Elle est restée maigre, elle a soixante ou soixante-deux ans. Elle a posé son gilet à col rond sur le dossier de la chaise et elle se tient droite au milieu de la pièce. Sa peau est luisante de transpiration, et elle est attentive à chacune des sensations qu’elle éprouve. Elle tourne le dos à la fenêtre. Elle semble un peu lasse, ou peut-être a-t-elle simplement pris conscience que ses gestes ne sont plus tout à fait naturels ni tout à fait innocents depuis qu’elle est entrée dans la chambre. Sitôt la porte fermée, elle a déposé son sac sur la table de chevet et ôté ses chaussures. C’est une pièce simple, sans rien d’inhabituel. La moquette est verte, d’un vert acide, criard. Les murs sont neutres. Au-dessus du lit, une photo noir et blanc représente un paysage alpin. Elle ne cherchera pas à s’approprier cet espace, ni à se familiariser avec les objets qui l’entourent. Même fatiguée, elle ne perd pas son calme. Elle vit à moins de cent kilomètres d’ici dans une maison ordinaire mais confortable, avec une véranda dans laquelle elle aime s’étendre en début d’après-midi lorsque le soleil donne. Elle a des amis très charmants, très doux, qui lui font la cour depuis des années et dont elle a repoussé les avances avec constance, sans prendre la peine d’examiner leurs qualités ou d’imaginer leurs défauts, d’abord par une sorte de conviction souveraine qui voulait qu’elle demeurât jusqu’à la fin de ses jours la femme d’un seul amour, fût-il déçu ou mort, puis par l’habitude prise de vivre seule. La tristesse ne défigure jamais son visage, une contrariété lui donne encore parfois des airs de jeune fille obstinée, capricieuse. Elle ne remarque pas les maisons horribles qui ont poussé comme des champignons dans son voisinage, défigurant la campagne environnante. Elle n’est pas révoltée par les images de violence à la télé, et n’a jamais cherché à souscrire à l’optimisme ou à son contraire pour donner un sens à ce qu’elle voyait. Toute sa vie, elle s’est efforcée de rejoindre un lieu mental où tout s’éclairera. Elle est là, dans sa robe bleu ciel, apprêtée comme si elle avait rendez-vous à l’extérieur et qu’elle était attendue, sur une terrasse de café ou dans l’ambiance feutrée d’une salle de restaurant chic. La chambre est pleine de ce silence particulier qu’il y a dans les hôtels, un silence artificiel, entretenu, qui ne se laisse pas coloniser par les bruits de la rue. L’année dernière, elle a marché dans les rues de New York sans se sentir dépaysée. Elle a été championne de course à pied à quatorze ans et s’est classée première lors d’une compétition régionale. À la même époque, elle s’est découvert des dons exceptionnels pour le chant et le dessin qu’elle a négligé d’exploiter. À dix-neuf ans, elle s’est amincie, après avoir entendu dire pendant toute son enfance qu’elle était grosse. À vingt ans, elle a posé nue pour un peintre qui n’est jamais devenu célèbre. Elle aime les rues au déclin du jour et les livres d’occasion. Elle aurait aimé vivre sans arrière-pensée et pouvoir dépenser l’argent sans compter. Elle dort seule dans son lit depuis belle lurette et n’a gardé presque aucun souvenir des relations tumultueuses et compliquées qu’elle a entretenues dans ses années de jeunesse. Tout comme les déboires qu’elle a rencontrés et qui ont peu à peu affaibli son moral et miné ses ambitions, ses frustrations résident hors d’elle-même, dans une région périphérique de son être, sur une petite plage précaire à l’abri du vent et des flots. Elle se tourne vers la fenêtre. Dehors, une foule pacifique et huppée s’est rassemblée devant les marches du théâtre. La distance ne lui permet pas d’apercevoir les visages, mais elle peut deviner l’espèce d’excitation contenue et de digne impatience qui habite ces hommes et ces femmes qui dans quelques minutes poseront leur postérieur sur le velours des fauteuils rouges. Elle n’a pas rêvé d’harmonie. Elle a connu des idylles sans jamais ressentir de peines de cœur et elle ne s’est jamais mise en colère. Elle n’a pas cherché à plaire ni à se concilier la bienveillance de personne, et elle a tourné le dos chaque fois qu’elle s’est sentie trahie ou incomprise. Elle a trouvé refuge dans des maisons de location. Elle a aimé passionnément la neige, les lacs, les collines à la lumière