La conversation a repris, dans un bruit décent de fourchettes et de couteaux, et elle est devant l’assiette de rôti accompagné de pommes de terre tièdes qu’elle absorbe sans appétit. Elle n’a pas pu refuser l’invitation, quoi qu’il lui en coûte, et maintenant elle sourit à tous, poliment, indistinctement, trop lasse ou trop intimidée pour fixer un seul de ces visages, s’efforçant de cacher le sentiment de vague répugnance que ne manquent pas de faire naître l’odeur de cendres froides dans la cheminée et la vision du papier tue-mouche accroché au-dessus de la table. Consciente des regards posés sur elle, elle absorbe viande froide et pommes de terre avec cette lenteur affectée et prudente qui la caractérise. À l’instant, elle se tenait encore debout, vigilante, embarrassée et rêveuse dans sa robe de soie rouge, et dans l’attente humiliante qu’on veuille bien lui désigner sa place, elle pensait à son erreur de se trouver ici, parmi ceux qui s’étaient pourtant réjouis de sa venue. La maison est entourée de maïs, située au bord d’une route fraîchement goudronnée, sur laquelle les rares voitures passent à vive allure. De loin, la maison paraît imposante, ou du moins elle imposerait l’idée d’une certaine grandeur et d’une certaine rigueur, du fait de son isolement, mais elle ressemble de près à un vulgaire pavillon de lotissement, fait de matériaux pauvres et construit à la hâte. Elle en connaît toutes les pièces, certaines lui étant familières comme le salon, la salle de bains ou la chambre bleue à l’étage, d’autres lui étant presque inconnues, bien qu’il lui soit arrivé un jour que personne n’était là d’en avoir ouvert toutes les portes, poussée par la curiosité autant que par la secrète appréhension de découvrir qu’elle ne s’y trouvait pas seule. Elle se souvient y avoir connu au long des années toute une gamme de sentiments et d’émotions divers, de l’ennui à la jouissance, ayant tous en commun de n’avoir laissé en elle aucune trace profonde, comme si tout cela était advenu en un rêve pénible et vaguement avilissant dont elle n’aurait eu de cesse qu’elle n’en sorte. Il n’y a pas de rivière dans les environs, une boîte de nuit isolée constitue la seule attraction du coin, fréquentée par la population désœuvrée des villages voisins. On lui demande des nouvelles de ses parents, de ses frères, on la presse de questions indiscrètes, superficielles, auxquelles elle s’empresse de répondre mécaniquement, sans opposer nulle résistance, et elle mesure l’inconvenance consistant à dévoiler quelque chose d’elle dans le salon au mobilier disparate et démodé. Elle est venue par la ligne d’autocar et elle a parcouru la distance des trois kilomètres séparant la gare routière et la maison de sa belle-famille à pied sous une chaleur suffocante. On s’informe de son poids et de son asthme, familièrement, sans écouter les réponses qu’elle donne, on la complimente sur sa robe rouge échancrée, mais on s’étonne aussi avec une nuance de vertueuse indignation qu’elle n’ait pas songé à protéger ses épaules. Elle n’a pas changé et sans doute gardera-t-elle toujours son air distant, réticent. Elle a vingt-sept ans et elle est veuve. Elle enseigne l’anglais ou l’allemand dans le lycée technique d’une ville industrielle, et ses élèves, à peine plus jeunes qu’elle, la considèrent avec un mélange de respect et d’incrédulité. Enfant, il semblait qu’elle s’ennuyait tout le temps, sans jamais se plaindre de rien, se désintéressant de toute compagnie et repoussant du regard les adultes qui pensaient pouvoir l’apprivoiser en feignant d’être complices. Elle apprit à marcher assez tard, mais resta toute son enfance assise. Elle n’eut pas d’amie inséparable et n’eut jamais le goût des confidences ni de ces associations intimes et passionnées contractées durant l’adolescence. N’ayant pas treize ans, son corps était formé et elle était plus grande que la plupart des femmes, mais elle ne quittait pas sa chambre en dehors des heures des repas. Elle n’est pas amicale, et ses collègues, après avoir débattu chacun pour soi des chances qu’ils avaient de la séduire, ne