LA QUARANTAINE

 

Elle se tient sur le seuil de la maison, et la lumière blanche frappe en plein sur la façade, découpant des lignes pures et acérées autour d’elle. Les bras croisés, elle fixe la route vide au loin. Elle semble imperturbable, son visage est grave et indécis, elle ne laisse rien paraître des angoisses qui l’habitent et cherchent à se frayer un chemin jusqu’à sa conscience. Située à plus d’une heure de marche du village le plus proche, la maison aux volets clos semble tombée en léthargie. L’herbe du jardin a jauni, brûlée par le soleil et les pluies acides. Elle n’arrose pas les parterres de fleurs et n’entretient pas le potager laissé à l’abandon, qu’on ne soupçonne pas sa présence. Les arbres fruitiers ne donnent plus de fruits depuis une éternité. Elle n’est pas accablée par la chaleur, la blondeur de ses cheveux l’isole du reste du monde à la manière d’une muraille infranchissable. Il n’y a pas de mélancolie en elle, elle sait convoquer les images pour combattre les accès de dépression liés à sa solitude. Il est midi à peine, mais la journée lui semble déjà proche de son extinction. Elle renonce à écouter les nouvelles à la radio et se trouve maintenant assise dans la pénombre du salon sur le lin rêche d’un canapé. Elle prend le temps d’observer les meubles et les rais de lumière sur les lattes du parquet. La ville ne lui manque pas, et le souvenir de son passé, fait de travail, d’ambitions sociales et de liaisons amoureuses avortées, ne lui procure aucune espèce de nostalgie. Elle ne regrette pas sa décision et son monde est désormais réduit à tout ce qu’elle peut en percevoir directement par ses cinq sens. Elle ne cherche pas à se rappeler depuis combien de temps elle est là précisément, il lui semble parfois être née des murs et des planchers et qu’elle s’est élevée seule, à force de volonté, se nourrissant de la poussière de plâtre, de colle et de clous. Certains matins au réveil, elle redoute la journée à venir, il lui arrive même de penser qu’elle sera d’une lenteur atroce et dégradante qui la fera souffrir en lui imposant un tourment imaginaire pire que toutes les blessures réelles. Son corps est devenu le reflet exact de son âme. Elle contemple froidement ses mains et se souvient des ongles de sa mère qui du temps de sa splendeur passée s’attribuait des pouvoirs de guérisseuse. Elle se les lave plusieurs fois par jour, et elle se brosse les dents avec soin, de peur que sa bouche soit infectée. Elle se montre méticuleuse en tout et veille à son hygiène personnelle avec méthode comme si elle appliquait à la lettre un plan militaire, une prescription médicale, un testament. Elle entretient la maison, lave les sols et éponge les murs avec une énergie farouche. Une odeur d’eau de Javel domine et imprègne ses pensées et ses vêtements à la façon d’une obsession aseptisée. Souvent, la nuit, elle se lève pour contrôler les issues et l’état des canalisations ou vérifier que les mites n’ont pas dévoré les pulls et les couvertures dans les armoires. Il lui arrive de s’installer à bord de la voiture garée dans le sous-sol et de s’y endormir profondément, lovée sur la banquette arrière, après avoir inspecté pour la énième fois le contenu de la boîte à gants. Elle ne s’éloigne pas de la maison, redoutant qu’un intrus en prenne possession ou pille ses réserves de nourriture pendant son absence. Elle est toujours sur ses gardes et lutte contre sa naturelle propension à rechercher le confort et à se satisfaire de sa tranquillité. Elle ne doit jamais se sentir en sécurité ni se laisser aller à la rêverie, même lorsque la maison est verrouillée. Elle va à la cuisine et plante les dents dans des épluchures de pomme de terre en regardant ses pieds sur le carrelage. Elle monte à l’étage, visite les chambres, inspecte les penderies, toujours vigilante et attentive. Elle enregistre ses impressions avec prudence, se forçant à respirer régulièrement pour diminuer les battements de son cœur. Les livres glissent de ses mains, elle se contente d’en lire les titres sur les tranches. De temps à autre, elle consulte un dictionnaire, pour exercer sa mémoire autant que pour s’assurer qu’elle pourrait entretenir une conversation sensée et cohérente. Elle connaît par cœur, à force de les avoir lues et relues, les définitions des mots pandémie, grippe aviaire, virus, bactérie. Elle