ANTONIA

 

– Ouvre bien les yeux, c’est la dernière fois que tu me vois.

 

Elle habite un deux-pièces avec sa mère qui souffre d’une maladie mentale, et elle dit qu’elle ne possède rien, à part son angoisse et ses crises d’insomnie. Cela fait des mois qu’elle ne fait plus de démarches et qu’elle ne relève plus le courrier, et certains matins elle met plus de trois heures à s’extraire de son lit. Elle n’a jamais eu d’appétit, et le plus souvent elle se contente de boire un verre d’eau tiède au robinet en guise de petit déjeuner. Elle a l’impression d’étouffer entre les quatre murs d’une existence calfeutrée et les journées lui paraissent longues comme des tunnels dont elle s’efforce d’abréger la distance en se mordant les doigts. Elle change de vêtements et de coiffure plusieurs fois par jour, comme pour se préparer à différents rendez-vous qu’elle se donnerait à elle-même, dans l’intention de s’étonner ou de se séduire, et elle écoute la radio pendant des heures, le son réglé au plus bas pour avoir l’impression d’assister à des réunions secrètes. Elle entend des discours politiques qui ressemblent à des opérettes n’ayant jamais existé et des bulletins météo qui prédisent dans un murmure à peine audible des cataclysmes et des tornades. Elle ne fume pas et ne boit d’alcool qu’à contrecœur, vidant son verre à petites gorgées rapides et passant sa langue sur ses lèvres pour en faire disparaître le goût amer. Elle s’alimente au compte-gouttes et il lui arrive parfois d’oublier de manger sans ressentir la faim comme si elle avait définitivement pris congé de son corps. Elle est souvent tentée de sortir, mais elle est prise de panique dès qu’elle se trouve seule dans un lieu public. Il n’y a pas d’étonnement chez elle, non plus de place pour l’ironie, et elle ignore les mille formalités qui grouillent sous chaque acte et donnent sens aux relations humaines les plus ordinaires. Il ne lui est jamais paru naturel d’évoluer en ce monde si peu fait pour elle qu’elle doute avoir jamais su faire le bon usage de ses bras, de ses jambes et de ses mains. Assise à une terrasse de café, elle se sent radiographiée par les regards hostilement dirigés vers elle, et au bout de cinq minutes, elle subit comme une torture la présence et la conversation d’autrui. Elle dort sur le canapé du salon, les membres contorsionnés, dans une position telle qu’elle ne peut se rappeler ni ce qu’elle est ni comment elle l’adopte. Depuis l’anniversaire de ses vingt et un ans, elle souffre d’arythmie chronique. Elle a acheté un stéthoscope par correspondance, et allongée sur le sol elle écoute ses battements cardiaques, guettant la récidive qu’elle accueillera comme une punition méritée. Certains jours, sans savoir pourquoi, elle se sent forte et déterminée, prête à troquer sa vie médiocre contre n’importe quelle promesse de changement, jusqu’au moment où elle perçoit la voix pleine d’aigreur de sa mère qui se met à criailler contre la clarté du matin.

 

– Je n’ai pas beaucoup de temps, tu sais. Ma mère peut se réveiller d’une minute à l’autre.

 

Sa mère restant couchée à longueur de journée, elle doit assurer toute seule l’entretien de la maison et le ravitaillement. Une fois par semaine, elle parcourt les allées des grandes surfaces à toute allure, tirant au hasard des boîtes de conserve et des repas préparés surgelés, pleine d’appréhension à l’idée de retrouver l’appartement sens dessus dessous à son retour. Lorsqu’elle rentre du lavomatique situé sur la dalle, elle reste sourde aux insultes de sa mère qui lui reproche de la laisser seule et la menace d’appeler son avocat pour non-assistance à personne en danger. Elle est trop fatiguée pour répondre aux provocations et se contente d’éprouver une forme de désespoir opaque et minéral. Dans la rue, elle marche au même rythme que les autres piétons pour ne pas se faire remarquer. Bien qu’elle paraisse le plus souvent absente d’elle-même, elle n’est jamais prise au dépourvu. Elle n’a gardé aucun souvenir du jour où son père les a abandonnées, elle et sa mère, sur une aire d’autoroute en pleine canicule, alors qu’elle avait moins de trois ans et souffrait d’eczéma. Elle avait six ans lorsqu’un homme a tenté de la kidnapper sur le chemin de l’école, puis s’est brusquement ravisé après avoir senti le contact de sa petite main froide et desséchée. Sur les instances de sa mère, elle fut contrainte de changer trois années de suite d’école primaire, sous le prétexte qu’elle soupçonnait ses instituteurs de pratiquer des attouchements sur elle. Impossible pour elle de s’isoler une minute en paix, sa mère ne la quitte pas d’une semelle et fait irruption dans la salle de bains dès qu’elle s’y retrouve nue devant la glace. Dans la crainte d’être abandonnée par sa fille ingrate, elle lui interdit de fermer la porte qui sépare le salon de sa chambre, et presque chaque nuit elle l’appelle à son chevet et, l’agrippant au poignet, elle se met à lui raconter ses rêves incompréhensibles et malsains comme si elle avait à dessein de contaminer son imagination. À l’heure des repas, elle se jette sur son assiette comme une affamée, engloutissant la nourriture avec avidité et tachant la nappe et ses vêtements avant de se précipiter devant l’écran de la télévision sans jamais débarrasser la table. Sa haine du monde, générale et butée, trouve un dérivatif dans sa passion déliquescente pour les anges. Au plus fort des accès dépressifs qui la plongent dans un état de neurasthénie et d’abattement profond, elle joue pendant des heures sur un orgue électrique en chantant des ritournelles au contenu mystique.