l’abordent jamais sans une certaine appréhension. Elle n’a jamais eu besoin de marchander pour obtenir ce qu’elle voulait, elle n’a jamais cherché à être conciliante. Le dimanche en hiver, on peut apercevoir sa silhouette mince, noire, effilée, sur une immense plage grise, et alors sa présence sur terre semble en proie à l’érosion. Elle croise des couples de promeneurs auxquels elle ne prête aucune attention, et le visage tourné vers la mer pâle, d’un vert intense, elle ressent une forme de détresse qu’elle ne cherche pas à fuir. Elle pourrait marcher ainsi pendant des heures, pieds nus malgré le froid, sur la frange de sable humide et dur, sans ressentir le besoin de s’arrêter ; elle ne prétendrait pas savoir qui elle est ni où elle va et ne ferait pas d’effort pour donner à sa pensée des contours nets, si bien que lorsqu’on lui demanderait de décliner son identité après l’avoir interceptée à la nuit tombée sur une place de village, elle se contenterait d’un fin sourire pour toute réponse. Elle vit pourtant dans un deux-pièces au dernier étage d’une tour d’immeuble qui donne sur le port, où elle aime à rester enfermée en dehors de ses heures de cours, oisive et inattentive, le son de la radio réglé au minimum. Elle y dispose de tout ce qui est utile à sa survie et à son confort. Elle ne manque de rien et considère comme une chance et comme un luxe de mener une existence tranquille et effacée dans un cadre neutre, sans rien de superflu, où chaque objet remplit une fonction précise. Bien qu’elle n’ait jamais cherché à y laisser une empreinte particulière ou à lui donner une touche personnelle, elle ne reçoit la visite d’aucun ami, ni d’aucun proche, de crainte qu’il ne fasse subir à son environnement une variation de climat qui le rendrait tout à coup hostile ou inhabitable à ses yeux. Une fois par semaine, elle retrouve dans une chambre d’hôtel un amant de passage, marié ou célibataire, après avoir convenu avec lui au téléphone du lieu de rendez-vous et de l’heure dans une conversation brève, parfois teintée d’un humour corrosif. Elle aime être prise au dépourvu, et se plaît avant chaque rencontre à visualiser un détail de son anatomie ou un geste susceptible de lui déplaire ou de déstabiliser son désir, la plaçant à mi-chemin de l’attirance et du dégoût pour celui avec lequel elle ne partagerait en tout et pour tout qu’une heure ou deux de son existence. Depuis toujours, elle donne l’impression de ne pas faire partie intégrante du monde contemporain. Elle ne parle jamais la première, et en présence d’un inconnu qui fait preuve d’attention à son égard, elle n’énonce jamais son abattement et sa tristesse. Elle n’est pas impressionnable, mais elle ne cherche pas non plus à provoquer ou attiser l’envie, le désir ou l’admiration, mais certains matins comme aujourd’hui elle aime à s’habiller avec une certaine ostentation. Elle n’a pas d’ambition sociale et se montre imprécise en tout, qu’il s’agisse d’indiquer sa direction à un passant, d’évoquer le titre d’un film en noir et blanc ou de se rappeler ses mensurations. La chaleur, l’ennui l’alourdissent, et le sentiment de son inaptitude à comprendre ce qu’on attend d’elle l’épuise. Les regards obliques la jaugent toujours, à l’affût d’une réaction de sa part. Le rythme des questions s’est relâché et, sous le coup de l’impatience et de la déception, les traits semblent se durcir et se figer dans une attitude d’incompréhension. On la voudrait plus loquace, plus intensément présente. Toute fraîcheur semble s’être retirée de son visage pâle et soucieux, et elle se retrouve sans volonté, comme dans un rêve pénible, interminable et vaguement avilissant. Elle voit bien qu’elle devrait se montrer plus expressive, ou plus sentimentale. En vain elle cherche à convoquer un souvenir et à annexer ce souvenir à la lumière et à l’humeur du moment, mais la peur d’exhiber ses émotions bride toute tentative de se montrer sincère. Elle ne se retourne jamais sur son passé, et ses rêves sont sans attrait. Profitant du répit soudain des conversations au moment de servir le dessert, une voix