a appris à maîtriser son imagination, et elle lit l’avenir dans les écailles de peinture de la salle de bains. Le téléphone ne sonne jamais, il arrive qu’elle compose un numéro au hasard. Un jour, une voix rauque a répondu, la voix d’une femme qui n’avait pas dormi ou qui n’avait pas parlé depuis plusieurs jours, une femme qui était déprimée ou enfermée quelque part. Elle chuchotait des phrases confuses comme si elle voulait échapper à la surveillance de quelqu’un situé dans une pièce à côté. Elle parlait d’un cachot où tout était noir et sale et où elle se morfondait en attendant qu’on lui fasse subir toute sorte de sévices. Elle la supplia de venir la chercher, de ne pas la laisser seule plus longtemps. Sans avoir émis de réponse, elle a raccroché puis débranché le téléphone. Où qu’elle aille, elle transporte avec elle une petite radio portative à génératrice incorporée. Lorsqu’elle ne supporte plus d’entendre les déclarations officielles trouées de sous-entendus et de faux-semblants qui sifflent à ses oreilles comme des balles perdues, elle règle la radio sur des stations étrangères dont le débit monotone et incompréhensible, entrecoupé de crachotements et de friture, la berce et lui rappelle ses voyages de nuit en voiture pendant l’enfance. Elle ne se sépare jamais de son couteau suisse. Lorsque le souvenir de la peau lui revient, elle ne peut résister à l’attrait de se maquiller et de s’apprêter, après s’être immergée dans un bain brûlant, au mépris de ses habitudes et de l’esprit d’économie qui commande ses actes. Elle se poste à la fenêtre de sa chambre et scrute l’univers comme elle le ferait à travers l’œilleton d’un microscope ou depuis la lanterne d’un phare dressé au milieu de l’océan, parmi les récifs, à dix mille lieues du continent. Elle a commencé à rédiger un journal, puis, se lassant de chercher ses mots et paralysée à l’idée que n’importe quel inconnu pourrait le découvrir après sa mort et s’empresser de le faire publier, elle a dessiné les plans d’une forteresse imprenable. Elle dort à l’étage, fenêtre ouverte pour entendre les bruits suspects, guetter la menace d’une éventuelle intrusion. Rituel pour trouver le sommeil, elle reproduit en pensée son paquetage, plusieurs fois de suite, supprimant les gestes superflus et les pensées parasites qui pourraient ralentir sa fuite. Ses rêves la transportent au cœur de la taïga. Dans la lumière crépusculaire, elle suit une route pavée et franchit la poterne d’une ville morte, envahie par la végétation sauvage. Elle avance avec précaution le long de la large rue principale, bordée des deux côtés de maisons écroulées. Elle franchit le seuil d’une maison avec appréhension. Il n’y a plus de porte. Un petit arbre s’élève dans un coin. Elle aperçoit les yeux perçants d’oiseaux de nuit qui essaient de s’envoler et se heurtent, dans leur frayeur, contre les murailles, contre elle, et s’empêtrent dans ses vêtements. Partout, c’est le même spectacle, la même désolation. Elle vérifie les dates de péremption des boîtes d’antibiotique et elle se prépare mentalement à affronter toute sorte de situations extrêmes. Elle se veut inflexible et endurante, prête à parer à tous les dangers. Elle imagine que sa main est infectée par le tétanos et qu’elle doit procéder d’urgence à sa propre amputation. Elle doit creuser une galerie souterraine pour évacuer discrètement les lieux en cas de siège. Elle réalise des armes incendiaires artisanales en puisant dans les stocks de chiffons et de carburant. Elle a coupé ses cheveux et ne porte plus que des pantalons. Elle s’inflige chaque jour un programme d’exercices physiques et s’entraîne au combat rapproché avec des ennemis imaginaires. Elle s’use les yeux à fixer la route dans la chaleur bourdonnante, croyant distinguer dans les vibrations de l’air des silhouettes longilignes et calcinées, poussées à l’exode par un vent de panique. Les avions qui passent dans le ciel sont la seule manifestation d’humanité depuis le début de son séjour. Elle imagine les pilotes dans leur cockpit, rasés de près, sentant l’eau de Cologne. Qu’un des appareils prenne feu en plein vol et aille s’écraser non loin d’ici, elle se porterait au secours du pilote et lui dispenserait les premiers soins avec l’assurance d’une infirmière expérimentée. Elle le conduirait à la maison et s’emploierait durant sa