LA BAIE VITRÉE

 

pour Alain Girard-Daudon

 

Elle habite une villa face à la mer et elle doit se rendre à un enterrement. Elle porte une robe noire de coupe élégante et tient un sac à la main. Elle est jeune et distinguée. Elle est seule et mélancolique. Elle se tient près de la baie vitrée. Son corps est mince, les traits de son visage sont précis. Toute sa personne exprime une forme de sobriété lasse qui résiste au temps. Elle ne se sent pas triste, et il lui arrive de sourire sans savoir pourquoi. Elle ne se demande jamais si elle est heureuse ; elle n’imagine pas qu’une autre vie l’attende ailleurs, riche et prometteuse, avec son lot de souffrances et de satisfactions. La maison comporte de nombreuses pièces, toutes plus ou moins bien entretenues, et s’élève sur trois niveaux, mais son univers s’est progressivement réduit aux dimensions du salon de réception situé au rez-de-chaussée. C’est une pièce très spacieuse et très lumineuse, si grande que les meubles qui s’y trouvent ressemblent à des modèles réduits ou à des jouets dans une maison de poupée. Elle-même semble toute petite, perdue au sein de l’immensité. Outre ses dimensions inhabituelles, cette pièce offre l’avantage d’être de température égale. Été comme hiver, elle peut s’y promener en chemise de nuit ou dans une tenue légère comme dans une chambre d’hôtel climatisée. Le parquet est constitué de larges planches de chêne au contact rugueux. Cela fait longtemps qu’elle ne voit plus les taches et les insectes morts sur ce parquet moyenâgeux. Les murs sont rouges, il n’y a pas de tableaux. Les poutres ont la couleur de la suie. À l’autre bout de la pièce, du côté opposé à la baie vitrée, elle a installé un paravent derrière lequel il y a un lit. Elle y dort chaque nuit enroulée dans un manteau de velours vert. Il lui arrive de sombrer plus de quatorze heures d’affilée dans le sommeil sans faire le moindre rêve. Elle se réveille naturellement, avec la lumière du jour, et se lève aussitôt, sans effort apparent. Pieds nus, elle fait quelques pas dans la pièce en se frottant les yeux, se dirige d’instinct vers la baie vitrée. Elle n’est pas rapide, et se fait parfois l’effet d’économiser ses gestes. Les journées se répètent à l’identique, à quelques détails près, lissées par l’habitude et cette forme de résignation imprimée par son désœuvrement. Elle n’est jamais importunée par les visites, et ne cherche pas à se divertir. Elle est attentive et sereine, comme au seuil d’une existence nouvelle, encore un peu abstraite, soustraite aux aléas de la durée. Elle ne se lasse pas de regarder la mer à travers la baie vitrée. Le plus souvent, la mer est calme, grisâtre, elle n’est pas menaçante. Les vagues viennent mourir doucement à une dizaine de mètres de la terrasse. Il n’y a pas de rochers, l’horizon reste vide. Elle n’éprouve pas d’inquiétude au sujet de l’avenir, elle ne redoute pas les catastrophes. De rares fois, la mer dépasse son niveau habituel, toujours aussi peu agitée, empiétant de quelques centimètres sur le rebord de la baie vitrée. Elle approche alors son visage de la baie, guettant les poissons et les particules en suspension comme à travers les vitres d’un aquarium. La maison est parfaitement étanche, elle s’y sent en sécurité. Les jours de grand soleil, elle étale un sac de couchage le long de la baie vitrée. Elle s’allonge tout près de la vitre, les bras étendus le long du corps, paumes tournées vers le ciel. Elle ferme les yeux. Une paresse tiède et oppressée la paralyse. Le corps réchauffé par les rayons, elle perçoit le ressac des vagues comme dans un rêve qu’elle ferait. Il lui semble alors que les autres pièces de la maison sont obscures et froides, remplies d’objets hostiles, de présences ennemies. Elle se garde de monter aux étages, de peur de se fouler une cheville dans les escaliers ou d’y faire une mauvaise rencontre. Elle se souvient sans nostalgie de ses affaires personnelles, entreposées çà et là : une paire de bottes en cuir indémodables, une robe qu’elle