LE LIEN

 

Elle habite une maison verte au bord du fleuve et il n’est toujours pas parvenu à savoir si elle y vivait seule. Il peut se passer des mois sans qu’il ait une nouvelle d’elle et alors il lui semble errer dans le monde gris et tiède d’un ennui sans frontières. Il voudrait pouvoir l’oublier et faire qu’elle n’ait jamais existé, mais ses efforts pour la chasser de sa pensée ne tendent qu’à renforcer l’emprise qu’elle a sur lui. La première fois qu’elle l’a invité à la rejoindre chez elle, elle lui a murmuré une adresse qu’il n’était pas sûr d’avoir bien comprise, tout en lui ordonnant de prendre un chemin si compliqué et si long qu’il avait pu croire qu’elle avait cherché à le perdre. Il lui a fallu d’abord marcher dans les rues en prenant soin, selon ses instructions, de se retourner régulièrement pour s’assurer qu’il n’était pas suivi, puis il a dû piétiner pendant près d’une heure à la gare routière en attendant sa correspondance, en se gardant de lever le nez de crainte de rencontrer un visage connu. Gagné par l’appréhension, il a contemplé à travers les vitres du car un paysage ingrat et inouï, comme s’il s’était retrouvé dans un monde parallèle peuplé uniquement d’arbres rares, de pylônes et de machines agricoles figées dans la brume. Au terminus, il était le dernier passager à descendre, mais il a dû encore tourner en rond dans les rues d’un village désert aux maisons informes et ramassées les unes sur les autres, avant de longer une route de campagne qui s’éloignait du bourg en serpentant le long du fleuve. La nuit était tombée lorsqu’il s’est présenté devant la maison. Il a hésité un moment avant de frapper à la porte, et après un moment encore plus long, elle est apparue dans l’entrebâillement, portant une robe de chambre soyeuse à grosses fleurs jaunes. Elle l’a regardé des pieds à la tête. La main qui a frôlé ses cheveux l’a électrisé.

 

Elle lui téléphone au milieu de la nuit, sous le vague prétexte qu’elle l’a vu mourir en rêve dans d’atroces souffrances et qu’elle voulait vérifier qu’il était toujours vivant. Il met un long moment à reconnaître sa voix au débit ralenti. Elle semble éprouver des difficultés à s’exprimer, comme si elle était ivre ou assommée de médicaments, à moins qu’elle n’ait à dessein de le tromper ou de se divertir à ses dépens. Elle lui parle d’une expédition qu’elle a faite, trente ans auparavant, au cours de laquelle elle a contracté une maladie infectieuse et dont elle a rapporté un masque qu’elle voudrait faire évaluer pour le vendre à un musée ethnographique. Elle lui parle de ses cheveux blancs et de sa solitude. Elle lui parle de ses mains douces qui n’ont jamais caressé. Elle lui raconte sa journée dans le détail, depuis le moment où elle remue les jambes, réveillée par la lumière du matin, jusqu’à celui où elle sombre dans le sommeil comme dans une eau profonde et noire. Elle lui décrit ses promenades solitaires en forêt et lui dépeint des états d’âme qui semblent provenir d’une autre planète. Elle affirme qu’elle a toujours vécu à l’écart de ses semblables, et qu’il est le premier être à s’être intéressé à elle. Elle le félicite de lui épargner des confidences dont elle ne saurait que faire et lui sait gré de rester discret sur les sentiments qu’il éprouve à son égard. Pour la énième fois elle lui interdit de parler d’elle à quiconque et elle raccroche brutalement, après lui avoir fait jurer qu’il ne chercherait pas à la voir tant qu’elle ne lui en aurait pas donné l’autorisation par écrit. Le lendemain, il se prend à douter de son existence, mais au souvenir de ses doigts bizarrement écartés, d’une manière brève et excessive, il admet son erreur. Il la soupçonne de mentir, d’être froidement calculatrice. Elle est parfois hautaine et péremptoire et lui commande des services futiles, qu’elle s’empresse d’oublier et qu’elle lui reproche de lui rappeler. Il l’aide à mettre de l’ordre dans ses papiers, elle lui dicte des lettres vindicatives et venimeuses, écrites à l’encre rouge et adressées à un hypothétique neveu infirme, où il est question d’héritage et de trahison. Elle s’emploie à l’éduquer, à réformer son conformisme et supprimer son naïf attachement aux valeurs familiales. Elle tient à lui inculquer le sens de la méchanceté, se citant elle-même en exemple, et elle multiplie les plaisanteries douteuses sur son physique. Elle a prétendu une fois qu’il avait un visage commun, interchangeable, et qu’il pourrait porter n’importe quel prénom, ajoutant qu’elle serait plus attirée par lui s’il avait le faciès d’un étranger ou d’un voyou. Elle l’accuse d’avoir eu une jeunesse étriquée qui ne lui aura pas permis de se forger une personnalité brillante, et de s’être lâchement identifié dès la naissance au modèle d’un père rongé par la mélancolie. Elle aimerait l’arracher à la ville, à l’aliénation de son métier, à ses habitudes de célibataire. Elle voudrait lui présenter des femmes insignifiantes et pittoresques, banales et consentantes, prêtes à satisfaire ses besoins sexuels dans la minute même où ils se formeraient dans son cerveau, et auprès desquelles il finirait par éprouver l’ennui insoutenable des jours fériés. Elle aimerait le dégoûter de la sexualité à tout jamais et le convaincre de s’inscrire à un club de tir. Elle lui prédit un avenir sans éclat et sans relief, plat comme l’encéphalogramme d’un cadavre. Un jour, elle lui a offert une veste en velours aux manches trop courtes. Il sent qu’il n’y a pas de limite à ce qu’elle peut exiger de lui et qu’il serait prêt à n’importe quoi pour l’amadouer.

