HORS SAISON

 

Elle est née un 23 juillet, elle mesure un mètre soixante-quatorze. Sa carte d’identité est périmée depuis deux ans, et à l’évidence elle a coupé toute relation passée. Elle est blonde, d’allure sportive, elle occupe le deuxième étage d’une petite maison rebutante, située à moins d’un kilomètre de la mer. Elle est en bonne santé, ses mouvements sont rapides et ses gestes sont habités par une énergie animale. Elle mène une existence sédentaire et s’entraîne chaque jour à répondre aux questions d’un juge d’instruction imaginaire qui l’accuse d’avoir tué un banquier sous le motif qu’il lui avait refusé un emprunt. Dès la nuit tombée, elle occulte le Velux de sa chambre et s’endort quelques minutes après. Elle est oisive et rêve régulièrement de fauves paisibles et de yourtes disposées en demi-cercle sur des plateaux enneigés balayés par les vents. Elle se nourrit de céréales et de boîtes de conserve, et elle avale de grandes quantités de café lyophilisé. Elle limite sa consommation d’électricité au strict nécessaire et se brosse les dents au minimum trois fois par jour. Elle n’est pas négligée et veille à garder une apparence humaine. Elle lave ses vêtements au savon de Marseille dans le bac à douche et dort nue, un pied dépassant de la couverture. Elle ne s’est jamais apitoyée sur elle-même et ne se demande pas combien de temps encore elle va occuper les lieux. Elle ne se livre jamais, à propos de son avenir ou de son passé, à des réflexions trop prolongées et ne souscrit pas aux scénarios qui infiltrent son imagination par surprise dans les moments de rêverie. Les premiers jours, elle est partie chaque matin lire la presse locale face à l’océan, toujours au même endroit, puis elle a espacé ses sorties, consolidant sa solitude d’un système de défenses psychiques aussi épais que les moellons d’une cité fortifiée. Elle ne s’est jamais confiée à personne et a toujours eu une conscience aiguë de sa solitude. Elle n’a pas d’amour-propre mais frappe sans hésiter lorsqu’elle se sent menacée. Elle a impressionné ses amants par la violence de ses orgasmes, et son mutisme a souvent suscité autour d’elle l’incompréhension, voire la méfiance. Enfant, elle projetait de quitter l’humanité, prête à renoncer à son enveloppe de chair pour expérimenter une autre forme de vie sur une planète gazeuse où elle serait entrée en contact avec d’autres psychismes. Lors d’une visite médicale au collège, une infirmière scolaire fit semblant d’ignorer l’existence des brûlures de cigarettes sur ses bras. Elle n’est pas sensuelle, ses mains n’ont jamais été des instruments d’affection ou de douceur. Elle est entrée par effraction. La maison est entourée sur trois côtés par une haie de thuyas et bordée du côté de la route par une clôture en plastique blanc. La toiture d’ardoise semble en bon état, et le rouge des briques transpire sous le crépi blanchâtre, donnant une coloration de sang à la façade. Dans un champ contigu paissent une vache et un poney. De temps à autre, le moteur d’un tracteur rompt le silence environnant. Elle est arrivée un lundi à quinze heures, il n’y avait pas de soleil ce jour-là, le ciel était gris et elle a inspecté les lieux dans la pénombre : un salon, une cuisine et deux chambres à l’étage, séparées par une étroite salle de bains. Plus tard, après avoir rétabli le courant, elle enregistrera tous ces détails avec indifférence : les papiers disjoints, les penderies vides où s’entrechoquaient des cintres, la cuisinière graisseuse, la nappe cirée à fleurs sur la lourde table en chêne du salon. Elle fera l’inventaire des objets hors d’usage dans les tiroirs : une télécommande déglinguée, des piles usagées, des poignées de porte en laiton, des rondelles de caoutchouc, un petit drapeau suisse, un almanach