aimait particulièrement, une chemise de nuit vert d’eau qu’elle a portée lors d’un séjour à l’hôpital, des livres dont elle a oublié les titres. Les bruits ne l’inquiètent pas, ils font partie de sa vie, au même titre que le plancher ou les taches de vieillesse sur ses mains. Elle ne s’ennuie jamais, bien qu’elle n’ait jamais l’impression d’être occupée ou concentrée à quelque chose. Elle n’entretient pas la maison, néglige les tâches ménagères. Elle ne se souvient pas d’avoir fait la vaisselle une seule fois depuis qu’elle est ici. Les préoccupations du quotidien font de brèves incursions dans son esprit, avant de retomber dans une zone proche de l’oubli. Elle se maquille parfois, comme pour un rendez-vous imaginaire. Elle est invitée au restaurant par un ami d’enfance qui n’a cessé de la courtiser pendant des années, et se promet d’être cinglante à la moindre tentative de sa part de se montrer agréable avec elle. Elle est convoquée à un entretien d’embauche. Une femme blonde aux doigts longs et fuselés la dévore du regard avec un sourire fin. Elle s’allonge sur une table d’examen en cherchant la date de son dernier rapport sexuel. Sa vie sédentaire ne lui déplaît pas, elle ne rêve pas de voyages et ne se souvient pas d’avoir jamais vécu ailleurs. Elle ne se dit pas qu’elle n’est pas libre et ne ressent jamais le désir de franchir le seuil de la villa. Elle n’est pas sûre de pouvoir conduire une voiture ou de se repérer sur un plan, et elle ne voudrait pour rien au monde avoir à demander son chemin à quiconque. Elle se souvient d’une époque où il y avait un jardin au-delà de la terrasse, sans pouvoir se remémorer sa forme exacte, ni la végétation qui y poussait, ni rien se rappeler des moments qu’elle a pu y passer. Elle a perdu le goût des saisons, des arbres et des averses, elle ne se demande pas quel âge elle a. Elle se souvient qu’en arrivant ici, il y avait d’autres maisons dans le voisinage, mais elle se fiche de savoir ce que sont devenus leurs occupants. De façon générale, son passé ne l’intéresse pas. Elle n’éprouve pas le besoin de s’exprimer, ni d’être écoutée. Lorsqu’elle parle dans son sommeil, elle emploie des mots dont la beauté étrange la frappe. Elle allume rarement la télé. Le son coupé, elle s’entraîne à lire sur les lèvres des acteurs, à deviner leurs pensées lorsqu’ils lui tournent le dos. Le réveille-matin, au pied de son lit, ne fonctionne plus. La nuit venue, elle fixe les aiguilles verdâtres, elle imagine le mécanisme subtil des rouages et des ressorts indestructibles jusqu’à pouvoir se faufiler à l’intérieur. Elle s’endort ainsi, comme si elle se trouvait plongée dans l’obscurité du réveil, parmi les rouages et les ressorts, bien à l’abri dans la matrice de cuivre. Au matin, le petit réveil semble inoffensif. Un jour, en plein milieu d’après-midi, la mer s’est retirée plus loin que d’habitude, découvrant devant la maison une portion de pelouse verte nettement découpée. Le front collé contre la vitre, elle a regardé longuement l’étendue d’herbe rase jusqu’au moment où elle a aperçu un point noir, mobile, puis un second. Ces deux points solidaires ont grossi jusqu’à devenir des silhouettes d’hommes, et après un temps indéfini, au cours duquel elle n’a pas quitté des yeux ces deux silhouettes, elle a identifié deux golfeurs, tantôt statiques, tantôt évoluant sur la pelouse en traînant derrière eux un caddie. Ils furent bientôt si près de la baie vitrée qu’elle put reconnaître les pantalons de golfeurs à pinces et les vestes à carreaux, sans toutefois être en mesure de leur donner un âge ou de prêter une signification à leurs gestes. Les deux hommes étaient hilares, et leur attitude était un alliage de désinvolture et de brusquerie. Elle leur fit un signe de la main qu’ils feignirent d’ignorer en continuant de rire. Quand ils disparurent enfin, elle se sentit soulagée. Le lendemain matin, la mer avait retrouvé son niveau normal. Elle s’est mariée très jeune avec un homme d’affaires suisse. Il y a des choses qu’elle aurait