MÉLANCOLIE

 

Tu me charmes, ta présence m’électrise, je ne pourrai plus me passer de toi. J’ai mis trois mois avant d’oser t’adresser la parole, et tes ongles retiennent toute mon attention lorsque tu me parles. Tu aimantes mon regard, et cesser de te voir devient presque une douleur. J’ai d’abord aimé tes cheveux, puis l’ossature délicate de ton corps, et le jour où mes yeux ont repéré la petite cicatrice sur ton genou droit j’ai connu pour la première fois de ma vie la sensation d’extase. Tu manges en silence, avec une lenteur exaspérante, dans ta bouche les aliments s’imprègnent lentement de ta salive avant de couler dans ton tube digestif. J’ai imaginé l’attitude que tu prenais pendant l’amour et décliné à l’infini les possibilités du plaisir avec toi. Ton visage familier accélère les battements de mon cœur. Tu es triviale et provocante, et ta grandiloquence me colle parfois le bourdon. Tu prétends être casanière et tu ne fais pas le tri parmi les êtres qui gravitent autour de toi comme des planètes ivres à la trajectoire erratique. Je ne t’ai jamais vue rougir, je n’ai jamais observé tes poils se hérisser sur tes bras. Je soupçonne ta froideur sans calcul et ta capacité de nuisance lorsque tu es prise au dépourvu ou que tu te sens menacée. Tu m’inspires, j’ignore à peu près tout de toi, et je ne suis pas loin de penser que tu pourrais être à l’origine de ma perte. Je ne te juge pas, et chaque fois que ton comportement me rebute, je m’efforce de faire tomber les barrières psychiques qui m’empêchent de te comprendre à fond. Tu n’es jamais lasse des rencontres qui ne débouchent sur rien et tu es souvent en retard aux rendez-vous que tu me donnes. Tu es volubile, instinctive et pleine d’entrain. Tu es inaccessible à la honte et au remords, et tu ne dis jamais merci. Tu ne connais pas tes dons, dispersés ou gâchés dans des entreprises futiles et de courte durée, et la source de tes agissements est une énigme que je ne me lasse pas d’interroger. Ton existence est à coup sûr un miracle. Tu m’as ensorcelé, j’ai peine à croire que j’ai pu vivre sans te connaître et je n’ai de cesse que je ne me grandisse à tes yeux par de menus mensonges qui me remplissent du sentiment de ma propre abjection. Pour occuper mon temps, j’ai mis six mois à réaliser un paravent d’après une photo volée de toi qui te représente nue et probablement shootée, allongée dans une baignoire remplie d’eau mousseuse. Ta consommation de drogue est régulière mais discrète, et tu restes toujours sobre devant moi comme si tu mettais un point d’honneur à me prouver combien tu es raisonnable et sage. J’éprouve une délectation morose à t’écouter me parler de sujets qui me dépassent et me donnent l’impression de vivre à dix mille kilomètres de toi et de tes préoccupations. Lorsque tu évoques les nombreux déboires et les ratages qui ont ponctué ton existence malchanceuse et trouée de deuils, les traits de ton visage se tendent dans une excitation froide et abstraite. Tu peux me négliger, m’oublier ou me repousser, je continuerai à jouir du spectacle de ta vie jusque dans la tombe.

 

