VIE COMMUNE

 

Tu n’as jamais été jalouse et tu t’es montrée d’une patience à toute épreuve avec elle. Tu l’as accueillie comme une amie perdue de vue, que les années ou les circonstances ont rendue méconnaissable et décevante, sans jamais lui faire sentir tout ce qui vous éloignait l’une de l’autre. Toujours aussi tolérante que par le passé et attentive plus que jamais à préserver l’équilibre de notre couple, tu ne m’as demandé aucun compte de sa présence et nous nous sommes habitués à elle, devenue aussi indispensable à notre bonheur que la dernière station météo qui nous permet à tout moment de décommander nos promenades à la campagne et nos sorties à la mer. Tu t’es toujours abstenue de la juger et tu ne lui tiens pas rigueur de prononcer d’une façon erronée des mots de tous les jours. Tu ne méprises pas son absence de culture et son addiction à la télévision. Tu aimerais qu’elle soit plus sociable, ou du moins plus chaleureuse, mais tu ne te fais jamais faute d’être compréhensive à son égard. Son manquement à toutes les bonnes manières et son insolence ne te choquent pas davantage que les tenues légères et inadaptées aux saisons qu’elle porte. Nous avons appris ensemble à endurer ses sautes d’humeur, et la somme des minimes bouleversements et des multiples compromis que provoqua sa venue parmi nous ne mit jamais en péril la digne relation de confiance que nous sommes parvenus à bâtir au cours des années. Qu’elle fût plus jeune et même, à certains égards, plus attirante que toi ne la condamna jamais à tes yeux.

 

J’ai d’abord prétendu que je l’avais aperçue sur le bord de la route, recroquevillée comme un fœtus, mais devant le peu de crédit que tu accordas à cette première version des faits, je dus t’avouer qu’en réalité je l’avais prise en stop. Face aux questions précises que tu me posas, d’une voix blanche et comme altérée par la peur de confirmer d’obscurs soupçons, je choisis de rester dans le vague, de crainte de contaminer ton imagination par des détails superflus. À aucun moment tu n’eus la mesquinerie d’insinuer qu’elle pouvait être une des nombreuses patientes avec lesquelles j’eus la faiblesse d’entretenir par le passé de brèves liaisons, ce dont je te sus gré. Tu ne protestas pas quand je te proposai de la loger pour la nuit, et dès le lendemain tu t’offris à lui servir des œufs sur le plat au petit déjeuner. Tes larmes discrètes au moment où il fut décidé de la garder avec nous quelque temps n’entamèrent pas ma résolution, mais j’acceptai d’avoir avec toi une conversation posée et en tout point instructive, ce qui ne nous était pas arrivé depuis des lustres. Tu es émotive, de constitution délicate, et peu encline aux changements de quelque nature que ce soit, mais chaque fois que notre couple traversa une crise, tu fis preuve d’une loyauté sans faille et d’une résignation admirable, et de mon côté, je ne trahis jamais la promesse de rester à tes côtés jusqu’à la fin de mes jours. Fidèle à ton éducation et prenant sur toi, tu ne cédas jamais à la colère ni aux manœuvres de chantage, et après quelques jours tu n’émis plus d’objections ni de réserves lorsque je te suggérai de l’intégrer à notre vie comme un objet récemment acheté dont je vantai devant toi les qualités et les usages. Quoi qu’il en soit, tu ressortis transfigurée de cette épreuve et mes sentiments à ton égard prirent une tournure inattendue, mélange de respect et de mysticisme.

 

Elle révéla une soumission si parfaite que nous n’eûmes jamais à nous plaindre de son comportement. À l’exception de ses réveils tardifs et de sa fâcheuse tendance à disperser ses vêtements aux quatre coins de la maison, elle se régla dans l’ensemble si bien sur notre mode de vie que nous oubliâmes son accent étranger et ses lubies. Elle était lente, imprévisible et peu soucieuse en matière d’hygiène (du moins de notre point de vue). Bien qu’elle ne fût pas à proprement parler serviable, ni perfectionniste, elle sut se rendre utile et manifesta un certain plaisir à entretenir le jardin et à mettre la main aux menues tâches ménagères que tu eus la présence d’esprit de lui imposer, démontrant par là l’honnête et sereine confiance que tu plaçais en elle. Même si nous aurions apprécié qu’elle lise davantage et qu’elle se montre plus curieuse et plus ouverte sur le monde, nous la laissâmes libre d’occuper son temps de loisir comme elle l’entendait. Pour lui marquer notre estime, il nous arriva de la solliciter pour le choix d’un robot électrique ou d’un accessoire de décoration. Elle se montra exemplaire en présence des invités et nous eûmes la prudence d’éviter parmi nos amis ceux qui avaient eu l’indiscrétion de lui adresser la parole directement, la pressant de questions qui avaient eu le don de la mettre dans l’embarras. Nous pouvions nous louer, après plus de trente ans de vie commune, d’avoir su l’accueillir sans perturber la sage ordonnance de nos habitudes ni ébrécher notre solide attachement à certains usages en faveur dans notre milieu. Elle n’était pas vénale et il ne lui vint jamais à l’idée de nous réclamer plus que le montant que nous décidâmes de lui verser une fois par semaine à titre d’argent de poche. Les préceptes que nous tentâmes de lui inculquer, toujours orientés dans le sens de ses intérêts, ne firent aucun dommage dans sa personnalité. Point à souligner et à mettre au compte de sa bonne volonté, nous n’eûmes jamais à lui reprocher un écart de conduite. Elle ne fit pas de difficulté lorsque tu lui proposas de porter certains de tes vêtements, et de ton côté, tu ne te montras pas offensée lorsqu’elle te suggéra de raccourcir la taille de tes jupes.

