang fit mettre ses hommes et ses machines en ligne. Tous les cris furent extraits du métal, les ordres hurlés par les chefs, et l’orage des bois de lances entrechoqués. Lorsque tout fut en place, que la langue du vent se fit seule entendre, traduite par les fanions, des bruits commencèrent à filtrer du camp adverse. Ces bruits n’avaient rien de militaire. Ils évoquaient davantage l’univers des ateliers, la musique variée et répétitive des artisans. La clarté s’étant imposée, les soldats de Shang Yang virent ce qu’ils n’avaient jamais imaginé. C’était tout le peuple de Luoyping qui était sorti des murs. Les hommes, les vieillards, les femmes, les enfants, les soldats sans leurs armes. Et ce qu’ils faisaient, appliqués, tournant le dos à l’assaillant, c’était de démonter, pierre à pierre, les murailles de leur ville. De là où se trouvait l’armée de siège, on n’entendait aucune voix en provenance de cet étrange chantier. Les habitants, affairés, presque recueillis, s’activant dans un monde qui n’avait aucun lien avec celui de leurs agresseurs, avaient entrepris de raser méthodiquement leur ville. Parce qu’à la suite de la muraille, des fortins et des tours de guet, les gens de Luoyping démantelaient bientôt les toitures de leurs maisons, édifices et temples. Ils les démantelaient en effet plutôt qu’ils ne les démolissaient, parce qu’ils n’y mettaient aucune violence. Ils ne brisaient pas les charpentes, ils les défaisaient ; ils n’abattaient pas les cloisons de leurs demeures, mais les affalaient comme des voiles.
Shang Yang ne pouvait rien savoir d’une ville qui se serait nommée Sparte. Pas même dans l’apparent délire d’une fièvre on n’invente quoi que ce soit qui n’appartienne de plein droit à notre monde. Aurait-il fallu traduire ce nom de Sparte dans la langue de Shang Yang, qu’un livre entier aurait été nécessaire pour l’écrire. Sparte était une autre hypothèse de l’humanité, une contradiction qui ne fut pas portée à sa connaissance. Parce que Sparte, qui était une ville, cette forme commune que Shang Yang aurait reconnue comme étant une ville s’il l’avait eue sous les yeux, pour en avoir assiégé et décapité par dizaines, Sparte, quant à elle, était née et avait vécu dépourvue d’enceintes, et vivait encore ainsi, nue, ouverte, du vivant de Shang Yang. Plutarque nous explique que cette absence de murailles était délibérée. La défense de la cité ne devait être assurée que par les Spartiates eux-mêmes. Leur vaillance et leur vigilance devaient en être les garantes. Platon, à propos de ces murailles, accorde à Sparte qu’il faut les laisser reposer et dormir dans la terre. Selon lui, une muraille dispose d’ordinaire l’esprit des habitants à la mollesse en les incitant à s’y réfugier au lieu de lutter contre l’ennemi, au lieu de chercher le salut par des gardes continuelles de nuit et de jour, et à s’imaginer qu’une fois barricadés derrière des murs, ils seront vraiment protégés même dans leur sommeil, comme s’ils n’étaient pas nés pour peiner et ignoraient que la facilité naît en réalité du labeur. Shang Yang ne songeait donc pas à Sparte, préoccupé par les phénomènes et les lois, les noms et les croyances qui gouvernaient son monde, tandis que s’éternisait le siège de Luoyping.
Deux semaines passèrent, entièrement. Nul ne savait, Shang Yang le premier, pourquoi le temps s’était arrêté. Bientôt la ville de Luoyping fut une surface nue sous le ciel. Les meubles qui encombraient le périmètre et qui témoignaient encore de l’existence d’une bourgade furent réduits en piles de planches. Ne restaient plus que des tas, rectilignes, rangés par matériaux, par gabarits, par coloris. Luoyping était devenue une abstraction, un souvenir. L’ensemble de la population se tourna enfin, comme un seul homme, vers l’armée de Shang Yang. Et cette population d’artisans, de fermiers, de cuisinières, de boulangers, de moines, de nourrices, était devenue une armée. Tous s’étaient armés après avoir pris le temps de marquer quelle était leur détermination. Les officiers de Shang Yang le prévinrent que leurs soldats, intimidés par cette troupe qui leur faisait face, craignaient le pire dans cette bataille. Une population faisant si peu de cas de sa sécurité et méprisant la mort avec autant d’audace saurait se battre, selon eux, au point de réinventer la notion même de carnage. Si bien que la décision fut prise de lever le siège de cette ville qui n’existait plus. Ce fut la première défaite dans la carrière de Shang Yang1.
1. « Ischolaüs, assiégé à Drys par Chabrias. Voyant que ce général était prêt à faire approcher les béliers, il le prévint, et fit abattre un grand pan de mur. Il avait deux vues dans cette action. La première d’obliger ses soldats à se défendre d’autant plus vigoureusement qu’ils ne se verraient plus couverts de ce mur ; et la seconde de faire voir aux ennemis qu’il méprisait tout cet appareil de machines de guerre. Les ennemis furent si surpris de cette démolition volontaire, qu’ils n’osèrent approcher la ville. » (Polyen, « Ruses de guerre », dans César, Commentaires, publié par Ch. Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire, 3, Anselin, 1836, Livre second, Ch. XXII, III.)