des marées datant de plusieurs années. Elle a regagné la région en autostop, après avoir fait soixante-dix kilomètres en autocar en compagnie de petites vieilles bavardes en imperméable beige et de quelques adolescents taciturnes mâchouillant leur chewing-gum. Les yeux mi-clos, percevant les variations du paysage à travers le rideau de ses cils, elle eut d’abord une impression de lenteur extrême, presque douloureuse. Malgré son apparence maussade, elle n’a pas attendu plus de cinq minutes sur le bord de la route, le pouce levé en l’air. Il y eut, avec ses deux filles, une mère de famille divorcée menant brusquement une Fiat qui lui fit parcourir une dizaine de kilomètres avant de la déposer devant l’étude d’un notaire. Il y eut un prêtre peu sympathique au volant d’une R5 blanche. Pour échapper au récit détaillé de la chimiothérapie que subissait sa femme depuis trois ans dans un hôpital voisin, elle dut demander au conducteur de la Citroën beige de s’arrêter en pleine campagne. Elle a continué à pied, sans but précis. Elle a aperçu, au détour d’un virage, le scintillement de la mer au-dessus d’un champ de colza. Elle a remarqué une chapelle trapue sur un promontoire. Elle a mangé des huîtres et bu une bouteille de vin blanc dans un restaurant désert face à la mer. Elle a visité une conserverie et raflé des brochures et des cartes dans un office de tourisme tenu par une jeune fille en fauteuil roulant. Elle a volé des sous-vêtements dans un supermarché et lu des noms sur les tombes d’un petit cimetière attenant à une église dont le toit touchait presque le sol. Elle a assisté à une conversation entre une mère et sa fille, sous un arrêt de bus. La mère reprochait à la fille ses écarts de conduite, elle avait quatre-vingt-dix-sept ans, et sa fille soixante-dix-huit. Elle a dû consulter une dentiste pour soigner une rage de dents dans la ville la plus proche, qu’elle a payée en liquide en prétextant qu’elle avait perdu ses papiers. Elle a giflé dans les rues un adolescent à la nuque rasée qui l’avait sifflée au passage. Elle a rencontré un chien enroué. Elle a vomi dans un fossé. Elle a lu des journaux de la veille et des programmes de télé abandonnés sur des bancs ou sur des murets. Elle a vu de vieilles publicités à demi effacées sur les façades de maisons à vendre. Elle s’est penchée pour ramasser le bras dodu d’une poupée en celluloïd. Elle a trouvé une paire de tennis neuve à sa taille devant l’entrée d’une salle municipale. Assise à la terrasse d’un café, elle a observé une procession d’enterrement. À la sortie d’un village morne qui ressemblait à un décor de cinéma, elle s’est égratigné un genou en tombant sur la route. À l’entrée d’un autre village, elle a vu une petite vieille aux jambes torses, le visage fou. Elle a marché sous la pluie, sous le soleil et dans les bourrasques, elle s’est abritée sous le toit d’une remise, dans l’odeur d’huile et d’acier d’une tondeuse mêlée à celle de pommes blettes. Elle a surpris dans le reflet d’une vitrine les traits d’une femme sans âge au teint hâlé, dont les yeux verts semblaient jeter des signaux de détresse ou de démence. Elle a entendu le son d’une cornemuse. Elle a séché son visage avec une serviette pendue à un fil. Sur un petit pont, ses pas ont résonné creux. Par moments, sa soif a été si grande qu’elle aurait pu pénétrer dans n’importe quelle maison pour se servir un verre d’eau au robinet sous le regard éberlué d’une famille attablée à l’heure du repas. De peur d’être repérée, elle est sortie de plus en plus rarement, de préférence en fin de journée, portant des lunettes noires et un fichu sur la tête qui la vieillissait. Elle a fait le tour de la maison, puis elle a forcé la porte d’une baie vitrée en s’aidant d’une lamelle de fer trouvée au fond