 

Elle est sensible aux remarques et sait exprimer son mécontentement. Elle se montre parfois récalcitrante et vindicative, et elle accueille froidement nos compliments pour l’encourager à progresser, comme si elle se refusait à tout changement. Nous lui avons appris à se servir correctement d’une fourchette et d’un couteau, mais elle est hésitante et lente à comprendre les instructions qu’on lui donne. Le mode opératoire de certains objets semble lui échapper complètement, et elle témoigne d’incapacités insurmontables dans l’accomplissement des gestes les plus élémentaires (de notre point de vue), comme ouvrir une boîte de conserve ou lacer ses lacets. Lorsqu’elle rencontre un problème, qu’il soit d’ordre technique ou intellectuel, ses traits se contractent et son esprit se ferme à toute solution que pourrait lui offrir un minimum de réflexion. Conscients des empêchements et des obstacles divers qui limitent son activité à l’exécution de tâches routinières et ennuyeuses, nous ne lui confions aucun travail hors de sa portée. Son intelligence est médiocre, mais sa mémoire est infaillible. Elle retient par cœur les listes de courses que nous lui faisons faire et se repère aisément sur les routes de campagne qu’il nous arrive de prendre pour échapper à la grisaille des dimanches ou des jours fériés. Elle n’est pas exempte d’une certaine sournoiserie, et nous soupçonnons chez elle une propension naturelle et irrésistible au mensonge. Il est arrivé qu’elle néglige de nous rendre la monnaie au retour des courses et qu’elle se rende coupable de menus larcins sur lesquels nous préférâmes fermer les yeux, de peur qu’elle ne quitte la maison en claquant la porte. Elle n’aime pas être prise en faute et ne supporte pas les remarques. Elle n’a pas le désir d’apprendre et se contente d’une syntaxe imparfaite et d’un vocabulaire limité à l’expression sans nuance de ses besoins. Elle ne lit jamais et se contente pour toute lecture de tourner les pages des programmes de télévision. Elle se lève parfois au milieu de l’après-midi, traversant le salon, nue ou en sous-vêtements bariolés, au mépris de toute pudeur, et nous ne pouvons détacher nos yeux de son corps brun aux mensurations parfaites. Pour ménager sa susceptibilité, nous nous abstenons de prononcer son prénom de peur de le déformer, et nous nous gardons d’aborder en sa présence des sujets trop pointus ou qui nécessiteraient l’emploi de mots compliqués, dans la crainte de l’humilier ou de faire naître la rancune. Elle ne se laisse pas attendrir et semble vivre dans un perpétuel présent seulement défini par le nombre restreint de ses appétits. Son absence d’humour nous effraie un peu, mais sa vitalité sexuelle est sans limite. Incapable de prendre une initiative dans la gestion des tâches quotidiennes, elle développe une inventivité inouïe dans la recherche du plaisir. Elle est expérimentée et déterminée, et la vision de son corps nu nous donne l’impression d’être des jouets au rabais, usés. Elle a réveillé en nous des douleurs muettes et des ardeurs insoupçonnées. Son regard est impassible, nous n’avons jamais lu dans ses yeux de peur, ni d’aversion, ni de mépris, et lorsque résonne son rire, découvrant ses dents irrégulières et abîmées, nous tremblons comme de jeunes enfants pris en flagrant délit.

 

Nous avons réduit le nombre de nos sorties et négligé les travaux de réparation de la toiture, de crainte de devoir supporter la présence intempestive d’ouvriers. Elle a éteint notre goût des voyages et nous a appris à regarder le monde sans états d’âme. Grâce à elle, nous avons retrouvé le goût de vivre et avons supprimé la consommation effrénée que nous faisions d’antidépresseurs. Lorsqu’elle réclame les clefs de la voiture, généralement en fin de semaine, je n’ai pas la force de refuser, bien que je désapprouve qu’une fille de son âge sorte seule le soir en boîte de nuit. D’une certaine façon, elle nous a adoptés. Elle ne parle jamais de son passé et ne nous a jamais demandé l’autorisation d’utiliser le téléphone pour appeler un parent ou un ami. D’un tempérament solitaire et maussade, elle n’a jamais exprimé d’autre désir que celui de manger à sa faim et de pouvoir vivre en paix. Nous avons renoncé une fois pour toutes à connaître son pays d’origine, nous contentant des informations rares et le plus souvent contradictoires qu’elle a consenti à nous livrer. Elle a tout de suite eu une connaissance instinctive de nos plus obscurs désirs, et elle nous a permis de nous affranchir des préjugés et des lourdeurs que l’expérience avait forgés en nous. Lorsqu’elle tomba enceinte, tu n’eus jamais le mauvais goût d’insinuer que j’aurais pu être le père et nous dûmes faire face tous les deux à ses crises d’angoisse répétées et à ses accès de colère durant sa grossesse. Après son départ aussi brutal qu’inexpliqué, une semaine après l’accouchement, nous ne ressentîmes aucune rancœur à son égard, et nous entourâmes l’enfant des soins les plus tendres. Il t’appelle maman et te procure les joies les plus pures que l’existence t’ait jamais donné de connaître.