 

Pendant deux ans, il a cessé complètement de la voir et il a vécu avec l’idée qu’elle avait mis fin à ses jours, se gardant de l’en aviser pour lui faire croire à son immortalité. Puis il a reçu une lettre froissée qui avait dû traîner pendant des mois au fond d’une poche ou d’un sac et qu’il mit des heures à déchiffrer tant l’écriture en était irrégulière, rageuse, comme déformée par l’excitation. Elle lui donnait rendez-vous dans la chambre d’un hôtel où elle était censée résider depuis un moment, dans une ville qu’il fut incapable d’identifier. En retournant l’enveloppe dans sa main, il avait cru reconnaître un timbre de Madagascar ou de Tasmanie, avant de comprendre qu’il s’agissait d’une vignette découpée dans un catalogue de philatélie. Une semaine plus tard, elle se présentait chez lui comme si de rien n’était, l’examinant d’un air sévère depuis le seuil des pieds jusqu’à la tête, puis inspectant sa peau comme l’aurait fait un dermatologue. Comme si elle avait imperceptiblement reculé dans le temps, elle semblait plus jeune et plus innocente et ses traits adoucis exprimaient la quiétude étrange d’une convalescente. Elle négligea ses questions et pour tout commentaire elle dénigra le mauvais goût dont il avait fait preuve dans l’aménagement de son appartement.

 

Elle pourrait avoir cinquante ans, peut-être davantage, mais elle est jeune, monstrueusement jeune, et tout en elle est limpide et frais. Il l’a rencontrée, un jour où il pleuvinait, dans une cafétéria déserte aux murs tapissés de moquette orange. Assise à une table plus loin, elle fit dans sa direction un signe ambigu dont il mit un temps à comprendre qu’il lui était adressé. Lorsqu’il fut enfin assis en face d’elle, après avoir longtemps hésité, elle détourna la tête et se désintéressa complètement de lui avant de daigner ouvrir la bouche. Il s’était senti honteux et maladroit, obscurément attiré par ce qu’il y avait d’inflexible et d’injuste en elle, et il cacha ses mains sous la table. Elle lui proposa d’effectuer des travaux de réparation chez elle, moyennant une somme dérisoire qui lui permettrait à peine de s’acheter un pull ou une cartouche de cigarettes. Elle le pressa d’accepter, le fixant de ses yeux qui ressemblaient à des pierres vertes tombées du ciel. Elle se fit enfin offrir sa consommation et l’invita à la suivre à travers la ville, qui lui parut tout à coup étrange et hostile comme s’il n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Les trottoirs, les façades, semblaient refuser leur présence, et à plusieurs reprises, il surprit les coups d’œil rancuniers des passants. Ils se perdirent dans les allées d’un cimetière où elle s’amusa à lire les noms sur les tombes, puis ils s’enfoncèrent sous les arbres dénudés d’un parc vide où un chien se mit à aboyer à leur passage. Ils ne se parlèrent pas, marchant comme deux ombres. Elle le quitta sans préavis à un feu rouge en lui donnant rendez-vous le surlendemain au même endroit sans lui préciser l’heure.

 

Sa maison est minuscule, et s’élève sur trois étages. Elle est divisée en petites chambres très basses de plafond, encombrées de bibelots, de flacons colorés et d’objets en verre filé disposés dans des armoires grillagées. Il y règne une tiédeur moite, oppressante, une atmosphère de serre ou de couveuse. Lorsqu’elle consent à le recevoir chez elle, elle le loge dans une pièce minuscule et non chauffée, remplie de balais et de produits désinfectants à l’odeur âcre, où il dispose d’un lit pliant dont les ressorts lui blessent les côtes. Elle lui interdit d’accéder seul aux étages et le menace de le chasser s’il passe outre à son interdiction. Elle le reçoit en chemise de nuit, à quelque heure de la journée que ce soit, et lui demande de retirer ses chaussures en entrant. Elle lui sert un verre d’eau et se campe devant lui, comme décidée à l’impressionner ou à le provoquer. Elle l’interroge sans écouter ses réponses, d’un air distrait et agacé. Elle lui parle pendant des heures, véhémente et passionnée d’elle-même, sans jamais songer à lui proposer quelque chose à manger. Lorsqu’elle perçoit ses premiers signes de lassitude, elle ralentit ses phrases et parle d’une voix mouillée, et il se met à ressentir la tiédeur tentaculaire d’un piège qui se resserre lentement autour de lui. Elle vante devant lui la finesse de ses membres, sa chevelure abondante, sa silhouette d’adolescente. Elle se fait lascive, mesquine et futile. Sa peau est trop blanche, mais ferme, et il donnerait tout au monde pour la lécher dans les moindres recoins. Hypnotisée par ses propres paroles, qu’elle prononce d’une voix insinuante, elle s’attendrit au milieu de la nuit, et après avoir exigé qu’il se dénude devant elle, elle tâte ses cuisses, son ventre, prétend que son sexe est fait pour sa bouche. Elle lui a fait promettre un jour qu’il n’aurait jamais la faiblesse d’éjaculer dans le corps d’une autre femme. Une nuit qu’elle était ivre, elle l’a autorisé à caresser ses seins, mais depuis ce jour elle l’accuse d’être pervers et d’avoir abusé de sa faiblesse. Il est presque heureux, chaque fois qu’il la quitte pour se retrouver à nouveau dans la rue, désemparé, dégoûté et sans but.