convalescence à le choyer comme un enfant, finissant par obtenir à force de cajoleries et d’antidépresseurs qu’il n’émette jamais le souhait de renouer avec sa vie passée. Elle se taillerait des chemises de nuit échancrées dans la toile de son parachute et lui confectionnerait des djellabas qui lui donneraient la distinction d’un prince arabe. Ils se barricaderaient dans la maison et feraient l’amour jusqu’à l’écœurement. Après quelques semaines, ils ne feraient plus la différence entre le jour et la nuit et ne s’exprimeraient plus que par des grognements et des bruits de gorge. Elle raffolerait du goût de son sperme et l’arroserait de son urine pour marquer son territoire. Il mourrait d’un infarctus, d’épuisement ou d’ennui, et elle l’inhumerait à la sauvette dans le jardin, se remémorant les funérailles d’un oisillon tombé de son nid en compagnie de son jeune frère lorsqu’elle était âgée d’une dizaine d’années. Le lendemain, elle aurait oublié son visage et s’empresserait de brûler ses vêtements et d’effacer toutes les traces de leur intimité comme un épisode saugrenu et malsain, imputable aux caprices incontrôlables de sa libido. Elle s’est habituée à disséquer les problèmes et à trancher dans ses doutes avec la précision chirurgicale d’un médecin légiste. Elle n’est pas lyrique, elle ne s’apitoie pas sur son sort. Elle n’a jamais pensé au suicide. Elle ne respecte pas la souffrance et elle ne sait pas quoi faire de ses souvenirs. Elle a quitté ou bien elle a été quittée par un homme juste, cruel ou misérable. Il la battait, la comblait de cadeaux et lui enseignait chaque jour une nouvelle méthode contraceptive. Elle acceptait tout de lui, ses reproches, ses humiliations, ses pénétrations intempestives, avec la résignation parfaite d’une sainte ou d’une alcoolique. Une nuit, elle entendit des coups frappés à la porte. Après avoir attendu un long moment dans l’espoir qu’on crût la maison abandonnée, elle finit par ouvrir la porte, armée d’une bouteille en verre qu’elle tenait par le goulot. Elle découvrit une jeune femme qui la regardait avec curiosité : « Je suis Alma. » Elle avait des ecchymoses sur le visage et des mèches de cheveux barraient son front en sueur. Elle était plus jeune et plus frêle qu’elle, et semblait contenir une énergie désespérée prête à déborder au moindre signal d’alarme. Il y avait quelque chose d’instable dans son visage, une dureté de diamant, une détermination inculte. Debout dans la cuisine, elle raconta qu’elle était infirmière et qu’elle avait eu un accident de la route. Un homme conduisait la voiture, mort sur le coup. En s’extirpant du véhicule, elle avait vu du sang sur son front, sur ses tempes, et les mains de l’homme étaient toujours agrippées au volant. Elle avait erré dans la campagne, appelé à l’aide, frappé aux portes des maisons sans recevoir de réponse. Elle avait enjambé des fossés et des fils barbelés. Elle avait perdu une de ses chaussures, sans se retourner pour la rechercher. Elle avait traversé une zone forestière et continué tout droit après un croisement. Elle n’avait pas eu peur, seulement redouté qu’on lui demande de rendre compte de sa présence sur la route nocturne. Elle accepta d’occuper la chambre du rez-de-chaussée, après avoir mangé un steak haché surgelé accompagné d’une ration de petits pois réchauffés au micro-ondes. Elle dormit et resta enfermée dans sa chambre le lendemain. Les jours qui suivirent son arrivée, il se mit à pleuvoir sans discontinuer. Les deux femmes ne quittèrent pas la maison, silencieuses et désœuvrées, s’observant à la dérobée. Partout ailleurs dans le monde, l’épidémie pouvait faire rage, semant l’anarchie et décimant la population à la vitesse d’un cheval au galop, elles vivaient dans une bulle protégée, isolées du virus par les sillons que dessinait la pluie sur les vitres. Alma parlait peu, les traces de contusions s’effacèrent de son visage comme sous l’effet d’un baume magique ou d’un révélateur photographique qui fit apparaître l’insolente jeunesse de ses traits. Elle répondait avec réticence aux questions les plus banales, opposant une fin de non-recevoir aux timides tentatives d’approche de sa compagne qui cherchait à se rendre aimable par tous les moyens. Bien qu’il n’y eût aucun trait de ressemblance entre Alma et lui, son frère reparut dans sa mémoire, trop jeune, trop