du jardin. Les meubles du salon sont démodés et désassortis comme dans les maisons de location. La vaisselle est dépareillée et les rideaux, les tapis et les housses des fauteuils sont imprégnés de l’odeur de tabac froid. Elle dispose pour toute bibliothèque d’une dizaine d’ouvrages entassés dans une niche ogivale creusée dans le mur du salon : un roman de Bazin, des guides touristiques gonflés d’humidité dont certaines pages ont été délibérément arrachées, une collection de livres sur la déportation abondamment illustrée et un traité de locutions latines du droit. Elle lit et relit les cartes postales insérées dans les livres sans parvenir à croire à l’existence de leur auteur ni de leur destinataire. Elles seraient écrites par un singe atrabilaire décrivant son séjour au sanatorium à une guenon encagée. Elles exprimeraient dans un langage puissamment suggestif l’amour mystique d’un vétérinaire de province pour sa nièce infirme. Elle a quarante-trois ans déjà et pratiqué le judo de façon intensive pendant ses années d’étude. Elle a entretenu une relation régulière et exotique, dépourvue de tout lyrisme, avec un étudiant schizophrène qui ne quittait pas les écouteurs de son baladeur, même lorsqu’il lui faisait l’amour, négligeant le plus souvent de retirer ses chaussettes ou ses tee-shirts déformés. Elle ne sait plus s’il était bulgare ou roumain et n’a jamais été capable de prononcer son prénom correctement. Elle ne se souvient pas qu’il lui ait jamais posé une question, ni qu’il lui ait proposé de sortir de la chambre universitaire dans laquelle ils vécurent reclus pendant près de trois ans, se nourrissant exclusivement de pizzas et de soda. Elle n’a jamais été inspirée par les relations humaines et elle ne s’est jamais sentie reliée à son sexe que par un fil ténu, prêt à se rompre au moindre faux geste. Elle a toujours su qu’elle ne pouvait être rejointe là où elle était, et souvent elle a la sensation d’avoir oublié son corps quelque part, comme un parapluie oublié sur la banquette d’un café. Elle n’est pas impressionnable. Elle ne connaît pas l’état de la rêverie, elle n’a jamais su tresser par l’imagination des scénarios qui lui auraient permis de se projeter dans l’avenir. Elle est prise de nausée à la vue d’un poil sur le rebord d’un verre à moutarde et serait prête à tuer quiconque tenterait de manger dans son assiette. Elle n’est pas sensible aux odeurs corporelles et ne prête aucun pouvoir aux gens s’exprimant avec aisance, employant des tournures qu’elle ignore. Elle est dotée d’une intelligence moyenne, peu portée à l’abstraction, et elle s’est toujours contentée d’informations simples et irréfutables, propres à garantir son adaptation dans un monde dont elle ne saisit jamais les subtilités. Elle se promène sur le chemin côtier balisé de traits rouges et blancs peints sur les rochers et sur des poteaux, et rencontre quelques couples âgés, parfois étrangers, souvent fagotés de la même manière. Elle dépasse des panneaux, flèche tournée vers les terres, qui indiquent des mégalithes, un centre équestre ou une chapelle édifiée au XIIIe siècle. Elle considère avec une froide attention les blockhaus ensablés, épaves de béton échouées sur la plage. Elle cherche vainement à convoquer des images de débarquement. Sur l’océan dérivent des têtes de surfeurs en attente de la vague, qui de loin ressemblent à des têtes de chien dressées hors de l’eau. De nuit comme de jour, elle entend le grondement sourd de la mer, le fracas des vagues qui viennent mourir sur les galets. Le téléphone a sonné, plusieurs fois de suite dans la même journée. Puis plus rien. Les jours suivants, elle a entendu les pas d’un rôdeur autour de la maison. Plus d’une semaine s’était écoulée lorsqu’elle a entendu la clef actionnée dans