Un dimanche matin, après deux années de drague patiente et mesurée, toutes tes résistances tomberaient et comme sous l’effet d’un analgésique puissant tu te présenterais à ma porte, en répétant : « Je n’ai rien pris, je ne suis pas droguée. » Je t’inviterais à entrer, le cœur battant à tout rompre, et tu filerais droit dans ma chambre pour t’enfouir sous mes draps sans un mot d’explication. Tu dormirais quatorze heures d’affilée et le lendemain tu ouvrirais les portes des placards et des penderies comme si tu avais toujours vécu ici et que tu cherchais un objet précis. Je te saurais gré, les jours suivants, de ne pas chercher à me donner le change sur les raisons du subit revirement qui t’aurait conduite jusqu’à moi, en pressentant qu’elles ne contribueraient qu’à me saper le moral. Face à ton mutisme et à tes crises de larmes, dans les moments les plus difficiles de notre relation, je me garderais de faire allusion à ton passé et je feindrais d’ignorer tes remarques insidieuses relatives à mes goûts et à mes habitudes de célibataire. Par caprice ou par dépit, tu accepterais d’échanger ta vie marginale et cadencée contre la sécurité d’un rapport formalisé, tiède et dépourvu d’affection. Après quinze jours de vie commune, les soucis financiers pointeraient leur nez et nous connaîtrions bientôt l’ennui et l’attentisme peureux des couples désœuvrés. Les toits gris, les bruits de la ville, tout nous paraîtrait inerte et lourd, et le son disgracieux de nos voix exprimerait dès le réveil le constat de notre fatigue. Deux mois plus tard, après avoir tâtonné en direction de nos corps et accumulé nombre de sous-entendus et d’allusions à connotation sexuelle, nous officialiserions notre rencontre en nous accouplant sur le canapé du salon. Ce premier rapport serait bref, intense et décevant, accompli comme par devoir, et il nous inspirerait à tous deux le sentiment d’avoir dilapidé d’un seul coup tout le potentiel érotique de notre couple. L’argent ne t’intéresserait pas, mais je contracterais une assurance-vie en espérant le jour où, pleine de gratitude pour mon cadavre, tu pourrais en toucher les dividendes. Par haine de moi-même ou dans la crainte que tu ne découvres en moi quelque aspect fâcheux, je ferais disparaître systématiquement toutes les traces de mon existence passée, brûlant les photos ou les lettres qui auraient pu dénoncer la médiocrité d’une vie sans toi. Le jour où mes parents mourraient, je prendrais soin de t’en cacher la nouvelle et je me rendrais seul à leurs funérailles, assistant à la cérémonie en survêtement pour ne pas alerter ta vigilance au moment de quitter le domicile. Je lutterais chaque jour contre la jalousie rétrospective que susciterait le récit de tes multiples aventures et je deviendrais méchant et soupçonneux chaque fois que tu évoquerais ton passé. Tu me parlerais souvent d’un frère isolé dans une chambre insalubre pour lequel je n’aurais que mépris, sans me demander pourquoi. Ton impudeur réveillerait le souvenir de mes terreurs enfantines. Je dessinerais des robes pour toi que je ferais réaliser dans des ateliers de couture et que tu ne consentirais à porter que pour faire le ménage. Je laverais tes cheveux chaque soir, disposant des petites bougies sur le rebord de la baignoire, en hommage à ta beauté. Je te garderais jalousement cachée, comme un tableau volé, comme un flacon rempli de poison, et je romprais définitivement avec mes amis le jour où je réaliserais au détour d’une remarque qu’ils ne t’apprécient pas à ta pleine mesure. Notre vie se réduirait au cumul de jours lisses et blancs comme l’émail, et notre intimité conjugale se résumerait à ces conversations de parloir échangées d’un coin à l’autre de la pièce qui nous permettraient de vérifier que nous sommes toujours vivants. Nous sortirions rarement, de préférence en fin de journée, pour nous retrouver systématiquement dans le même parc où nous aurions l’impression d’évoluer dans une ville inhabitée. Nous dessinerions les plans d’une maison compliquée sans jamais parvenir à décider du nombre de pièces et de la hauteur des plafonds. Les jours de pluie, nous projetterions des promenades à la campagne qui avorteraient à la minute même où nous trouverions la force d’en évoquer la possibilité. Nous ne serions pas dépensiers et nos larcins quotidiens accomplis au supermarché du quartier nous procureraient un sentiment de toute-puissance. Le soir, je trierais minutieusement les factures et j’agraferais les tickets de carte bleue, pendant que tu t’assoupirais devant les images insipides d’un reportage à la télé. Tes vêtements joncheraient le sol de l’appartement, formant une mosaïque de couleurs et de tissus, que je prendrais en photo pour flatter ton sens artistique. Lorsque je me sentirais sur le point de faillir, déprimé par un désir inassouvi, je me consolerais en me félicitant d’avoir échappé au cancer, à la drogue et aux accidents de la route. La morne succession des semaines ne nous tuerait pas, et contribuerait à consolider notre couple sur les bases d’une vie délibérément triste et ascétique. Nous supprimerions le sel de notre alimentation, nous limiterions l’usage de l’eau chaude à nos ablutions hebdomadaires, et nous tiendrions une comptabilité rigoureuse de nos rapports sexuels. Nous ne ferions pas le ménage et laisserions la vaisselle sale s’accumuler dans l’évier, à cause de la prétendue nocivité des produits d’entretien. Certains soirs où ta fatigue s’étendrait à perte de vue, plus longue et plus triste qu’une piste d’envol déserte, il t’arriverait de bouger les lèvres sans qu’aucun son ne sorte de ta bouche, et je me contenterais pour toute réponse de te sourire d’un air entendu. Au lit, tu me tournerais systématiquement le dos et je ne me souviendrais plus à quoi ressemblent tes seins, ton ventre et ton pubis. Je garderais précieusement dans ma mémoire le souvenir de tes mains lorsqu’au commencement de notre relation elles s’égaraient à l’intérieur de mes cuisses. Nous ne voyagerions jamais, par souci d’économie et peur des attentats terroristes dans un monde de plus en plus dangereux, et nous dormirions sur un matelas douteux, posé à même le sol, dans un appartement crade. La température ne dépasserait jamais les seize degrés dans notre chambre, dont la fenêtre donnerait sur un étroit puits de lumière. Une fois par semaine, tu te forcerais à boire du vin blanc pour te donner le courage de supporter mes caresses, sans toutefois consentir à ce que je t’embrasse. Tu m’imposerais l’usage du préservatif, tout en continuant de prendre la pilule. Nos étreintes seraient foudroyantes, et s’achèveraient dans un silence gêné, alors que résonneraient tout autour, à travers les cloisons minces comme du papier de l’immeuble, les cris et les galopades de gamins livrés à eux-mêmes. L’unique enfant que nous aurions refuserait de sortir de ton ventre et attendrait d’avoir atteint l’âge de la retraite pour nous intenter un procès pour maltraitance. Pour couper court à ses récriminations et échapper aux frais d’avocat, nous serions contraints de l’abandonner dans une boîte à chaussures dans l’arrière-cour d’une supérette, en prenant soin de ne laisser aucune empreinte digitale susceptible de nous dénoncer. Tu ne ferais pas grand cas de mes problèmes cardiaques et tu grincerais des dents pendant ton sommeil. Les factures s’entasseraient dans notre boîte aux lettres, et d’un commun accord nous couperions l’électricité du lundi au jeudi. Au son du téléphone, nous nous raidirions comme à l’annonce d’un mauvais présage. Après avoir posément débattu la question, nous renoncerions à nous séparer, de peur que nos grands-mères respectives ne cessent de provisionner nos comptes en banque chaque début de mois. Nous regarderions comme un crime le moindre geste de tendresse et nous guetterions chez l’autre l’éveil des pulsions mauvaises. Nous éviterions d’échanger le moindre sourire à partir de dix-huit heures et nous nous ferions chaque dimanche, devant notre assiette de poireaux et de carottes, la promesse de rester fidèles l’un à l’autre jusqu’à ce que la mort nous emporte. Sur un carnet secret, je tiendrais le registre de tes peurs, prêt à recourir à cette arme fatale dans l’hypothèse où tu voudrais me quitter. Je serais constamment sur le qui-vive et tu t’abandonnerais au laisser-aller le plus complet. Tu me tiendrais rigueur de ces paroles de nostalgie que j’aurais la faiblesse d’exprimer dans mes passages à vide et je porterais au compte de ta frustration tes pathétiques démonstrations d’indifférence. La télévision deviendrait notre unique source d’information et nous serions reliés au monde par la mauvaise humeur. Nous accomplirions le moindre acte avec le plus grand sérieux, comme si sa réussite dépendait de notre capacité à nous en écœurer. Nous aurions le sens du devoir et des formules plein la bouche. Nous nous alimenterions de gélules amaigrissantes en surveillant la courbe de notre poids toutes les deux heures. Nous mettrions des semaines à rédiger des lettres de réclamation aux propriétaires de l’immeuble, qui moisiraient derrière les radiateurs. Nous ne serions jamais détendus et chaque journée serait l’attente anxieuse d’une crise qui n’éclaterait jamais. Passé l’angoisse du crépuscule, il nous arriverait de veiller pendant toute la nuit dans le seul but de tester notre résistance à la fatigue. Je deviendrais lâche et mesquin, comptabilisant la moindre de nos dépenses et glissant furtivement les doigts dans les distributeurs de boissons pour récupérer quelques centimes. Je me sentirais sale lorsque surgirait dans mon cerveau l’ombre d’un regret et je me décomposerais au souvenir des années vécues sans toi.

