Où l’on finit, peut-être un peu tard, par saisir plus précisément ce qu’« obsidional » veut dire.

 

Je tenais à te proposer, Jean-Yves, pour finir, m’écrivait Enrique Vila-Matas, une créature de ruines à la fois moins emblématique et plus spectaculaire. Il s’agit d’un homme. Celui, assurément, qui correspond le mieux à ta demande. Celui qui, si tu choisissais de l’incarner, t’entraînerait au plus près du chaos. Je ne sais rien de lui, si ce n’est son nom : Michael Cinei. Ce personnage vit très loin au pays des fantômes et c’est dans le même temps, probablement, le plus réel d’entre tous.

 

Peu après le 11 septembre 2001, le gouverneur de New York a écrit au secrétaire de la Marine des États-Unis lui demandant de baptiser USS New York un navire de guerre qui serait engagé dans la guerre contre le terrorisme, en mémoire des attentats contre le World Trade Center. Une entreprise de la Nouvelle-Orléans le mit en chantier. Le 2 novembre 2009, l’USS New York entrait dans le port de New York sous les ovations de la foule. Depuis le pont du bâtiment, furent tirées trois séries de sept salves en approchant du sud de Manhattan, au plus proche du site de Ground Zero. Ce navire, dont la fonction est le transport de troupes, a été construit à partir des décombres du World Trade Center. Une très faible proportion à vrai dire, mais suffisante pour changer sa nature. L’USS New York, long de 208 mètres, contient précisément huit tonnes d’acier provenant des débris des tours jumelles. Cet acier a été utilisé pour donner forme à la proue du navire. Les ouvriers du chantier ont admis avoir travaillé ce matériau avec le respect accordé d’ordinaire à des reliques sacrées. Un ouvrier sidérurgiste a même retardé son départ à la retraite pour « avoir l’incomparable honneur » de manipuler ce métal. Le navire fut livré à la Navy le 21 août 2009 à la Nouvelle-Orléans, où il fut réceptionné par son premier commandant. Celui-ci, F. Curtis Jones, a fait la guerre, plusieurs fois il a détruit et vu détruire. Mais il n’est peut-être pas le mieux placé pour saisir ce qu’est son vaisseau, ce qu’est cette arche de représailles fondue dans le creuset même d’une déclaration de guerre.

 

Celui qui aurait pu nous éclairer sur ce que signifie ce bateau de guerre construit à partir de ruines de guerre, c’est Michael Cinei. Mais il n’a plus de corps, dans ce monde, ni ailleurs. Sa mère, Nancy Cinei a déclaré : « Mon fils Michael est mort le 11 septembre, il était pompier depuis neuf semaines seulement. Savoir que l’acier du World Trade Center est entré dans la construction de ce navire a une énorme signification pour moi. C’est très émouvant, mais pas triste. La vie continue et je suis fière d’être américaine. Nous n’oublierons jamais1. » La devise du bateau, Never Forget, figure aux côtés de la silhouette stylisée des tours jumelles et d’un phénix renaissant de ses cendres. Ce bâtiment est donc constitué des restes d’un autre bâtiment, de son acier non refondu, pur de tout nouvel usinage. Plus fragile de n’avoir pas été retraité, mais plus proche, de la sorte, de sa fonction de relique. Comme si lui faire subir de nouveau l’épreuve de la fonte supposait de lui infliger de nouveau le traumatisme de sa destruction. Mais surtout, ce qui ne peut être dit, ce qui explique que l’on a préféré ne pas traiter par le feu ces débris, c’est parce qu’on a désiré y préserver les vertus des martyrs américains. Ne pas les immoler une seconde fois, mais aussi protéger l’intégrité de leur disparition. Et cela n’a pu s’opérer que par la transmutation du produit composite de leurs dépouilles, de la cendre de leur bûcher. Ainsi la nuée pulvérulente se déposant sur les murs de Troie au lendemain des obsèques de Patrocle : vapeur d’eau des organes, carbone des os, cilice des cheveux calcinés. Michael Cinei, son corps, a fourni quelques molécules au matériau dans lequel a été forgée l’arme de la revanche. Un peu de son squelette, un peu de sa dentition, va naviguer dans des eaux malfamées, chercher une vengeance sans concession. Pour Nancy Cinei, il semble naturel que l’on retourne les restes de son fils à la face de ses assassins, que de son sang versé soit fait un usage vengeur, que ce navire soit tout à la fois un calice, un cénotaphe, un ossuaire, une chapelle, un cheval de Troie, le bras de la Justice divine. Puisque son fils tomba victime de kamikazes, elle accepte qu’il soit fait de son cadavre, mêlé inextricablement au métal, au verre, à la pierre, à la poussière des Tours, un usage kamikaze. Nancy Cinei découvre, sans le réaliser peut-être, que la guerre, aussi moderne soit-elle, n’est qu’un corps à corps. Qu’il ne peut s’agir d’autre chose que d’enfoncer des corps par d’autres corps, des corps individuels, des corps d’armée. John Keegan, le spécialiste anglais de l’histoire des guerres, se souvient de l’air effaré d’un très distingué conservateur d’une prestigieuse collection d’armes lorsqu’il lui fit remarquer que les débris les plus fréquemment retirés par les chirurgiens du corps des blessés, au temps des fusils à poudre, étaient des morceaux d’os ou de dents provenant de leurs voisins dans les rangs.

 

Voilà, cher Jean-Yves, libre à toi dorénavant d’être Albert Speer, Naram-Sîn d’Akkad, Scipion Émilien, Irma Schrader, Shang Yang, Stig Dagerman, Shahpur Ier ou Bernardo Bellotto. En tant que personnage de papier, tu auras peut-être l’illusion, au cœur de ces récits qui feront office de destin, de toucher le grain plus ou moins brûlant des ruines de Berlin, Ebla, Carthage, Halberstadt, Luoyping, Hambourg, Dura Europos ou Dresde. Mais sois persuadé d’une chose, laquelle seule est certaine, c’est que si, neuf et dépourvu de mots, venant dans ce monde, tu désirais savoir ce qu’est un moulin, tu ne pourrais pas l’apprendre du meunier, ni même de l’épi de blé, encore moins de la meule, mais seulement de la farine. Si tu cherches vraiment le goût de la guerre, mon enfant, choisis d’être la poussière du jeune Michael Cinei. Fais-la brûler sous ton nez en mâchant des feuilles de laurier et attends-toi, non pas à rencontrer la mélancolie, mais à devenir, puisque tel est ton désir, une fièvre obsidionale. Sache également, si rien ne marchait comme prévu, si ton aventure romanesque venait à ne pas te combler, si le goût des cendres se refusait à toi, que je t’attends à Barcelone. On boira des alcools de toreros. Et je m’emploierai, en toute amitié, à corriger ce qui ressemble chez toi, en termes de littérature, à une très singulière naïveté.


1.  Luis Torres de la Llosa, « New York accueille un navire bâti avec des décombres du World Trade Center », lepoint.fr, publié le 02/11/2009.