la serrure de la porte d’entrée, puis les pas d’un homme sur le carrelage du salon puis, se rapprochant, sur les marches de l’escalier. Plongée dans son bain, elle n’a pas bougé, vrillant l’extrémité de sa cigarette contre la paroi intérieure du cendrier. L’homme qui apparut dans l’embrasure ne lui sembla pas tout à fait inconnu. Il portait une fine moustache, une paire de jeans délavés et une chemise à carreaux aux manches retroussées. Il était pêcheur ou maçon, ouvrier agricole ou conducteur de poids lourds. Il était beau garçon, ressemblait un peu à son frère, en plus massif, en plus rural. Il était plus jeune qu’elle et son dos devait être musclé. Il visitait les maisons abandonnées dans l’espoir d’y rencontrer une princesse ligotée sur un lit de torture. Il souffrait de timidité maladive et resterait célibataire jusqu’à la fin de sa vie, paralysé par la peur chaque fois qu’il éprouverait de l’attirance pour une femme. Si elle n’avait pas été là, il se serait longuement contemplé dans la glace, prenant des poses lascives, portant sur lui une culotte en dentelle et un soutien-gorge trouvés dans une penderie. La radio portative tournait en sourdine sur la table de nuit, dans la chambre à côté. Des voix, qui semblaient lutter contre les parasites, s’efforçaient de parvenir jusqu’à eux. Elle aurait pu se sentir vulnérable et lui crier de sortir. Elle aurait pu se redresser, en croisant pudiquement ses bras devant sa poitrine, et lui demander de lui passer le peignoir accroché à la patère de la porte. Elle aurait pu l’inviter d’un ton détaché à partager avec elle une boîte de raviolis dans le salon. Elle l’aurait mis à l’aise, s’adressant à lui comme à un intime tout en séchant ses cheveux. Elle aurait insisté pour qu’il la suive dans sa chambre pour l’aider à choisir une robe. Au moment où elle aurait perçu la naissance de son désir, elle aurait posé sa main sur son bras, un contact furtif, légèrement incongru et faussement dissuasif, lui proposant aussitôt de regagner le rez-de-chaussée. Elle n’aurait cessé de le dévisager, évitant de lui tourner le dos, de peur qu’il ne profite d’une minute d’inattention pour prendre le large. Elle n’aurait pas agi autrement qu’avec un amant timoré, multipliant les allusions à sa solitude et s’assurant par de fines questions qu’il n’était pas porteur d’une maladie sexuellement transmissible. Il aurait pris confiance en lui-même, s’efforçant de décrire sa vie banale sous un jour avantageux. Il se serait empêtré dans des explications pour lui expliquer qu’à trente ans passés il vivait toujours chez sa mère. Lorsqu’elle aurait eu l’impression d’avoir enfin triomphé de ses résistances, elle déciderait de l’entraîner dans un night-club situé non loin de là. Ils danseraient sur la piste vide, et il se ferait alors lourdement suggestif, elle sentirait son souffle accéléré et rirait en rejetant la tête en arrière. Au moment où il semblerait fin soûl, elle l’attirerait à elle avec fermeté et collerait ses lèvres sur les siennes. Elle lui demanderait enfin de l’accompagner aux toilettes, le tirant par la main comme un garçonnet récalcitrant. Elle préféra garder le silence, attendant une réaction de sa part. Ses cheveux longs mouillés, collant à ses épaules comme des algues mortes, l’effrayèrent peut-être, elle perçut son mouvement de répulsion lorsqu’il croisa son regard. Elle lui rappela peut-être le visage d’une noyée dans un thriller, à moins qu’il ne la crût disposée à le débiter en rondelles après s’être fait féconder par lui. Il marmonna quelque chose, l’air de s’excuser, et referma la porte derrière lui sans un bruit. Il est dix-neuf heures, elle est seule à nouveau. Elle entend le grondement des vagues qui se brisent sur la plage de galets. Elle se sent prête à repartir.