du crépuscule et les coques rouillées des bateaux en cale sèche. Elle a beaucoup regardé les feuilles des arbres et elle a nourri une curiosité perpétuelle pour toutes sortes de détails à la portée de ses yeux et de ses mains, sans jamais chercher à connaître les noms des choses qui l’entouraient. Sa science est limitée et lacunaire, elle s’est contentée d’explorer les environs. Elle a toujours été un peu dépressive et a toujours eu conscience du pouvoir de destruction qui était logé en elle à la manière d’une arme de dissuasion à laquelle elle n’eut jamais besoin de recourir pour se défendre. Elle a heureusement échappé aux salles d’attente et n’a jamais connu de frayeur de sa vie. Elle a retenu la chambre sous un faux nom il y a deux semaines, et le même jour elle a pris la photo d’un cerisier en fleur. Elle ne se sent pas nerveuse, elle a eu tout le temps de réfléchir à ce qu’elle faisait. Sans chercher à se dissimuler des regards extérieurs, elle retire sa robe lentement, comme avec une nonchalance étudiée. Depuis qu’elle est descendue du train, il lui semble que le moindre de ses gestes a pris une gravité douloureuse qu’elle s’est attachée à respecter en chassant toute pensée impure de son esprit. Elle a erré dans les rues au hasard sous la chaleur d’avril comme une femme attendue et qui se fait désirer. Elle n’a prêté aux passants qu’une attention distante, discontinue, redoutant de rencontrer une ancienne connaissance à qui il aurait fallu fournir une explication, mais elle n’a pu s’empêcher de lire le nom des médecins ou des avocats sur les plaques dorées. Elle s’est arrêtée devant les portes fermées du musée des Beaux-Arts. Elle a bu un café à une terrasse et remercié exagérément le serveur qui lui a apporté un verre d’eau. Elle s’est assise sur un banc dans un petit parc circulaire. Elle a imaginé des systèmes de défense contre des attaques de tous genres. La Troisième Guerre mondiale s’est déclenchée dans son cerveau, elle a dû organiser sa survie dans une ville exsangue, mise à feu et à sang par des hordes errantes de pillards faméliques. Dans le ciel, le bleu est devenu moins intense. Elle a dénoué la montre de son poignet et l’a enveloppée dans un mouchoir. En entrant dans le hall de l’hôtel, son sourire s’est agrandi jusqu’à faire disparaître l’espace autour d’elle. La salle de bains sent le savon. Elle retire sa combinaison et contemple ses seins dans la glace, puis ses yeux glissent sur les autres parties de son corps. Elle prend une douche rapide et revêt un pyjama de satin beige aux reflets bleuâtres. Elle continue de se comporter comme si elle était observée. Elle ne voudrait pas qu’une autre femme soit à sa place, dans cette chambre, exécutant ses gestes, avec d’autres pensées que les siennes. Elle ne mourra pas de maladie et ne souffrira pas de troubles de la mémoire. Elle n’a jamais cherché à convaincre personne et elle ne s’est jamais apitoyée sur elle-même. Elle a lu Épictète et Conrad. Elle se dit qu’elle a manqué de concentration. Il lui a toujours été plus facile de fixer son attention sur la forme changeante d’un nuage que de suivre le fil d’une conversation soutenue. Des efforts inutiles pour se faire comprendre et accepter de ses proches l’ont humiliée. Sa coquetterie, à mesure que les malentendus s’accumulèrent, a progressivement laissé place à l’expression d’un enthousiasme sans objet, superficiel et passager. Elle a conservé dans une boîte à chaussures des lettres qu’elle n’a jamais ouvertes. Elle n’a pas été tendre et elle ne s’est jamais mise à nu. Elle n’a jamais cherché que des arguments lui garantissent que ce qu’elle vivait avait un sens profond, unique. Elle a toujours fait les découvertes qui auraient pu modifier le cours de sa vie par inadvertance, sans se soucier d’en tirer le moindre profit. Elle se dit qu’à force de discrétion et de phrases trop littéraires ou trop alambiquées elle est devenue une étrangère pour ses deux filles. Les réverbères se sont allumés sur la place du Théâtre, le soleil couchant jette une lumière dorée sur les façades et sur les arêtes des trottoirs. Elle s’allonge et sort le tube de cachets du sac à main. Ses cuisses demeurent serrées. Elle ne laissera pas d’explication et elle ne saura jamais quelle pièce on jouait ce soir-là.