voulu faire qu’elle n’a pas pu faire, des choses qu’elle a faites qu’elle n’aurait pas voulu faire. Trois enfants sont sortis de son ventre, il y a plusieurs années. L’aîné lui ressemble beaucoup physiquement, il fait des études à l’étranger. C’est un garçon anxieux et brillant, qui lui envoie régulièrement de ses nouvelles. Il est volubile et passionné de sciences naturelles ou de mathématiques. Il fait beaucoup de rencontres et publie des articles savants dans des revues spécialisées. Il lui écrit des lettres exaltées, où perce son inquiétude qu’elle soit malheureuse ou se sente délaissée, auxquelles elle ne prend pas la peine de répondre. Du fait de leur ressemblance physique, elle a toujours eu du mal à distinguer son existence de la sienne, et malgré l’éloignement, elle a l’impression qu’il vit toujours dans les parages. Elle se dit que si elle mourait, là maintenant, il mourrait lui aussi, foudroyé au même instant, à des milliers de kilomètres, dans une voiture lancée à toute vitesse ou dans un tramway, d’un arrêt du cœur ou d’une rupture d’anévrisme. Le second fils mène une existence si rangée et si secrète qu’elle ne peut s’empêcher de se défier de lui. Chaque fois qu’elle entend sa voix au téléphone, elle met un moment avant de le reconnaître. Elle l’écoute sans le comprendre, impatiente que la conversation finisse. Il a toujours parlé avec hésitation, usant de formules grammaticales incorrectes, comme s’il cherchait à lui cacher des pensées retorses. Elle a du mal à se souvenir si le troisième enfant est un garçon ou une fille et n’a pas idée des relations qui sont les leurs. Elle prononce rarement le nom de ses enfants, par pudeur ou superstition. Elle s’interdit de penser à eux le jour de leur anniversaire, elle a détruit leurs photos parce qu’elle ne les trouvait pas ressemblantes. Elle n’est pas aimante, et elle est insensible aux compliments qui décrivent sa jeunesse ou sa beauté. Elle s’appelle Emmanuelle ou Élisabeth. Elle ne connaît pas l’étonnement et fuit les discussions qui l’obligeraient à argumenter. Elle se dit parfois qu’elle manque d’expérience, qu’elle devrait être plus chaleureuse, plus communicative. Quand le téléphone sonne, elle hésite toujours avant de répondre, de peur qu’on lui réclame de l’argent ou qu’on lui fasse des reproches. Un jour qu’elle ne voulait pas être dérangée, elle a enveloppé le téléphone dans un morceau de couverture orange en s’aidant de ficelle de cuisine, imaginant qu’elle pourrait appliquer ce procédé pour tout recouvrir autour d’elle, les murs, le plancher, les gaines électriques, tous les objets et même ses vêtements. Quand elle ne trouve pas le sommeil, elle s’assied près de la baie vitrée et observe son reflet dans la vitre. Elle aperçoit le visage d’une femme qui ressemble à un oiseau, ou celui d’un oiseau qui ressemble à une femme, ou les deux à la fois. Ce matin, la sonnerie du téléphone a retenti, avec une insistance proche de l’insupportable. Après avoir raccroché, elle est restée toute la journée assise sur le lit, hébétée, scrutant les scènes pastorales du paravent jusqu’à l’écœurement. Enfin, elle s’est levée avec une sorte de lenteur calculée, a pris le sac sur une étagère, s’est dirigée après un moment d’hésitation vers la baie vitrée. Une forme imposante en occupe tout le cadre maintenant : hérissé de canons, un destroyer a jeté l’ancre tout près de la villa. Les pavillons flottent dans le vent comme les fanions d’une kermesse, et elle peut distinguer les matelots qui s’affairent sur le pont, vêtus de tenues ignifugées. Le soleil jette des reflets sur la coque grise en acier. Elle lit machinalement le nom du bateau de guerre, plusieurs fois de suite, comme si elle déchiffrait une étiquette collée sur l’envers d’un vêtement trouvé dans une malle. Elle habite une maison face à la mer et elle doit se rendre à un enterrement. Dehors l’attend une voiture noire, garée sur le bord de la route. Elle allume une cigarette en contemplant les silhouettes mobiles sur le pont du destroyer.