Marcus Antonius Primus

 

Au début de la Seconde Guerre mondiale, se raconte une histoire, dont plusieurs versions nous sont parvenues, d’un faux aérodrome militaire allemand construit en Hollande occupée pour tromper les observateurs alliés. Le terrain d’aviation, décor méticuleux, était entièrement en bois. Il y avait là des hangars, des réservoirs d’essence, des véhicules et une centaine d’avions, comme autant de jouets grandeur nature. La réalisation de ce leurre fut si longue, aspirant à un réalisme maniaque, que les Alliés eurent tout le temps de suivre sa réalisation et d’en saisir la nature. Aussi, le dernier jour de ce chantier, tandis que l’on fixait la dernière planche sur l’aile d’un faux avion, un autre avion, vrai celui-ci, et anglais, traversait la Manche, venait tourner au-dessus de cette scène de théâtre avant d’y lâcher une bombe en bois1. De trop nombreux éléments tendent à démontrer que l’anecdote relève de la blague. Certes, la pratique des leurres fut d’un usage courant chez tous les belligérants. Mais il était naturellement plus payant, pour l’observateur, de laisser croire que l’on était tombé dans le panneau. À l’époque où la scène est censée se dérouler, l’Angleterre demeurait seule face à une Europe occupée. Elle manquait d’avions et s’apprêtait à subir un siège éprouvant. La RAF n’était pas en mesure de risquer un pilote et sa machine pour un geste inutile, aussi séduisant fût-il. Les mots d’esprit comme les gestes dandy se doivent d’être de pures dépenses, des poèmes sans autre arrière-pensée que leur propre style. Dans le cas d’une bombe en bois venant se ficher, sans bruit, dans la terre détrempée d’un faux aérodrome hollandais, on peut imaginer que le phénomène risquait de demeurer sans témoin. Par ailleurs, en termes de propagande, du côté allié, à défaut d’un film de l’action, il se serait avéré impossible d’exploiter une telle bravade. Il semblait tout aussi efficace de l’inventer et de la mettre en circulation, sans prendre le risque, assurément vain, de sa réalisation. Et puis, s’engage-t-on dans un conflit à seule fin de faire des farces à son ennemi ? Oui, au sens où il s’agit de le surprendre, de l’étonner. Quant au caractère humoristique des facéties en question, on ne peut oser l’imaginer hors d’une hypothèse aiguisée jusqu’à l’effacement. Selon cette dernière, l’épisode de la bombe en bois, fabuleux ou réel – signalons que ce fameux projectile est exposé au musée de l’Armée des Invalides, à Paris –, ne serait pas un phénomène si étranger à la guerre, mais un geste archaïque, fossile, qui nous informerait au contraire d’une identité primordiale de la guerre. C’est la guerre moderne qui n’aurait plus rien en partage avec ce que recelait sa première réalité, laquelle aurait été, précisément, une blague. Une poignée de détails, discrédités par leur tournure, témoignerait accidentellement de l’essence humoristique oubliée de la guerre. Comme si le premier conflit concerté entre hommes n’avait pu être que le fruit d’une farce mal interprétée, d’un jeu de mots mal traduit laissant échapper dans le réel des notions que tout destinait à demeurer dans le seul champ de l’esprit.

 

Jorge Luis Borges, amoureux de l’antique Thulé, a commenté les Kenningar, formules répétitives de l’ancienne poésie islandaise. Il déroule l’inventaire de ces métaphores frustes et mécaniques où la bataille a pour nom « Tempête d’épées » ; le bouclier « Toit du combat », l’épée « Toise de la colère » ; le guerrier « Rougisseur du bec des corbeaux ». Dans cet herbier homérique, les périphrases pullulent pour dire, en les montrant, les différents aspects des affrontements et du sang. Ces images erratiques, transmises de génération en génération pour dire les légendes, le fracas des batailles, les vertus inintelligibles de dieux cruels, garantir l’héritage des valeurs parmi lesquelles prévalaient la brutalité, la candeur et l’abnégation, Borges, étonnamment, et merveilleusement, imagine qu’elles ont pu être des manifestations d’une fantaisie drolatique très antique. « Il n’est pas impossible qu’une mystérieuse gaieté soit à leur origine. Leur grossièreté elle-même […] peut correspondre à un très vieil humour, à des plaisanteries de soudards hyperboréens2. » Il y a cela qui réjouit si l’on se prend à projeter cette interprétation sur l’histoire des guerres, que ces dernières ne sont pas ce que l’on croyait, qu’elles sont peut-être, dès leur origine, des erreurs d’interprétation, des colères qu’un bon mot mal interprété aurait incendiées. Et parce que l’humour comme l’ésotérisme est une croyance sans auteur, la guerre s’apparenterait à quelque théâtre dont on aurait oublié les ressorts burlesques. Ne demeurerait de son usage antique qu’une musique insondable, une légende merveilleusement illustrée mais racontée dans une langue morte. Et que la trop longue pratique de la mort aurait laissé échapper à jamais.

 

Quant à cette énigme de l’esprit des conflits, il semble que l’on s’approche de sa source en la compagnie du sénateur romain Marcus Antonius Primus, commandant de la VIIe légion dite Galbiana basée en Pannonie. Après l’assassinat de l’empereur Galba, il va soutenir la cause de Vespasien. En 69, en particulier, il remporte devant Crémone une victoire décisive sur les partisans de Vitellius. Tacite, dans ses Histoires, rapporte que l’armée d’Antonius désirait saccager Crémone. Le consul, quant à lui, ne se prononçait pas. L’armée, suspendue à ses lèvres, attendait un ordre. Antonius se rendit aux bains pour se laver du sang et de la poussière. Il se serait plaint que l’eau fût tiède. Un esclave lui répondit qu’on allait la réchauffer. Le mot fut recueilli et ce propos d’un esclave fit retomber sur Antonius tout l’odieux de ce qui arriva : on crut qu’il avait ordonné de mettre le feu à la ville. Et Crémone disparut. La destruction de la capitale lombarde, ce jour-là, serait dû à un bon mot pris au pied de la lettre, ou plus précisément à un énoncé, a priori neutre, dont on aurait fait le pari qu’il déguisait une blague. Et à quoi l’on a désiré répondre sur un ton égal. La guerre naît d’une niche qui, tournant rond, finit par mal tourner. Le meurtre et le saccage seraient alors comme ces rires contraints, obligés, par lesquels l’on se doit de répondre à une formule impénétrable mais dont on fait le pari qu’elle recélait un bon mot, un éclat d’esprit qui nous a échappé.


1.  La première version de cette anecdote est due au correspondant de la CBS William L. Shirer qui la livre dans son Berlin Diary : The Journal of a Foreign Correspondent 1934-1941, en date du 27 novembre 1940. L’auteur ne prétend pas avoir été témoin de l’événement, ni avoir été en contact avec un témoin direct. Il rapporte simplement une anecdote que quelqu’un lui a racontée ce jour-là.

2 Jorge Luis Borges, Histoire de l’éternité, « Les Kenningar », traduction de R. Caillois, L. Guille, revue par J. P. Bernès, Gallimard, La Pléiade, 1993, tome I, pp. 397-398.