de LES PORTES BATTANTES 1936-8
Vieux cheval de retour remâchant son avoine,
Fourrage salé des «C’était à telle date»,
Aujourd’hui voyageur guetté à chaque douane,
Épuisé et vaincu, capot, échec et mat,
Il rêvait les yeux clos au coin de la portière,
Tandis qu’au long des rails se couchaient les forêts,
Tandis que les sillons tracés droits dans la terre,
Comme une roue immense rayonnaient.
Quand il ouvrit les yeux au sifflet déchirant,
Ni le ciel ni la plaine où naissaient des villages
Plus desséchés que la morue ou le hareng,
Par le feu du soleil marqués comme un pelage,
Salés, rôtis, flambés, assaillis de poussière,
Absorbés par le sol, rongés par les abcès
De la pierre et du chaume et les griffes du lierre,
Fantômes de maisons aux relents de décès,
Ni le ciel ni la plaine où naissaient des villages
Ne rappelaient ses souvenirs. Déjà ce ciel
N’était plus que le ciel à l’absurde visage,
Identique en tout lieu, ranci comme le miel.
Regarde! mais regarde! au coin de cette borne
La même capucine a fleuri ce matin.
Regarde la fermière en bonnet à deux cornes
Étendre sa lessive aux buissons du jardin.
Regarde! mais regarde! et respire! L’odeur
Est la même qu’au soir d’un semblable voyage,
Aux vitres des wagons c’est la même vapeur
Et c’est dans le filet d’identiques bagages.
Mais, quoi, tu poursuivais ta route en sens contraire,
Suffit-il de si peu pour changer un pays?
Tu fuyais la prison aux geôles solitaires
Et les réveils, la nuit, de désirs assaillis,
Le pas des surveillants, les chansons dans la nuit
Que chantent les captifs écœurés de silence,
La cour de promenade où, main douce, la suie
Se posait sur la bouche ouverte aux confidences,
La gamelle et le pain, la cruche d’eau, la chiotte,
Nain roteur ouvrant l’œil humide, salement,
Et les livres souillés de réflexions idiotes,
Les graffiti gonflant les murs comme un ferment,
La rouille des verrous, les escaliers sonores,
Sentant l’eau de Javel, l’urine et le crésyl,
Le furtif balayage au long des corridors
Et les crachats mêlés de sanie et de bile…
Mais lui, loin des signaux fleuris le long des voies
Parcourait une plage où se brisait la mer:
C’était à l’aube de la vie et de la joie
Un orage, au lointain, astiquait ses éclairs.
Mais après l’aiguillage et la garde-barrière
Apparut la banlieue au pied de la colline,
Son gazon charbonneux mêlé de mâchefer
Et la prison bâtie derrière les usines.
Il se souvient: quand il passa, la porte close
Était baignée par le reflet du ciel dans le ruisseau,
Un molosse aboyait, et pour faire une pause
Dans l’ombre il s’appuya contre l’un des vantaux.
L’odeur de chèvrefeuille et de terre mouillée
Montait dans la nuit blanche et de grands papillons
Tournaient autour des réverbères surannés.
Son ventre palpitait au souffle des sillons.
Et les sillons qui rayonnaient autour du train
Avaient porté, blessure ouverte, leurs moissons,
Des robustes valets avaient battu le grain,
Les almanachs avaient usé trente saisons.
Mais ces wagons, filant au milieu des campagnes,
Que signale aux geôliers un panache éclatant,
Nul ne peut deviner qu’en rupture de bagne
Y rêve un évadé cherché depuis sept ans.
Tu revois la prison, c’est le château sans âge.
Ton voisin te regarde et ne soupçonne pas
Qu’en ton cœur est inscrit ce banal paysage
Exactement, comme à la règle et au compas.
Écoute la chanson qui naît dans ta mémoire.
Le soleil y rayonne et la rose y fleurit.
Tu es gai, tu souris, c’est une bonne histoire
Dont s’illumine la prison et ses murs gris.
Le train s’éloigne. Aux camarades prisonniers
Tu donnes un adieu et l’air que tu respires
Te gonfle les poumons d’un souffle ardent et ton empire
C’est la terre tout entière avec ses mers et ses palmiers,
Avec ses forêts et ses lacs et ses fleuves au cours pacifique
Et ses villes dressées malgré de nombreux avatars,
La guerre, l’incendie et les secousses sismiques,
Par les hommes, par les hommes et leur art.
Va, poursuis ton chemin, il n’est plus de frontières,
Plus de douanes, plus de gendarmes, plus de prisons.
Tu es libre et tu ris et tu parcours la terre
Et tu passes, devant les détectives, sans un frisson.
Liberté retrouvée, ah! joie! ah! rire aux anges
J’écoute la chanson des oiseaux, près du lac, dans la forêt,
Je sens mon sang,
Je devine tous les secrets,
J’affronte tous les baisers.
Saveur de l’air, saveur de mon sang dans mes veines,
Saveur de ma salive et de ma propre chair…
Les cailloux seront plus doux que la laine
Pour y dormir, tandis que l’étoile polaire
Montera sur l’horizon dans le bruit des échos
des villes, des campagnes et de toute la terre,
Dans le battement des ailes des oiseaux
Et celui des portes des maisons pénitentiaires.
Je vous offre camarades encore emprisonnés
Un peu de ma liberté et de ma force,
Le ciel s’éteint, les heures vont sonner…
L’itinéraire je le grave sur les arbres, dans l’écorce
En entailles profondes que le printemps fera saigner,
Afin que vous trouviez facilement le chemin
Qui ramène à la vie sans embûches,
Aux rivières fraîches pour le bain,
Aux jardins frémissant de fontaines et de ruches.