frêle, trop juvénile. Elle trouva juste et nécessaire, des années après, qu’il mourût à dix-neuf ans d’une leucémie aiguë, soumis durant les dernières semaines de sa maladie à des soins intensifs qui l’éloignèrent définitivement de sa vie. Alma, quant à elle, était forte et obstinée, superficielle et audacieuse. Elle ne se livrait pas et compensait un déficit auditif en lisant sur les lèvres. Ses phrases étaient rêches, débitées comme des planches de bois tout droit sorties de l’usine. Il lui arrivait de mentir en toute innocence, sans doute par une habitude contractée dans l’enfance, et elle n’agissait qu’en vue de son intérêt, sans se laisser attendrir par les prudentes marques d’attention que lui attirait sa beauté. Elle était intraitable, elle exerçait une attirance un peu brutale, et son regard semblait annihiler les raisonnements faits en sa présence. Elle n’était pas prévenante, mais elle donna tout de suite l’impression d’avoir toujours vécu ici. Habituée aux pensionnats, elle ne s’étonnait pas de trouver du linge propre sur son lit et se désintéressait de savoir combien de temps elle pourrait rester dans une pièce sans rien faire. Elle ne prenait jamais part à la préparation des repas et tenait sa fourchette fermement dans son poing. Le vin ne la rendait pas ivre. Un jour, un chien errant tenta de l’approcher : elle lança une pierre dans sa direction et l’atteignit à l’œil, et à ce moment-là elle ne put réprimer un sourire de satisfaction. Elle faisait preuve d’une intelligence technique redoutable et ne supportait pas de voir un objet hors d’usage. Elle démontait et remontait les appareils électriques avec une facilité déconcertante, et elle s’enferma tout un après-midi au sous-sol pour réparer un siège cassé. Certains soirs, la lumière restait allumée dans sa chambre jusque tard dans la nuit. Elle ouvrait et refermait la petite boîte à musique rouge laquée sur la commode et finissait par monter à l’étage, exaspérée par l’ennui. Je n’arrive pas à dormir, disait-elle en poussant brutalement la porte, une ride de méchanceté creusée au milieu du front. Elle s’asseyait sur le bord du lit sans rien dire, et les deux femmes entamaient une partie de cartes qui se poursuivait jusqu’au milieu de la nuit. Parfois, elles s’endormaient dans les bras l’une de l’autre. Dès que le beau temps fut de retour, Alma enfila un maillot de bain et passa le plus clair de ses journées étendue sur une chaise longue dans le jardin. Sa peau brunit, elle parut plus petite. Elle souriait rarement et comme par inadvertance, et ne jugeait pas utile de dire un mot en débarquant chaque matin dans la cuisine pour se servir une tasse de café. Elle marchait pieds nus, et négligeait de se laver pendant plusieurs jours de suite. Son corps exhalait l’odeur douceâtre d’eau de rivière. Un jour que le ciel était gris, elle émit le souhait de partir. Ce devait être le début de l’automne, la chaleur était moins intense et la campagne commençait à se colorer de rouge et de jaune. Après avoir fermé les issues de la maison, elles se mirent en route, munies d’une carte, d’une boussole et de quelques rations de survie. Dès qu’elles eurent perdu la maison de vue, elles se sentirent légères et insouciantes, comme surgies de nulle part, et le paysage sembla se dérouler devant elles comme une invitation à le parcourir. Elles marchèrent d’un bon pas, côte à côte, sans échanger une parole, contournèrent le village voisin en empruntant des sentiers broussailleux, puis traversèrent des champs vides. De loin en loin, elles aperçurent des bêtes qui les ignorèrent. Des fermes isolées, dont les dépendances étaient en ruine, semblaient attendre leur visite. Croyant reconnaître les lieux après deux heures de marche, Alma se hissa sur un tracteur au milieu d’un champ pour jeter un regard circulaire à l’horizon. Bien plus tard, elles trouvèrent la Volvo grise renversée dans un fossé. Le corps de l’homme avait disparu et les taches de sang avaient été nettoyées par l’eau de pluie. Elles récupèrent dans le coffre un thermos, deux torches électriques, des vêtements et une mallette de pharmacie. C’était le milieu de l’après-midi. Les nuages les entouraient et les absorbaient de tous côtés comme s’ils avaient voulu leur barrer la route. Elles reprirent leur marche, persuadées qu’elles finiraient tôt ou tard par rejoindre la côte.