 

Elle blâme son inertie et repousse ses avances. Elle se montre lointaine et provocante à la fois. Elle raille son air sérieux et se moque de ses vains scrupules. Elle lui conseille de porter des vêtements plus élégants et de se muscler en faisant du sport. Elle prend des douches à tout moment de la journée, poussant l’hygiène si loin qu’il se sent, à ses côtés, toujours un peu sale, imprégné de taches et d’odeurs. Elle lui recommande des crèmes pour lutter contre le psoriasis, tout en ironisant sur le compte de son anxiété congénitale. Elle lui dit qu’à son âge, elle avait des collections d’amants, dormait moins de cinq heures par nuit et changeait de couleur de cheveux tous les mois. Elle va à la piscine trois fois par semaine, y fait des longueurs comme une championne de natation. Elle prend soin de son corps, se maquille et se pommade pendant des heures. Elle possède le secret de l’éternelle jeunesse et la formule pour échapper aux sentiments désagrégeants. Elle se nourrit exclusivement de viande rouge et de cornichons, et boit un verre de whisky chaque soir avant de se coucher. Elle a été placée dans un orphelinat à cinq ans, après la mort de ses parents dans un accident d’avion dans les eaux territoriales de Norvège. Son oncle l’a violée à douze ans, elle a réchappé du cancer à trente-cinq ans, et depuis lors, elle n’a jamais consulté de médecin. La mort ne lui fait pas peur et l’évocation de la vieillesse lui donne la nausée. Elle est insensible à l’usure, à la fatigue, à la maladie et au déclin, elle n’a pas besoin de se mettre en colère pour être dangereuse. Elle est déloyale et douée d’un calme pouvoir de destruction qu’elle distille à petites doses dans ses paroles et dans ses gestes. Lorsqu’il tente de retenir son attention, dans l’espoir de se rapprocher d’elle, elle regarde dans une autre direction et se montre agacée par son léger défaut de prononciation. Il n’y a aucune gaieté en elle et son absence absolue de pitié lui tient lieu de morale. Une rafale de mitrailleuse ne l’abattrait pas, et elle résisterait à tous les virus de la terre. Un jour qu’elle semblait lasse ou préoccupée, il la supplia de lui montrer une photo d’elle quand elle était jeune, et folle de rage, elle lui jeta à la figure un magazine pornographique, prétendant qu’il trouverait à l’intérieur de quoi étancher sa curiosité malsaine. Lorsqu’elle se laisse embrasser par lui derrière l’oreille, l’odeur de sa peau ne lui rappelle rien.

 

Il a du mal à se former d’elle une image précise, à penser qu’il l’a rencontrée, qu’elle pourrait disparaître de sa vie. Il aimerait pouvoir la détester ou du moins la trouver pathétique. Il lui arrive de penser qu’il l’a toujours connue, qu’elle était là le jour de sa naissance, déguisée en aide-soignante et guettant dans le couloir de la clinique le moment propice pour se pencher au-dessus de son berceau et proférer des malédictions à son oreille. Dans un cauchemar récurrent qu’il fit, au cours de sa sixième année, elle prit le visage d’une noyée qui essayait de l’agripper pour l’entraîner avec elle dans les eaux glacées d’un lac de montagne. Dans les années qui suivirent, elle était toujours derrière lui, elle surveillait ses faits et gestes, et hantait son existence à la manière d’une obsession, d’une angoisse, ou d’un mauvais présage. Elle lui a fait perdre le goût de vivre en lui inoculant une allergie à tout ce qui n’est pas son visage, son corps ou son personnage. Il éprouve pour elle un désir insensé auquel elle reste sourde. Il sort de plus en plus rarement, ses amis l’évitent et les femmes qui croisent son regard le dévisagent pensivement comme s’il souffrait d’une maladie honteuse. Il ne s’est jamais senti aussi faible et aussi fort et il pense certains soirs en se couchant à mettre un terme à son haïssable et vaine existence.