 

– Tu ne veux pas de moi, c’est ça ? Je ne te plais pas parce que je suis trop maigre ?

 

Elle porte une robe à paillettes et se mouche bruyamment. Les cernes isolent ses yeux comme des lacs artificiels et elle semble sortie d’une boîte de nuit ou d’un monde parallèle. Elle est idiote et féerique ; elle est vulnérable et véhémente à la fois. Ses yeux sont dorés, et l’incurable tristesse de son sourire entraîne dans les profondeurs glacées d’espaces inconnus. Il y a quelque chose d’immaculé et d’indécent dans sa présence. Elle expose ses griefs à voix basse, parlant lentement, d’une voix blanche, comme si elle était en captivité dans une pièce truffée de micros. Elle ne termine pas ses phrases et prononce certains mots comme si elle en cherchait le sens. Elle me reproche de ne pas faire de bruit et de me comporter comme si j’avais quelque chose à cacher. Elle passe des heures à guetter mes allées et venues, l’oreille tendue, tournant en rond comme une folle dans une salle d’attente dont elle a inspecté tous les coins dans l’obscur espoir d’y trouver une brèche par laquelle s’infiltrer. Il lui arrive de se lever au milieu de la nuit, comme sous le coup d’une impulsion soudaine, et elle se poste à la fenêtre pour observer les carrés de lumière découpés sur la façade de l’immeuble d’en face. Elle est spectatrice de scènes d’intérieur banales et comme filmées au ralenti, jouées par des acteurs muets aux visages inexpressifs. Les lumières s’allument et s’éteignent alternativement, à intervalles irréguliers, rythmant la façade comme les signaux clignotant sur le tableau de bord d’un vaisseau spatial fantôme. Une nuit où toutes les lumières étaient éteintes, un sentiment de toute-puissance s’est emparé d’elle et elle a senti sous ses pieds, remontant le long de ses jambes nues, le contact de la terre humide et grasse. Elle n’attache pas plus de signification à ses rêves qu’elle n’accorde d’importance à ses cheveux morts collés sur l’émail de la baignoire. Sa pensée se fait et se défait au gré de sensations fugaces qui fusent en elle et la téléportent aux limites de l’univers. Le vol d’une mouche la catapulte au sommet des pyramides, un picotement au bout des doigts la plonge sous la calotte glaciaire. Les métiers les plus pénibles ne lui font pas peur, elle pourrait s’acclimater aux températures les plus rigoureuses et vaincre les chaleurs pestilentielles de l’apocalypse. Elle se croit résistante et militerait pour l’abolition des vaccins si elle avait la force d’entrer en contact avec l’extérieur. À l’abri sous son sac de couchage, elle enfonce chaque matin les doigts dans son vagin et elle rêve de pluies torrentielles qui annuleraient la vision du ciel. L’eau monterait jusqu’au niveau de sa fenêtre, elle n’aurait qu’à se pencher un peu pour y tremper les doigts comme à bord d’une barque à la dérive sur le courant. Elle revient chaque jour et me répète :

 

– Je n’ai rien pris, je ne suis pas droguée. Tu peux me croire si je te dis que je n’ai rien pris.

 

Il n’y a rien de frêle en elle. À vingt-six ans, son visage exprime une maturité mystérieuse et passive. Elle n’a pas de rides et ne croise pas les jambes. Elle est intimement convaincue d’être immortelle et que son ennui est le masque de sa royauté perdue. Elle a fait l’amour à la sauvette avec des inconnus dans une cabine téléphonique et dans le compartiment d’un train à l’arrêt dans une gare de triage. Elle est inexpérimentée et toujours consentante. Elle passe de la fébrilité à l’apathie et de la peur à l’ennui. Les yeux ouverts, elle rêve tout haut de complots, d’assassinats et d’orgies organisées par les employés de bureau qui se réunissent une fois par mois au dernier étage de l’immeuble. Son corps est indécent, imparfait, comme un visage qui se laisse aller. Elle se moque de ma pudeur et des taches lie-de-vin sur mes jambes. Elle regarde avec une sorte d’insistance léthargique les draps défaits de mon lit, puis s’en détache subitement comme si elle en avait épuisé d’un coup la matière. Elle retire ses vêtements d’un air narquois et lorsqu’elle se retrouve complètement nue devant moi, les bras tendus en avant comme le ferait une somnambule ou une noyée, je ne peux m’empêcher de la repousser mentalement, comme si c’était moi qui pâtissais des conséquences de sa nudité.

 

– Je m’appelle Antonia, tu ne me connais pas, mais ne crains rien, je ne suis pas venue là pour t’embêter. Tu me laisses entrer une minute ?

 

Elle a cessé de me rendre visite et je prononce son nom comme en un rêve parfaitement silencieux et désespérément monotone, non pas un rêve que je fais, mais un rêve dans lequel elle m’entraîne et où elle me fait signe derrière la vitre d’un parloir, parlant si bas que je dois lire sur ses lèvres pour la comprendre.