 

Je ne te laisse pas indifférente, ma présence te rassure, mais toutes mes tentatives pour te séduire tombent à l’eau. L’ombre furtive qui passe sur ton front ne saurait me tromper et je vois les aéronefs prendre feu dans ton imagination lorsque je te parle. Tu n’es pas insensible à mon charme et aux pointes d’humour acérées que je saupoudre à doses mesurées dans nos conversations et les compliments que je continue de te faire font des incursions rapides et ravageuses dans ton âme d’enfant. Je n’ai pas le sens de la fête mais tu n’en sais rien. Pour ne pas t’effrayer et garder une chance de continuer à te fréquenter, je refrène mes élans, dissimulant le spleen au fond de mon cœur. Le récit décomplexé de ma première tentative de suicide à l’âge de treize ans t’a fait rire aux larmes et je déploie une sourde énergie pour te procurer le sentiment de légèreté qui manque à ton existence. Tu trouves mon visage intéressant et tu ressens une vague curiosité à l’idée que nous pourrions faire l’amour ensemble. À certains des regards que tu me lances à la cantine, je devine l’obscur pressentiment qui te retient de pousser plus loin notre aventure. Tu es ma catastrophe, mon idéal, mon grand rendez-vous. Tu échappes au temps et à toute conjugaison. Tu es si belle que mes yeux sont fatigués de te chercher dans la foule. Dans un excès de perfection amicale, j’ai dû mettre une croix sur ma libido en te trompant sur les supposées raisons qui m’ont poussé à l’abstinence. Dieu me garde de jamais te toucher et de prendre goût à ton odeur, à ta langue. Qu’une mort rapide et cruelle mette un terme à l’attirance insensée que j’éprouve pour toi.