l’interpelle. Cela ne devait-il pas se produire à l’instant précis où elle se sentirait sur le point de succomber à la fatigue, réalisant combien elle se sent étrangère ici ? Il parle avec lenteur et comme péniblement, d’une voix grêle, et cette lenteur est insupportable car elle l’oblige à s’imprégner de chaque mot avant de saisir le sens des phrases qui cherchent à l’atteindre. Cette lenteur est exaspérante et pourrait l’anéantir sur place, mais son attention est heureusement détournée par les mains de son voisin de droite, et à cause de ces mains, elle ne trouve en elle nul motif d’être affectée par les paroles qu’elle entend. Ces mains étroites et longues, les mains toujours en activité d’un adolescent dont elle ne cherche pas à rencontrer le visage, tapotent sur la table, jouant avec la lame étincelante d’un couteau en argent qu’il s’entend à faire tourner au-dessus de la nappe, et elle, elle ne peut leur refuser son attention, condamnée à les regarder avec une sorte de ferveur ou de détresse exaltée. Ce sont les mains inlassables et finement dessinées d’un garçon faible, inconséquent, des mains précises pourtant, expertes pour le jeu et nullement faites pour travailler ou manier des outils. Ces mains lui font concevoir une affection excessive, anxieuse, douloureuse vis-à-vis de celui qui les meut si agilement, presque maladivement, comme si elles ne faisaient pas vraiment partie de son corps et qu’il avait pour seule initiative de suivre leur danse. Face à ces mains fébriles et ardentes, elle ressent une nostalgie brutale, inassouvissable. Où peut-il bien être en ce moment, celui qui aurait dû se trouver à ses côtés, visible et volubile, enjoué et discrètement conciliant, travaillant à ce que tous puissent se sentir contents un jour comme celui-là ? se demande-t-elle, enfiévrée de chaleur et de soif. Il est mort d’un arrêt du cœur et elle n’a jamais éprouvé pour lui qu’une attirance muette, peu démonstrative, que d’aucuns pourraient juger délibérément austère. Ces mains l’empêchent de se concentrer sur les paroles de son interlocuteur, comme si elles captivaient tout ce qu’il y avait en elle d’intelligence et de compréhension, ces mains enivrantes et inlassables la rendent comme aveugle et sourde, inintelligente à elle-même. Que deviendrait-elle si elle se transformait subitement en cette lame de couteau, démunie de toute volonté et de tout pouvoir, réduite à tournoyer et danser entre ces doigts agiles aux petits mouvements secs et contrôlés à la manière d’une petite écuyère ? Que m’arriverait-il, si je cessais d’être moi-même pour devenir ce couteau agile dans les mains du jeune homme ? Elle se revoit enfermée dans une cabine téléphonique pour cacher ses larmes, le corps plié en deux par la douleur qui lui vrille le ventre, comme si une excavatrice s’était mise à forer en elle. Elle se revoit alitée, recroquevillée sur elle-même, les cheveux sales. Elle se revoit dans différentes attitudes, la plupart dénotant l’impossibilité pour elle d’atteindre la réalité par les gestes que tous exécutent si naturellement depuis l’aube des temps. Elle aurait aussi bien pu rester fœtus ou enfermée dans son propre poing. Elle aurait pu se transformer en cadavre si l’image de son corps amaigri dans le miroir ne l’avait pas fait vomir. Elle est vivante et attentive, et sa mémoire n’est entachée d’aucune faute. Elle se sait indivisible et précieuse, et les souvenirs s’inventent et se défont dans son esprit à la vitesse du vent qui s’est levé en fin d’après-midi. Elle voit sa vie comme un bloc qui refuse de se laisser entamer par le regret. La conversation s’est éteinte d’elle-même, et les mains ont cessé de remuer, répondant à quelque signal mystérieux. Elles reposent, désormais abandonnées et fragiles, paume en l’air. Il était trop tard pour retourner chez elle en autocar, et maintenant qu’il fait nuit et que la maison est plongée dans le silence et dans la paix, elle est allongée dans un grand lit, nue et claire dans l’obscurité d’une chambre qui a été préparée à son intention, et elle croit discerner le bruissement du vent dans les maïs.